Hallucinant ou grotesque? Fabuleux ou comique? Titanesque
ou puéril? Si une phalange d'historiens découvrait que la science du passé
est réflexive ou n'est pas et que la politique est l'axe d'une raison qui
donne son sens au tumulte des événements, cette légion de méditants
tomberait dans la stupéfaction au spectacle de l'Europe de ce mois de
septembre 2015. Car un afflux d'immigrants a rappelé aux interprètes de la
mémoire des nations que les civilisations périssent en tenue de sœurs de
charité et auréolées de sainteté diocésaine.
Mais nos méditants de Clio n'imagineraient pas que
cette invasion de malheureux ferait encore davantage oublier aux Etats et à
leur classe dirigeante la présence de cinq cents bases militaires
américaines sur le sol du Vieux Monde, encore davantage oublier aux
gouvernements que les forces militaires des nations vassalisées se trouvent
placées sous la poigne de fer d'un général américain, encore davantage
oublier que le traité de Lisbonne a inscrit la présence perpétuelle des
armées du Nouveau Monde sur le continent de Copernic, encore davantage
oublier qu'un traité dit de libre échange entre le tigre et le mouton,
condamne les cent vingt-neuf membres du Conseil des Anciens d'Allemagne (Altesraat)
à ne prendre connaissance du contenu secret de ce traité que dans une salle
de lecture de l'Ambassade des Etats-Unis à Berlin - mais tous les élus des
peuples dits démocratiques de l'Europe demeurent frappés par le lion
américain de l'interdiction de prendre connaissance du contenu du traité
placé sous ses mâchoires.
Mme Merkel a redoré le blason et la denture de la
moralité allemande à faire honte à l'Europe, non point de sa vassalité sous
les crocs de son maître, mais de refuser les quotas de la charité à tous
les miséreux du monde. Le chemin de l'abîme éclaire son propre tracé: demain
nous demanderons à feu mère Thérésa de nous préciser la ligne de
démarcation entre nos piétés et les impératifs de la politique.
Mais si nous n'avons pas de regard sur la gueule
du roi de la jungle, dont les crocs déchirent nos dentelles, raison de
plus, pour l'anthropologie d'une agonie d'approfondir de semaine en
semaine, la connaissance scientifique du trépas de la raison politique.
1 - Qu'est-ce qu'une langue décadente?
Il y a plus
de deux siècles, un dénommé Wolfgang Goethe, alors souverain incontesté de
la langue de Siegfried - son prénom contractait deux substantifs et
signifie la paix du vainqueur - décidait, motu proprio, de
retirer de sa patrie le verbe spazieren, qui remontait à plusieurs
siècles dans tous les gosiersv et de le remplacer séance tenante par le
verbe français promenieren. Mais, transplanté de force sur une terre
pourtant hospitalière, ce malheureux verbe cessait de fleurer bon la
paysannerie du cru, mais demeurait obstinément cadencé à l'allemande.
De nos
jours, les descendants d'Arioviste disent, écrivent, mais rythment à
l'école de leurs anciens reagieren, initieren, discutieren, reussiren,
hissieren (hisser), konstatieren, chassieren, attakieren,
marchieren, etablieren, statuiren, torpedieren, etc. etc. Mais on a
beau plaquer dare dare une langue sur une autre, elle change seulement de
vêtements, non de peau; et les corps gardent leur glotte originelle sous
les affûtiaux d'origine étrangère qui déguisent, falsifient ou estropient
leur balancement atavique. Le franco-allemand compte des milliers de
verbes, de substantifs et d'adjectifs rendus apatrides, mais obstinément
musicalisés à l'école d'une patrie égarée en chemin.
Pourquoi la
Germanie sénescente du XVIIIe siècle a-t-elle soudainement jeté par-dessus
bord les mots qu'elle avait appris à prononcer dans les langes et qui
paraissaient gravés dans les neurones d'un vieux peuple? Pourquoi les
guerriers vociférants qui avaient piégé les légions de Varus ont-ils été
remplacés au pied levé et à la pelle par des mots réputés plus civilisés?
Les tympans des vieilles nations seraient-ils à jeter aux orties?
Nenni, si
les classes dirigeantes et les élites cultivées se trouvent de plus en plus
en porte-à-faux entre les phonèmes usés par une audition multiséculaire et
un prêt-à-porter contrefait et volage, la cause en est l'embarras des gens
instruits, qui se trouvent de plus en plus coincés entre les tonalités du
champêtre coutumier et le chic savant; et les malheureux spécialistes d'un
savoir se voient de plus en plus pris en étau entre le fumier des étables
et un universel dentelé, mais de confection. Encore faut-il que la haute
couture d'un voisin sommital se soit rendue illustre depuis longtemps,
tandis que, de votre côté, vous venez tout juste de quitter vos basses
cours. Vous vous décrottez à dire subitement inacceptabel, partout,
charmant. Mais que valent les feux de vos jeunes rutilances? Après un
long séjour à Nice, même Nietzsche se met un instant dans le vent
- et plusieurs pages horrifiques d'une prose outrageusement francisée vous
font dresser les cheveux sur la tête.
2 - Quelques pas vers la solution de l'énigme
Les langues
inscrivent leur vocabulaire sur deux registres notariaux; le premier égrène
des vocables ataviques et ruraux, parce qu'ils sont devenus les nôtres
depuis belle lurette et qu'ils ont marqué au jour le jour notre état-civil
langagier du sceau de nos arpents. La seconde de nos nomenclatures verbales
fait marcher une langue désolidarisée de nos berceaux, mais également de
tout le quotidien. Un auteur ambitieux de conquérir une place universalisée
dans une République des Lettres de partout et de nulle part entend se
donner un logis enfin sonorisé en altitude et à l'échelle de tout le globe
terrestre.
Mais
comment se rendre inexpulsable d'un idiome si les langues qui ont perdu
leur écurie ne se laissent plus féconder par leur terreau? Si un Horace, un
Virgile et même un Properce étaient nés du terroir au Moyen-Age, leur
langue natale ne se serait plus trouvée en mesure de féconder leur semence
originelle. La langue allemande se meurt en tant que langue de culture, car
jamais un personnage universel ne se rendra convaincant ni en jargon des
archives, ni en franco-allemand artificiel. On l'a vu quand Gunther Grass,
prix Nobel de littérature, a publié en gallo germanique un poème sur Gaza.
Un chef-d'œuvre a besoin de racines vocales . La décadence politique des
intelligences vous laisse sans voix.
La mort de
Rome ne se chante ni sur le mode homérique, ni en patois. C'est que la
mémoire en quête d'éternité des évadés des forêts a besoin de humer un
parfum d'immortalité au contact de son ubiquité. En remplaçant Spaziergang
par le vocable plus répandu, mais déjà devenu anosmique, de promenade,
Goethe a multiplié des Places de la promenade - des Promenadeplätzes
- et les a donné à flairer jusque dans les villages les plus reculés de sa
Germanie natale. Pensait-il que les poumons de sa patrie changeraient de
nature et de rang à seulement quitter l'écorce rugueuse des provinces?
Deviendrait-il possible de hissieren (hisser) à si peu de frais la
plume de Wolfgang - ce qui signifie l'allure du loup - sur le
doubletrône d'un souverain sans rival de l'écriture allemande et d'un guide
infaillible du génie littéraire de l'humanité tout entière? Mais si seuls
les chefs-d'œuvre de la littérature mondiale vous installent dans votre
véritable patrie, quelles seront les montagnes et les plaines d'un Eldorado
mental rendu allogène au sacre de l'ascensionnel par la mort des patries?
N'a-t-on pas accusé de "nationalisme", donc d'indécence
politique, les peuples qui refusaient de s'engager dans la croisade de
Washington contre une Russie censée coupable d'hérésie, donc de trahison
doctrinale de l'orthodoxie démocratique et de son édifice conceptuel?
3 - Qu'est-ce que le " naturel "
d'une langue ?
Une langue
déterritorialisée par le Nouveau Monde et qui s'est subitement acheté une
garde-robe de confection, une langue qui rêve seulement de remplacer ses
défroques locales par des dorures d'importation, une telle langue
n'acquerra jamais une allure aisée et naturelle. Nous savons cela depuis
que Pantagruel convainquit à coups de bâton un certain écolier latinisant à
revêtir les haillons troués du parler naturel de son Limousin natal.
Depuis lors, les mots les plus rustiques de notre langue de paysans
dégrossis se sont habillés d'un latin de cour et d'un grec sophocléen. Vous
ne trouverez plus un seul vocable de chez nous dans notre littérature
mondialisée à l'école du grec et du latin. Toutes nos sciences se sont anoblies
d'hellénismes exquis, tout l'art pictural européen s'extasie depuis un
demi-millénaire au spectacle des éphèbes nus d'Athènes. La célèbre statue
de Voltaire par Pigalle représente un vieillard ridiculement dévêtu sur un
fauteuil de pierre.
Puis notre vocabulaire,
longtemps encrassé de gaulois, a subi le même nettoyage que la langue
allemande d'aujourd'hui: table vient de tabula, domicile, de domicilium,
agriculture de agricultura, porter de portare, supporter de supportare,
dormir de dormire, elaborer de elaborare, evoquer de evocare,
habiter de habitare, habitude de habitudo pour ne prendre nos
exemples que dans notre latin francisé de tous les jours.
Mais
comment éviter de nous estropier avec des mots tels que promontoire ou
péninsule, qui nous viennent de promuntorium et de peninsula,
comment fuir infliger - ce malheureux nous arrive de infligere -
indulgence, ce prétentieux provient de indulgentia, tolérance, ce
bourgeois anobli se donne tolerantia pour ancêtre, comment échapper à
armer, ce nouveau riche débarque de armare, comment expulser famille, ce
pestiféré vient de familia, comment chasser de nos demeures la
malédiction de militaire, qui vient de militaris, comment passer
outre à la malodorance de légal qui vient de legalis, comment
échapper à l'effronterie de jurisprudence qui vient de jurisprudentia,
comment bâtonner la horde de ces intrus qui nous assaillent de tous côtés
et qui se sont installés à demeure dans nos châteaux, puis jusque dans nos
chaumines?
Notre
étudiant limousin a connu une abondante postérité: les vrais Espagnols
flairent le Catalan, sous la prose apprise de Miguel de Unamuno et Ionesco,
pourtant Roumain de naissance, a rédigé un traité admirable dans lequel il
tente d'enseigner le vrai français aux étrangers. Que leur dit-il? "Vous
ne parlez pas un français naturel" - comme les Espagnols disent à
Unamuno : "Tu parles un espagnol enseigné".
Mais
qu'est-ce que parler "naturellement" si l'on ne parle
"naturellement" que le limousin de l'étudiant de Rabelais?
Comment Voltaire a-t-il rendu "naturel" le français latinisé de
Candide? Les Romains disent latine scribere pour écrire en latin,
mais scribere latine signifie écrire en bon latin et loqui
latine, parler un bon latin, parce que, dans ces deux cas on met
l'accent sur le langage. "Tout autre que mon père l'éprouverait sur
l'heure" dit Rodrigue, et non "C'est tout de suite que
l'éprouverait un autre que mon papa". L'Europe n'aura jamais de
politique commune, parce que le cadencement des langues répond à la
psychophysiologie des peuples. Le sceau de l'absence de toute politique
réelle s'appelle la neutralité. C'est parce que la Suisse a quitté l'arène
du monde qu'elle a pu s'annexer le Tessin, Genève, Lausanne et Neuchâtel -
elle n'a pas d'identité nationale à défendre.
Mais notre
langue de guingois, hétéroclite et bâtarde, nous l'avons unifiée à la
rendre atonale à l'école du Celte et nous n'avons pas fini de lui imposer
notre allure alerte ou majestueuse, rieuse ou somptueuse, éloquente ou
court vêtue, mais toujours prononcée sur le mode atonal de la langue
originelle des Gaulois. De même que les Allemands ne se convertiront jamais
à l'atonalité française, nous ne nous sommes jamais initiés au rythme du
latin - jusque dans nos universités, nous lisons Cicéron en français.
4 - Le naufrage de la souveraineté de la
France
Vous
observerez que si, de son côté, la langue de Goethe se dissout dans un
vocabulaire franco-gallique rythmé à l'allemande, la langue française
parlée est devenue la proie de trébuchements, de tâtonnements, de
ânonnements monosyllabiques qui truffent le discours quotidien de toute
notre classe dirigeante, donc également celui des porte-parole du peuple
français à la télévision ou à la radio. Pourquoi cette épidémie de eu, eu,
eu et ces a a a a a? Qu'en est-il du vide cérébral d'une France dont les
élites au pouvoir sont devenues, du haut en bas de l'échelle sociale,
publiquement hoquetantes! Certes, toute servitude commence par faire le
vide dans les têtes. Mais faites seulement l'expérience que voici:
risquez-vous à évoquer un instant, mais d'une voix chevrotante,
l'occupation de l'Europe par cinq cents bases militaires américaines. Vous
constaterez sur l'heure qu'il vous demeurera bien impossible de penser
droit et de tomber juste à l'école d'un débit vocal entrecoupé de
bégaiements, de pataugeages et de piétinements.
La cause en
est que l'allemand a perdu son dictionnaire, tandis que le français a perdu
le rythme de la pensée celte, le seul qui fasse vivre une langue atonale.
C'est redire qu'il existe un lien psychobiologique étroit et qu'il nous
faudra élucider davantage entre les débâcles spécifique de la parole
gauloise et de la parole allemande d'un côté et les naufrages propres aux
Etats domestiqués de l'Europe tout entière. C'est redire qu'il existe un
cordon ombilical entre le langage des Etats et la solidité des têtes. Qu'en
est-il de la chaîne d'acier qui relie la syntaxe des hommes debout ou
couchés à la politique des vraies nations?
Comment un
peuple sain d'esprit et qui serait demeuré rationnel dans le guidage de son
destin, comment une population dont le gosier connaîtrait encore la coulée
aisée et fluente des logiciens de la France gauloise, comment un tel pays
irait-il à la dérive sur la scène internationale? Certes, l'italien et
l'espagnol ne connaissent encore ni le hachis vocal du français désarticulé
de l'Etat, ni le salmigondis lexical allemand; mais, de ces deux
territoires des voix, le premier demeure le vaincu de 1943 et le second
n'est pas encore entièrement guéri des blessures dont le général Franco lui
a laissé les cicatrices aux chevilles: ces deux nations ont quitté la route
et ne sont plus de taille à servir de moteurs à des républiques à
réinformer de ce que parler veut dire.
Mais si les
deux Etats les plus puissants et les plus peuplés de l'Europe, la France et
l'Allemagne, ont perdu leur cervelle en chemin, c'est bel et bien parce
qu'on ne saurait peser le monde de sang froid et remettre les Gaulois sur
le sentier de la guerre si l'on trébuche à chaque phrase et si l'on échoue
à seulement énoncer trois mots de suite sans tomber en syncope. Il faut
donc descendre dans les tréfonds de la servitude qui débilite les démocraties
européennes au plus secret de leur idiome et qui frappe à mort leur
discours au quotidien pour tenter de se mettre à l'écoute d'une pesée
anthropologique conjointe des deux naufrages, celui de la langue officielle
des gouvernements d'un côté et celui de leur flux naturel dans la
population de l'autre.
5 - Le mont Athos des Républiques
M. Hollande
est un unijambiste de la langue française. A ce titre, son lexique hâché le
rend inapte à tracer le sillon d'une seule phrase sûre de son pas et d'une
bonne frappe. La République aphasique, donc sans droiture, dont ce timonier
tient la barre sans péril, donc sans gloire, s'attache à évoquer des
principes aussi émoussés par leur universalité guindée que vides de tout
contenu utilisable. Une République des abstractions contrefaites et rendues
aussi creuses qu'elles se voudraient vertueuses n'a pas de politique
étrangère tangible à se mettre sous la dent.
Le
spectacle d'un bébé noyé lui a fait croire que la politique réelle est une
affaire de bon Samaritain. Puis le spectacle d'une Angela Merkel enferrée
dans l'humanitaire lui a fait tenter de sauver la face et de persévérer
dans le paroissial. Tout cela ne ramènera pas l'Europe à ouvrir les yeux
sur sa vassalité: comme je l'avais prévu, le débat du 15 septembre à
l'Assemblée nationale a fait passer à la trappe le débat prévu sur les
Mistral - donc sur la question centrale de la vassalité de l'Europe. (Voir Préambule)
M. Nicolas
Sarkozy a compris, semble-t-il, que la prochaine élection présidentielle se
déroulera nécessairement dans l'arène d'un patriotisme partiellement
repeint de couleurs un peu plus vives que celles d'aujourd'hui. Mais il se
garde bien, lui aussi, de mettre le locataire de l'Elysée sur la touche.
Pas question de rappeler à l'Elysée que son carrosse roule sur des concepts
rebondis, mais sans contenu et que son devoir appelait la France à livrer
le plus spectaculairement possible les Mistral à leur destinataire, parce
qu'il y allait du rang d'un pays sur la scène du monde. Mais pas question,
pour M. Sarkozy, de fustiger la raison calculatrice, à courte vue et
indigne de la nation que manient les grands et les petits marchands de leur
ferraille de guerre. (réf. 28 août 2015)
Comment une
France privée de sa voix se montrerait-elle souveraine? La Liberté est une
personne. Si elle ne parle pas, elle quitte la scène. Le silence lui-même
ne devient éloquent que s'il nous montre un géant qui se tait et dont le
mutisme soudain fait un contraste saisissant avec la foudre qu'il fait
attendre. L'homme appartient à une espèce qui quitte la terre pour un rien.
Depuis le paléolithique, ce bimane se précipite, la tête la première, dans
des mondes dont le fabuleux le dispute au fantastique. L'homme l'Etat, lui,
met de l'ordre et de l'équilibre dans la démence originelle d'une bête
vocalisée de travers. C'est pourquoi le discours politique s'enracine dans
le prophétique: il lui faut rivaliser avec l'ange Gabriel, il lui faut
donner un répondant à l'homme sur la terre.
6 - La politique et l'art de la parole
L'heure des
retrouvailles des Gaulois avec l'honneur, la dignité et l'autarcie des
vrais Etats n'a pas encore sonné à toute volée au campanile du vocabulaire celtique.
Mais quand les peuples un instant asphyxiés par les Trissotins du temporel
redeviendront vivants et respirants, ils retrouveront leur définition
périlleuse, donc glorieuse de la souveraineté des vraies patries - et la
grandeur d'une politique d'hommes debout se voudra à nouveau représentée
sur la scène du monde.
Mais il
sera bien impossible aux partis politiques actuels de folâtrer longtemps le
nez au vent et court vêtus. Il faudra donc que la politologie vassalisée se
hisse néanmoins à une connaissance spéléologique, donc anthropologique du
genre simiohumain. La question de savoir comment une espèce devenue
parlante il y a seulement quelques millénaires va se donner à toute allure
une science d'elle-même suffisamment en proie au vertige pour se demander
s'il existe d'ores et déjà un public latent auquel s'adresseraient de
vraies démocraties, donc des Etats ambitieux de doter leur loquacité d'une
échine à l'écoute des tempêtes à venir de l'Histoire du monde. Or, à
l'approche de 2017, cette question taraudante commence de se poser aux
navigateurs en eau douce eux-mêmes.
Car, d'un
côté, il ne sert de rien, se disent les vrais peseurs, d'avoir raison avant
tout le monde si les peuples rendus acéphales par le naufrage de leur
langue nationale se trompent fatalement de jumelles et si l'on n'a jamais
raison qu'aux yeux des foules privées de lunettes d'approche par le
bégaiement de leur Etat. Du coup, un corps électoral rendu prisonnier du
mutisme de sa propre masse n'est pas près d'applaudir majoritairement et à
tout rompre une minorité d'avant-garde fatalement disséminée. Si la
démocratie est un régime idéal, donc inaccessible par définition, quel sera
le sort des ermites de la lucidité parmi les hoquètements des dirigeants?
Il y a
vingt-cinq siècles que Platon nous a rappelé qu'un homme armé de raison et
de savoir est nécessairement un anachorète noyé dans la foule. Comment
camper dans le désert et y faire face à des milliers d'oracles de
l'ignorance publique et de la peur? Car c'est à l'école de son ignorance
même que la sottise se fabrique une prêtrise. Le suffrage universel est
nécessairement un traînard. Comment le mettre en marche? De plus, il lui
arrive de se réveiller en rhinocéros. Il faut donc se résigner à tourner le
dos aux sybarites de la démocratie et se laisser enseigner les péripéties
de la pièce à l'école des désastres en chaîne qui se hisseront d'eux-mêmes
et à la force du poignet au rang de dompteurs écoutés. "Il ne sait
pas que l'histoire est tragique", disait Raymond Aron de M.
Giscard d'Estaing.
7 - Le poison de la vérité
Buvons,
pour un instant encore, le poison de la vérité, laissons-nous enseigner le
tragique de l'histoire à l'école des anthropologues des Etats et des
nations. Quelques pas de plus dans l'histoire de l'encéphale des Germains
nous apprendra que la prose de Nietzsche, de Schiller, de Wieland ou de
Lessing est d'ores et déjà devenue indéchiffrable à la grande majorité de
la population du pays. C'est dire que ces géants de la langue allemande
classique ne remonteront pas de sitôt sur la scène des courages où l'Europe
asservie raconte son cerveau.
Comment
nous expliquer les ultimes soubresauts de vassaux d'un empire étranger? Par
l'expulsion des mots les plus anciens et les plus agrippés aux lieux de
leur naissance et de leur floraison, puis par leur remplacement précipité
par une flopée de vocables tout neufs en leur accoutrement. Mais cette
opération était devenue inévitable à partir du XVIe siècle ; il fallait
bien nous résigner à enseigner la géométrie, les mathématiques, l'algèbre,
la physique, l'astronomie et l'éloquence des Grecs, puis le droit écrit des
Romains à des gosiers ronchonnants d'agriculteurs ou de guerriers, parce
qu'un millénaire et demi de la rusticité des indigènes avait enseveli nos
sciences, nos Lettres et nos arts sous la chape de plomb du dernier arrivé
de nos dieux uniques, lequel avait fait, de l'ignorance de ses fidèles et
de la sottise de son clergé, un gage de l'innocence et de la sainteté des
convertis. Il faudra attendre sept siècles de plus pour que Muhammad se fît
raconter par un ange un Allah, certes encore farouchement étranger aux arts
plastiques, mais déjà réconcilié avec des sciences expérimentales et des
mathématiques en voie de détotémisation.
J'ai déjà
dit que si vous disiez verständlich - compréhensible - qui découle
du verbe verstehen, comprendre, et de Verstand, l'entendement
- vous vous exprimiez dans une langue reléguée dans son coin aux yeux des
Germains de souche, parce que demeurée trop proche de la ruralité de leurs
ancêtres pour véhiculer des savoirs partiellement désenterrés par la
Renaissance, tandis que si vous écriviez intelligibel, votre outil
linguistique jetait un pont non seulement en direction d'une langue plus
instruite que la vôtre, mais en direction du latin, intelligere et
du substantif intelligentia. Du coup, vous preniez place, de
surcroît, dans le royaume respectable des savants, ce qui vous sauvera en
un clin d'œil de votre ensevelissement dans un haut Moyen-âge sépulcral et
parmi les cierges, les chapelets et les marmonnements des chrétiens confits
dans leur suave ignorance.
8 - L'Europe et l'avenir de la pensée
mondiale
Mais allons
plus loin dans l'analyse des arcanes du langage et des relations que la
parole entretient avec la politique: voici que le verbe comprendre se
présente en accusé à la barre du tribunal. Car la science a découvert
qu'elle ne pense pas. Que fait-elle de plus que de mesurer, de calculer et
de prévoir? Mais si le verbe comprendre
conduit à formuler des signifiants et si tous les signifiants sont
anthropomorphiques par définition et par nature, ne serions-nous pas encore
devenus pensants, ou bien penser, c'est mettre sur la sellette un
animalcule qui gesticule et qui s'agite devant l'infini? La Renaissance a
ressuscité les Anciens, mais elle a également découvert le silence et le
vide de l'immensité et de l'éternité. Nicolas de Cuse prépare Herschel. Comprendre, c'est décrypter un
microbe gesticulant et infirme, mais qui, en 1904, a vu trépasser l'espace
des arpenteurs et le temps des horloges - l'infini est l'interlocuteur de
la science de demain.
Dans la Kritik der reinen Vernunft, (La Critique de la raison pure)
de Kant, publiée en 1781, vous trouverez près de cent quarante fois
l'adjectif lancinant intelligibel, - ce vocable d'importation de la
Gaule latinisée, était fort prisé des Germains en raison de son cousinage
avec une civilisation plus avancée de quinze siècles que celle des
autochtones. Mais le vocable Vernunft et l'adjectif vernünflig,
raisonnable, qu'on appliquait aux enfants sages, respiraient encore
l'allemand originel; ils ne tomberont à leur tour en quenouille qu'un
siècle plus tard. En leur temps, ils soulignaient du moins leur parenté
avec verständlich, au sens rural et villageois de ces termes, alors
que le mot Kritik renvoyait déjà au grec kritein, qui
signifie non seulement juger,
mais examiner de près et à
l'aide du verre grossissant des studiosi - on appelle cette logique
affûtée sur la meule de la raison, la dialectique. Et voici que le verbe comprendre a rendez-vous avec une astronomie parvenue au terme
de l'univers de la matière et prise de panique devant l'évanouissement de
l'espace et du temps des ancêtres.
L'examen
des relations que les peuples européens d'aujourd'hui entretiennent avec
les poumons de leurs lointains géniteurs se place au fondement d'une
anthropologie de l'infini ambitieuse d'analyser la politique et l'histoire
des détoisonnés tout juste délivrés de leurs idoles et confrontés à leur
statut nouveau de dieux privés de garde-chiourmes dans le cosmos. Qu'en
est-il du Dieu qui n'a personne dont l'effigie redoutable se dresserait
dans son dos? Pour comprendre ce personnage, il faudra affiner la pesée
d'une condition simiohumaine dont les mythologies sacrées, donc les
cosmologies religieuses, nous fourniront les plateaux d'une balance
privilégiée.
Voyons
quels plateaux et quels fléaux notre civilisation devra nous fabriquer pour
seulement tenter de redonner au cerveau d'un Vieux Monde épuisé l'avance
cérébrale dont il bénéficiait avant notre rencontre de ce siècle avec le
néant.
Le 18 septembre 2015
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