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- Le sang d'aujourd'hui
2 - Un marché de dupes
3 - Nos décalques théologiques
4 - Le retour d'Ouranos
2 - Un marché de dupes
3 - Nos décalques théologiques
4 - Le retour d'Ouranos
On
prétend que nos dieux les plus sanglants d'autrefois, mais également nos trois
monothéismes les plus récemment débarqués seraient nés de notre férocité
native; on prétend, de surcroît, que tous nos Célestes périraient d'inanition
si nous cessions un instant d'abreuver leurs autels des flots de notre
hémoglobine. On soutient, enfin, que leur triumvirat patelin nous révèlerait un
grand secret de nos encéphales: nos personnages historiques les plus réels ne
seraient pas de chair et de sang, mais figurés par nature et par définition. A
ce titre, nous aurions greffé nos effigies sur nos étals sacrés qui, en retour,
nous élèveraient du réel au symbolique, de la matière au signal, du physique au
parlant.
Ce
serait donc un Abraham déjà tout mental qui aurait substitué le sang d'un
agneau cérébralisé, abstrait et crypté à celui de son fils corporel en attente
de l'abattoir de Jahvé. Mais, pour cela, il nous aura fallu mettre la chair et
toute l'ossature d'Isaac en attente de leur trucidation délirante sur l'étal du
créateur, parce que seule l'immolation sacrificielle d'un vivant porterait sa
viande au cultuel, donc au lexical et au vocal. La religion musulmane aurait
repris à son compte cette liturgie de deux substitutions validées à front
renversé, l'une irait du physique au symbolique, l'autre du symbolique au
physique.
Mais
si le sacré de la bête biphasée est né du troc ou du commerce de sa substance
charnelle avec ses dieux, comment comprendre la fusion du réel et du figuré, du
muet et du loquace, de l'inerte et de l'animé, du mort et du vivant? Certes,
nous achèterions notre vie sur nos propitiatoires bipolaires, mais seulement en
échange de l'offrande de nos cadavres à des monstres logés dans notre cosmos de
marchands de nous-mêmes. Comment se fait-il que le salmigondis du réel et du
signe - nous l'appelons une religion - soit à la fois un marché unificateur et
un commerce de nos images d'ici bas avec celles de là-haut ? Quel casse-tête que
le vocabulaire dichotomique dont nous sommes tissés ! S'agirait-il de répondre
au besoin le plus universel dont témoignerait l'étoffe de nos cultes de type
monothéiste, le besoin de charger de puissants personnages - et d'abord un
magistrat suprême du cosmos - d'une mission politique originelle, celle de
masquer avec le plus grand soin les pactes que nous signons avec un sang à
acheter et à vendre, tellement nos meurtres religieux auraient besoin à la fois
de s'afficher et de sanctifier nos linceuls?
Le
culte que nous rendons à notre auto-immolation originelle - désormais déguisée,
sanctifiée et élevée du physique au symbolique et vice versa - comme le
précisent, du reste, fort crûment les paroles assassines que nous prononçons à
la messe - notre culte suicidaire, dis-je, dépose aux pieds du créancier du
"péché" que nous qualifions d' "originel", le
cadavre palpitant de son Fils à la fois pieusement assassiné et rentabilisé par
sa trucidation rituelle, donc valorisante. Le torturé à mort et sacralisé à ce
titre sera échangé, et payé rubis sur l'ongle à son géniteur, contre le salut
de tout le genre humain.
C'est
donc bien à tort que la religion du sang de la Croix se masque sous la
catéchèse lénifiante d'un meurtre irénique, mais payant. L'anthropologie
critique réintègre un sacré enjolivé dans une généalogie psychanalytique de
notre meurtre le plus profitable, celui qui s'enracine dans une zoologie non
encore enrubannée, donc dans l'alliance sans rubans ni dentelles de notre chair
avec une symbolique d'une mort hors de prix. Nous sommes des animaux
commerçants et notre corps est notre premier fond de commerce avec notre
acheteur principal, celui dont le compteur est au ciel. Nos dieux sont nos
acheteurs et nos créanciers, comme nous sommes leurs clients et leurs
fournisseurs. Le sacré et le signe sont nés du glissement de la bête
cérébralisée de sa tanière dans la zoologie vers une mondialisation bancaire de
son gîte et de sa carcasse - celle-ci sera sacrifiée dans les officines
rémunérées de ses cultes meurtriers.
Le
christianisme s'efforce de paraître se fonder sur l'effacement d'une tache
native et indélébile, mais précieuse, puisqu'elle sert d'alibi à un assassinat
prétendument "sauveur". C'est d'une dette colossale qu'il est censé
s'agir, et tellement titanesque que le malheureux débiteur ne saurait la
rembourser sur son propre fonds. Aussi, le Dieu généreux d'apparence, mais aux
guichets retors, est-il censé avancer spontanément et in extremis la somme
nécessaire au sauvetage de sa malheureuse créature. Mais le pauvre Adam sera
dupé par un prêt à intérêts non seulement abusif, mais falsifié d'avance et à
plaisir, dirait-on, parce que le payeur n'acquittera qu'à un taux usuraire la
dette impérieusement réclamée à sa cassette vide.
De
plus, le banquier n'est pas rieur: c'est sur un ton sévère qu'il se joue de la
crédulité et de la simplicité d'esprit de sa victime: il percevra des
dédommagements éternels, exorbitants et irréductibles. Le Créateur est un
marchand averti, il gage un fonds de commerce qui lui permettra de multiplier à
l'infini la première mise qu'il aura cautionnée: la chair impérissable et ultra
rémunératrice de son Fils permettra au roi chevronné du ciel des sacrificateurs
de gagner sans interruption et sur tous les tableaux. Les exigences de sang et
de viande que la bête des nues réclamera sans relâche des bouchers du petit
animal qu'il aura rendu insolvable d'avance recevront sans cesse satisfaction,
mais seulement en trompe-l'œil, puisque le meurtrier insatiable dispose
maintenant d'un fond de caisse du sacré imposable à perpétuité et mis à l'abri
de la banqueroute, cette épée de Damoclès suspendue sur tous les guichets de ce
monde.
Pourquoi
un marché de dupes à ce point cousu de fil blanc entre un roi des pingres et un
emprunteur aussi naïf que sans le sou? Parce que le bailleur de fonds de
l'éternité ne demeurerait pas longtemps viable - politiquement parlant - donc
branché durablement sur le sang bien réel de notre histoire et de notre
politique - donc greffé sur un meurtre tellement fécond - si nous cessions de
lui offrir une hémoglobine à la fois symbolique et réelle, celle qui obéira à
notre désir d'immortalité et qui exprimera le prix le plus rentable que nous
réclamons en secret de notre candeur insatiable.
On
voit comment nos sacrifices d'un sang réputé éternel s'enracinent, en réalité,
dans une zoologie naïve: jamais des primitifs lâchés dans un vide, un silence
et une nuit immortels n'auraient cru triompher de leurs ténèbres si celles-ci
n'avaient saigné d'un sang rendu parlant par leurs sorciers. Il y a fallu une
alliance a priori du signifiant avec la matière. Alors seulement, la bête a pu vendre
à de célestes acheteurs une ossature déjà loquace et une hémoglobine prête
d'avance à servir sous le double drapeau de la politique et de l'histoire.
Aussi
notre Concile de Trente a-t-il vigoureusement précisé la nécessité de la
présence effective de nos hématies sur les autels que nous consacrons à
glorifier nos meurtres sacrés et à chanter la sainteté censée habiter ces
molécules. L'utilité de nos piétés dûment chosifiées mettait nos pères à
l'écoute et à l'école de leur double nature: tout "vrai et réel
sacrifice", a solennellement proclamé le concile du sang tenu par nos
ancêtres, exige, en retour qu'un liquide écarlate coule en abondance et le plus
matériellement du monde, sur tous nos offertoires. Mais, dans le même temps, le
vrai et le symbolique sont censés sceller une alliance viscérale. Il nous faut
donc promouvoir notre double effigie, la provisoire et la figurée. Comment nous
raconterions-nous notre histoire batailleuse et séraphique tout ensemble si
nous détournions un seul instant nos regards des idoles que nous chargeons de
représenter notre double face sous la voûte étoilée?
Mais
si nous observons de l'extérieur l'encéphale des évadés sanglants du règne
animal, quel globe oculaire à double rétine installerons-nous loin des arpents
de Caïn et de quel oeil provisoire doterons-nous un Abel devenu un tueur pieux?
Où sont les réflecteurs qui réfléchiront l'effigie dédoublée de notre ogre
céleste, celui dont la doctrine schizoïde se gonfle de nos idéalités pseudo
séraphiques et dont nos Démocraties innocentées nous crachent le sang à la face
? Dans quelle salle obscure et devant quels spectateurs le film de notre
"histoire sainte" déroulera-t-il la pellicule de notre dichotomie
cérébrale de la manière la plus tragique, donc la plus irréfutable?
Assurément,
nos futurs anthropologues de "Dieu" ont choisi l'Europe pour ouvrir
un festival du film théologique. Ne nous sommes-nous pas rués comme un seul
homme à l'assaut du nouveau Lucifer que le dieu Liberté nous montrait
soudainement du doigt ? Ne l'avons-nous pas subitement accablé de tous les
péchés du monde, afin de mieux servir un Dieu de Wall Street qui lorgnait
depuis longtemps et avec quelle impatience le territoire qui s'étend entre
l'Océan et le Caucase et qui échappait à son empire? La théologie sanglante
d'aujourd'hui est celle de l'hémoglobine du Dieu Liberté. Nous ne sommes
plus que les instruments passifs des hématies conquérantes du ciel de la Démocratie
mondiale. Mais l'homme d'Etat moderne peut-il demeurer un civilisateur de haut
vol si sa poltronnerie cérébrale le conduit à renoncer au décryptage
anthropologique et métazoologique de nos sacrifices les plus meurtriers, ceux
dont s'abreuve l'histoire théologisée du simianthrope?
En
vérité la politique moderne ne saurait ni perpétuer l'alliance de nos
démocraties de l'espérance avec les progrès de notre morale internationale, ni
demeurer sur le chemin tracé par nos pauvres sciences humaines si les hommes
d'Etat de notre temps renonçaient à se poser la question la plus décisive que
soulève la simiohumanité religieuse d'Adam, celle de savoir comment une espèce
supposée non seulement pensante, mais appelée à donner rendez-vous à sa
cervelle de demain, comment une telle espèce, dis-je, pilote en retour la
rétine des chefs successifs du cosmos qu'elle se donne en décalque. .
Observons
donc à la jumelle les traits originels du dieu Démocratie et de
l'effigie de son Saint Esprit - il l'appelle la Liberté - et comparons
les apanages respectifs de ces deux personnages avec le fonctionnement
politique de nos trois monothéismes. Quelle surprise de découvrir que la
politique américaine des sacrifices illustre la même ubiquité cultuelle et
politique confondues et la même puissance de son glaive et de sa sotériologie
verbifique que le dieu sanglé et auréolé de la Genèse! Qu'en est-il de la roue
des sacrifices que le Créateur de nos ancêtres faisait tourner sur la meule du
petit cosmos de Ptolémée? Le mythe le plus moderne, celui de la Liberté
démocratique mondiale serait-il construit sur le mécanisme inchangé du sacré le
plus ancien?
On
voit que la métazoologie des dieux observe le système théologique qui régit des
animaux cérébralisés et lexicalisés à l'école de leurs cultes. Cette discipline
se demande, en tout premier lieu, pourquoi la bête a traîné la patte pendant
des millénaires pour ne se forger, en bout de course, qu'un souverain à la fois
plus érémitique et plus vaporisé que le Zeus des Grecs. Car le dieu Démocratie
s'est construit sur le modèle des goinfreries d'Ouranos le glouton, qui
dévorait sans relâche et à la queue leu leu ses fils bien saignants.
L'indifférence
si longtemps inlassable dont le grand sacrificateur des chrétiens a témoigné
pendant des millénaires à l'égard d'une créature aussi microscopique que
dégoulinante de sang deviendrait de plus en plus énigmatique dans le vide du
cosmos si, par bonheur, la métazoologie contemporaine n'était parvenue à faire
connaître à des pucerons immolés jour après jour le détail des prérogatives
sacrificielles que leur tyran céleste exerce à l'égard de leur chair et de leur
sang sur la terre.
Sachez,
bonnes gens, que le dieu Ouranos est ressuscité, sachez qu'il a emprunté les
vêtements du géant américain, sachez qu'il tue ses enfants et les dévore sur
ses autels de la Liberté, sachez que la Démocratie universelle a
fait de l'Histoire son estomac géant et qu'elle ne se débarrassera d'Ouranos
que si vous lui donnez une pierre énorme à déglutir: l'Europe.
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