1 - La
substantification du symbolique
Les têtes
savantes, mais craintives d'autrefois n'étaient pas à l'abri des miracles
et des prodiges rassurants ou terrifiants des chrétiens. Amerbach, grand
juriste bâlois, demandait à Erasme, réfugié à Fribourg, ce qu'il devait
faire face à un double danger: d'un côté, le conseil municipal de la ville
lui demandait de se prononcer clairement sur le prodige eucharistique.
Mais, comment pouvait-il seulement imaginer de réfuter les paroles
stupéfactoires du Christ? Le fils de Dieu n'avait-il pas expressément
déclaré que le pain du boulanger qu'il avalait sous les yeux de ses
disciples médusés était sa chair toute crue et que le vin qu'il versait
dans sa coupe était son vrai sang? Pouvait-il traiter le Nazaréen de
sorcier capable de métamorphoser un aliment et une boisson en deux
substances répugnantes à consommer? Mais courir l'autre danger était non
moins effrayant: avait-il l'étoffe de mourir en martyre d'une déglutination
et d'une mastication aussi pieuses que trompeuses?
Si le
conseil municipal de Bâle s'était montré aussi ignorant des ressorts
anthropologiques des cultes et des rouages zoologiques du sacré que notre
laïcité ignore les rouages des fous d'Allah et de Jahvé; si les Bâlois
avaient accusé Amerbach "d'association de malfaiteurs en bandes
organisées" pour avoir prêché l'anthropophagie et le vampirisme, quel
jugement porterions-nous, en ce début du IIIe millénaire sur la cervelle
des protestants de 1522, qui, deux siècles avant Voltaire et sans rien
connaître de plus que les propositions conciliantes de Luther affichées en
1517 sur les portes de l'église de Wittemberg et le gentil Eloge de
la folie d'Erasme, publié en 1511, rejetaient néanmoins les voraces
du christianisme romain? Comment se faisait-il que les Bâlois avaient gardé
la tête sur les épaules au point de savoir que le vrai sang de la foi ou de
la pensée rationnelle n'est pas celui qui coule sur l'étal des bouchers ou
sur les champs de bataille? Se souvenaient-ils seulement de ce que la vraie
chair de Socrate n'était pas celle que Criton voyait porter en terre et
dont le philosophe disait qu'elle était une "abeille emportant son
miel" et que ce miel-là ne cesserait de faire "bouillonner"
le monde?
Mais,
encore de nos jours, un humanisme privé de toute métazoologie capable de
peser le divin et le carnivore sur les balances d'une
anthropologie du spirituel se révèle indigne d'arbitrer le dialogue
embarrassé des religions avec le symbolique d'un côté et avec le réel, de
l'autre. Car une civilisation privée de toute philosophie de l'esprit ne
saurait se soustraire, toute honte bue, à son devoir le plus impérieux,
celui d'apprendre à lire l'histoire des têtes post-zoologiques, à la
lumière d'un décryptage métazoologique, lui aussi, de la vraie chair
et du vrai sang de Socrate, parce que le protestantisme américain
tente, en toute hâte, de rendre eucharistique, donc physique, le pain d'une
Liberté qui n'arme jamais, hélas, que son glaive et sa puissance. La
question de 1522 a donc débarqué dans l'histoire, puis dans la géopolitique
et dans une métazoologie mondiale, et cela à la manière dont l'abeille avait
débarqué dans la philosophie du "connais-toi" deux millénaires
auparavant.
Qu'est-ce à
dire? Primo, que, dès le paléolithique, la parole simiohumaine a
scellé une alliance politique, religieuse et physique avec des
métaphores substantifiées; et secundo, que, de son côté, cette
figure de style renvoie la métazoologie des images au grec sum-ballein,
jeter ensemble. Que "jeter ensemble", sinon
l'alliance du signe avec la chose et de l'effigie avec la personne? Si nous
ne décryptons pas la religion avec des yeux d'anthropologues des symboles,
donc de méta-zoologues du langage métaphorique des religions prises inter
sacrum et saxum - "entre le couteau et l'autel",
jamais nous ne verrons le fétichisme, le totémisme et le ritualisme guetter
la bête en quête d'une parole qu'elle substantifiera à tort et à travers;
et surtout, jamais nous ne verrons la vraie chair et le vrai sang
d'une Europe et d'une France vassalisées par leur ensorceleur d'au-delà des
mers.
De quel
pain rassis nous sommes-nous rassasiés, de quel vin d'une Europe sans voix
nous sommes-nous désaltérés? Quand, sur l'ordre du dieu de chair qui nous
pilote et nous montre notre proie et la sienne d'un doigt vengeur, nous
nous sommes rués en aveugles sur la Russie de Tolstoï et de Dostoïevski,
nous n'avons pas perdu un seul arpent de notre riche terre d'ici-bas, et
notre vin de Bordeaux, de Bourgogne ou d'Anjou ont continué de couler en
abondance de nos coupes dans nos gosiers.
Mais en
sommes-nous enrichis ou appauvris? Depuis lors, le vrai vin de la France
nous reste dans la gorge. Qui dirait que le vrai sang de la France se
trouverait dans des fûts de bois? La politique et l'histoire véritables de
la France, ce sont sa vraie chair et son vrai sang qui nous les racontent -
et nous ne mangerons plus cette chair-là et nous ne boirons plus ce sang-là
aussi longtemps qu'un faux Dieu ignorant des vignobles de là-haut nous
commandera nos semailles. Quel étrange animal que celui dont le verbe exister
tronçonne la chair et l'esprit entre la bête et la métaphore
2 - De quel côté la réalité du monde penche-t-elle ?
De siècle
en siècle, la vraie France se révèle le pontonnier du symbolique, de siècle
en siècle, la vraie France raconte une géographie de l'esprit, de siècle en
siècle, la vraie France se veut un signal cloué sur la potence du monde.
Qu'est-ce que le pain et le vin de la mort et de la résurrection de la
France? Puisse cette abeille apporter son miel aux vassaux de l'Amérique
d'aujourd'hui, puisse une laïcité approfondie introduire la question de
l'abeille socratique dans l'humanisme mondial et dans la pensée politique.
Car une
République privée de regard sur sa chair et sur son sang spirituel se ruera
dans l'obscurantisme que sa servitude ne cessera de secréter sous son os
frontal. Périclès avait lu Platon et Aristote, Louis XIV, ce roi "ennemi
de la fraude" en savait sans doute davantage qu'il ne voulait le
dire quand il conseillait à Molière de ne pas "irriter les dévots".
Mais de quelle fraude était-il question? En ces temps reculés, la science
des masques sanglants du sacré était demeurée balbutiante. Il était trop
tôt pour que le Grand Siècle visitât le champ de bataille d'un chorège de
la servitude qui se servait des armes mêmes de la Liberté pour ensanglanter
le monde et le vassalisateur.
La fraude
construite sur des signes chosifiés symbolise la maladie la plus
universelle et la plus incurable de l'intelligence simiohumaine. Mais cette
substantification mortelle du vrai et du faux ne révèlera son animalité
qu'à des peseurs nouveaux de l'infirmité cérébrale qui frappe les
semi-évadés de la zoologie. Si les hommes politiques de l'Europe
domestiquée d'aujourd'hui ignorent tout du cerveau dont s'armeraient des
Etats devenus souverains, le monde tombera-t-il dans une "histoire
de fou racontée par un idiot" qu'évoquait William Shakespeare ( L'Europe, un asile
d'aliénés La modernité de l'Eloge de la folie d'Erasme , 5 décembre 2014 ) ou bien la
métaphore du ciel socratique verra-t-elle un nouvel avenir s'ouvrir à la
pesée de l'humiliation morale et cérébrale des Etats vassalisés? Car une
civilisation garrotée par la présence en armes de cinq cents garnisons
étrangères incrustées à jamais sur son sol ne connaît pas le sens
métaphorique du verbe exister: une nation en tant que telle n'est
pas un territoire , des édifices, une police, une armée, une nation en tant
que telle est une métaphore et cette métaphore n'existe que dans les cœurs
et dans les têtes.
De Ramstein
à Syracuse, un frelon charrie maintenant le mythe faussement évangélisateur
et trompeusement rédempteur de la Liberté du monde, de Ramstein à Syracuse,
un occupant en armes tient le sceptre de la sujétion de l'Europe entre ses
mains. Pourquoi cette sotériologie superstitieuse se trouve-t-elle armée
jusqu'aux dents par les faux surveillants d'une liberté verbifique, sinon
parce que tout empire baigne dans le sang d'ici-bas . Mais de quel sang
parlons-nous parmi les bouchers et les abeilles?
3 - L'Europe est-elle un symbole en perdition ?
Mais c'est
encore et toujours la seule force militaire qui charrie la parole
faussement séraphique des démocraties placées sous le sceptre vassalisateur
de leur évangile de la Liberté; et c'est encore et toujours la force armée
qui rend religieuse en sous-main la politique actuelle du concept de
Liberté pris au sens pseudo apostolique et convertisseur du terme. Aussi
longtemps que la politologie moderne s'égarera dans le langage masqué et
dédoublé d'un rêve de Liberté, la géopolitique ne quittera pas l'histoire
du sang d'ici-bas.
C'est
pourquoi seuls deux soldats de terrain - Charles de Gaulle et Jacques
Chirac - ont défié le premier empire guerrier qui soit parvenu à étendre le
règne de ses armes au monde entier, tandis que le bas et le haut clergé des
démocraties de la candeur ne font à l'Amérique que des reproches d'enfant
de chœur: on ne réfute pas dans l'abstrait un empire en expansion continue
et " naturelle " sur des champs de bataille réels, on apprend
seulement à combattre ce dinosaure l'arme au poing.
Mais si
l'on ignore sur quel champ le blé de la pensée se moissonne, on verra
quarante six pour cent de la chair et du sang de l'empire américain occuper
physiquement l'Europe du Nord au Sud et de l'Ouest à l'Est ; et le Vieux
Continent aura beau lancer des trains à grande vitesse sur tous les marchés
du monde, remporter la victoire de l'aviation commerciale sur le vieux
monopole de Boeing, qui remonte à 1945, expédier à la vitesse de mille
kilomètres à la minute la sonde Rosetta sur la comète Tchouri-Guerassimov,
réussir demain le placement de Galileo sur son orbite, prendre la tête de
la connaissance des ultimes secrets de la matière, tout cela ne sera que
vin tourné et pain sec sur les champs de bataille réels du monde, ceux des
symboles et des métaphores, qui ne sont pas des substances matérielles,
mais des drapeaux, des blasons et des signes. Une civilisation oublieuse
des équipées du pain et du vin réels - ceux des signes vivants, respirants,
incarnés - ne ferre que des sabots et ne scelle que les chevaux de son
maître.
Le
spectacle le plus hallucinant, dans la soumission d'une civilisation
européenne autrefois illustre par ses retentissantes cavalcades n'est autre
que celui d'une classe dirigeante qui persévère à se qualifier de
"classe politique", alors que l'on quitte nécessairement l'arène
réelle de l'histoire du monde, celle du symbolique, pour se livrer
seulement à un petit jardinage si l'on ne pose même pas à son pays la
question de la présence insultante des troupes étrangères et maitresses du
jeu sur le territoire qu'on habite. .
Le 27
février 2015
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