"Le 10 mai 1981 ou la loi du balancier. Il ne reste qu’un album de souvenirs un peu fanés du Panthéon et de la Bastille ou une mythologie noire : début d’un déclin français, fin de l’espérance politique, mort des alternatives. A gauche, à force d’inventaires on a vendu le fonds. A droite, la succession des échecs s’abrite derrière la vindicte contre des boucs émissaires commodes.

Ce jalon de notre histoire commun mérite d’être réhabilité : c’est la conjonction rare de la nécessité de l’alternance et de la possibilité d’une alternative.

Une alternative devenue nécessaire avant tout par l’épuisement d’une certaine politique, par l’assèchement des hommes et de la génération qui la menaient, et par l’enfermement d’un pouvoir sans imagination.

C’est une alternance plus improvisée qu’on ne l’a dit. Après la bataille électorale perdue de 1978 et l’échec du programme commun, l’électorat de gauche est désabusé – la candidature de Coluche en témoigne. L’union de la gauche ne se reforme qu’au hasard d’un succès rendu soudain possible par la faiblesse historique du candidat communiste et par les divisions de la droite.

Alternance décevante également, car la trop longue attente a conduit aux ambiguïtés, à la constitution d’un système clanique et courtisan autour d’hommes parfois peu préparés à assumer les responsabilités du pouvoir.

Mais surtout, c’est une alternative qui est devenue soudain possible pour faire revenir tous ceux qui se sentaient en dehors du jeu politique, qui n’avaient pas voix au chapitre, qui étaient frappés par la fin des Trente Glorieuses. Une alternative inscrite en outre dans un renouveau européen né de la révolution des Oeillets et de la transition démocratique espagnole.

A force de répéter qu’il n’y a pas d’alternative à la rigueur du gouvernement Barre et de se défier d’une jeunesse identifiée aux casseurs, le pouvoir suscite l’appel rimbaldien à "changer la vie". Par la révolution pacifique des urnes, la société prend sa revanche et déploie sa force comme un ressort longtemps comprimé. La loi du balancier s’impose, suscitant l’espoir puis la désillusion à chaque présidentielle.

Cependant, le 10 mai 1981 reste un surgissement plus qu’un renouveau : les nationalisations massives, la libéralisation de la société et des médias, la décentralisation perdent rapidement de leur élan et, dès le tournant de la rigueur de 1983, le "moment 1981" est passé.

L’alternative avait en partie été anticipée d’ailleurs. Des brèches avaient été ouvertes et des voies tracées par les initiatives de Jacques Chaban-Delmas ou le volontarisme de Jacques Chirac au sein même de la majorité.

Cette réelle rupture éclaire aujourd’hui les risques d’une rupture en trompe-l’oeil.

Il y a toujours danger à laisser s’accumuler, invisibles et tues, les frustrations. Il ne suffit pas de faire les questions et les réponses et d’avoir tous les pouvoirs, de contrôler le législatif, de cannibaliser l’exécutif, de mettre au pas le judiciaire et de tenter de domestiquer les médias. C’est préparer la rudesse de nouvelles alternances et lancer plus loin le balancier.

Une politique d’équilibre, moderne et ouverte sur la nation, s’efforce de construire les alternatives et une ouverture pérenne, qui n’est faite ni de débauchages, ni de faux débats.

Il est des moments où l’aventure même devient nécessité. Dans un pays muré de certitudes, l’Histoire rentre par la fenêtre."

Source: Dominique de Villepin dans L'Express daté du 24 décembre 2009