Nouveau sur le site de Manuel de
Diéguez
" On ne peut apprendre la philosophie, on
ne peut qu'apprendre à philosopher."
E Kant
E Kant
1 - Le récit historique est aux abois 2 - Le pape François et l'avenir du sacré 3 - Les Titans de " Dieu " 4 - L'avenir de la raison politique et l'Europe 5 - Le dépérissement du rêve politique 6 - Une religion en quête de son levier spirituel
La semaine dernière, je soulignais
que ce n'était pas seulement la science historique qui se trouvait réduite à
la portion congrue, que ce n'était pas seulement le champ de vision de Clio
qui se trouvait rabougri, que ce n'était pas seulement le trou du souffleur
qui se trouvait à ras du trottoir - la caméra est tombée en panne, le metteur
en scène s'est enfui, l'auteur de la pièce a quitté les planches.
Mon propos était de soulever la
question de la nature et des limites de l'humanisme semi rationaliste hérité
du monde antique et de la Renaissance ;car si notre civilisation devait
demeurer incapable de décrypter le langage des grands mystiques, comment
accèderions-nous à une connaissance anthropologique des secrets du génie
poétique ou du génie musical, mais également du génie mathématique, tellement
la raison et l'intelligence de feu dont se nourrissent les créateurs dans
tous les ordres se fondent sur une dimension élévatoire et un élan
ascensionnel inscrits au plus secret des consciences sommitales.
Les Anciens honoraient des dieux
que nous avons réfutés, mais du moins savaient-ils que le génie ressortit à
un souffle intérieur, qu'ils appelaient un divinus afflatus. Les
sciences, les lettres et les arts des païens étaient plus proches que les
nôtres du sacré vivant et respirant de tous les grands artistes. Le monde
moderne aurait-il jeté l'enfant avec l'eau du bain? Certes, les dieux morts
offraient le ridicule de camper sur une montagne, certes, ils mâchaient notre
viande de boucherie. Mais nous n'avons pas à nous vanter des progrès de notre
cervelle, puisque nous n'avons pas encore conquis de regard sur la bête dont
l'encéphale sécrète des personnages imaginaires, puis les colloque dans le
cosmos et va leur apporter à manger.
Pourquoi, deux millénaires ne nous
ont-ils pas suffi à conquérir une science du carnivore semi cérébralisé qui
fait respirer l'odeur de la chair crue de ses bestiaux aux narines de ses
idoles? Pourquoi la bête que nous sommes demeurés transporte-t-elle son
système olfactif et le fumet de ses rôtis dans le cosmos? Nos théologies
passeraient-elles du cru au cuit, à l'image de notre cuisine? De toute
évidence nous sommes un animal sui generis, comme on dit.
Certes, nous ne cessons de nous
demander si nous allons quitter la zoologie. Mais savez-vous que le trépas de
Zeus n'a pas cessé de faire consommer de la chair fraîche à nos dieux,
savez-vous que nous offrons encore des animaux de boucherie à Jahvé et à
Allah et le corps saignant d'un pauvre homme le dimanche sur tous les autels
du dieu des chrétiens? Deviendra-t-il un jour possible de délivrer notre
"vie spirituelle" des carnages cultuels qui ensanglantent nos
offertoires dans le monde entier, nous sera-t-il un jour permis de sauver le
sacré qui, chez les Anciens déjà, séparait le trésor des mystiques de la
sauvagerie culinaire de leurs congénères attablés aux côtés de leurs
sacrificateurs?
Telle me semble la révolution
anthropologique dans laquelle le pape François se trouve embarqué par la
force des choses et à son corps défendant; car son combat contre la pauvreté
spirituelle de notre temps attire l'attention des chrétiens de bonne volonté
sur le fonctionnement de la boîte osseuse des saints. Mais attention, ces
vigies-là se révèlent les méfiants du cosmos, prenez garde, ces
sentinelles-là se veulent les rieurs en gloire et les spectateurs de la folie
du monde - on ne meurt pas dans l'allégresse sans habiter une étoile. Ce qui
importe à la fois à une anthropologie ambitieuse de décrypter les mythes sacrés
et à un pape dont la première encyclique, en juin 2013, cite Frédéric
Nietszche, ce n'est en rien de s'attarder sur l'échec prévisible de
l'ambition attribuée au Saint Siège de faire changer de politique et
d'histoire à une bête irrémédiablement dédoublée entre des mondes iréniques,
mais imaginaires, et une terre ensauvagée: c'est de découvrir la méthode de
pensée qui permettrait à la politologie de demain d'ouvrir l'œil sur un champ
visuel élargi - celui qui nous porterait à la hauteur d'une première
spectrographie trans-zoologique de la vie onirique qui caractérise la
condition simiohumaine depuis notre évasion partielle de la zoologie.
Pouvons-nous commencer d' étendre
notre regard semi-animal jusqu'à nous faire apercevoir dans le lointain les
contours encore flous d'un territoire entièrement nouveau de l'histoire
réelle du monde, celui dont l'éthique déjà relativement transanimale,
dicterait sa loi à une interprétation métabiologique de la chronologie des
évènements? Sur le terrain psychogénétique le déroulement de la pièce ne
semblera pas avoir changé de registre; mais les vrais regardants auront
troqué la problématique d'un cuisinier des dieux contre celle de Socrate et
de François d'Assise, ces métabiologistes qui se sont élevés à la béatitude, parce
que leur propre globe oculaire était devenu leur soleil.
Laissons aux prophètes la tâche
d'installer aux yeux des foules ébahies un législateur herculéen à la tête du
cosmos et un rédacteur en chef des codes pénaux, puisque ces pédagogues d'un
Olympe pour enfants indisciplinés réduiront leurs Titans au rang d'élèves à
éduquer et les rendront un peu moins carcéraux. Socrate sait, depuis
vingt-quatre siècles, que le genre simiohumain appartient à une espèce
adorante de naissance, mais profondément endormie et qu'il faut lui fournir
des civilisateurs, Socrate l'éveilleur sait que les généraux et les chefs
d'Etat terrestres ne sont que des déclencheurs d'une sublimation collective
rudimentaire ou d'une cristallisation vénératrice automatisée de cet animal -
vingt-deux siècles plus tard, Stendhal redécouvrait ce phénomène mécanique et
soixante quinze ans après lui, Freud le retrouvait à son tour.
Mais le mystique, lui, est un
civilisateur de haut rang de la divinité obtuse et barbare à l'usage des
nains de son temps. A ce titre, il sait que le démiurge primitif n'est ni le
père de famille hypertrophié du grand Viennois, ni le lâche du cosmos qui se
défaussait sur un subordonné diabolique de la tâche musculaire d'alimenter à
la pelle le feu de la torture sous ses marmites infernales. Le mystique sait
que "Zeus" se brûle à la flamme de sa solitude et de sa voyance.
Et maintenant qu'en serait-il
d'une géopolitique vaticane dont la distanciation méthodologique porterait
sur les claudicants de la raison animale du monde, qu'en serait-il d'un Saint
Siège qui porterait le regard d'Isaïe sur la bête idolâtre, mais aussi le
regard des Sophocle, des Swift, des Shakespeare, des Cervantès, des Kafka,
parce que les vrais anthropologues du globe oculaire de "Dieu" ne
sont autres que les allumeurs sidéraux dont la littérature mondiale a fait
ses soleils?
- Mon Panthéon 2
, 18 janvier 2014
- Mon Panthéon 1 , 11 janvier 2014
Il faut se rendre à l'évidence: si
la férocité du génocidaire à courte vue du Déluge se trouvait invalidée, si
ce monstre du cosmos se trouvait disqualifié par sa propre catéchèse et
officiellement excommunié par son successeur, l'humanisme mondial serait fort
embarrassé par l'obligation nouvelle devant laquelle nous nous trouverions
soudainement de prêter une oreille incrédule à la bête sottement divinisée
qui mettait ses négateurs à l'école des tortures infernales, faute de les
réfuter par aucun argument intelligent et réduite à invoquer pour seul
syllogisme la ceinture de cuir dont elle avait ceint ses reins.
Le pape François s'est placé sur
le chemin d'un apprentissage du globe oculaire perfectionné de l'humanité de
demain - mais le regard d'une métazoologie pensante portera sur les secrets
psychobiologiques communs à la barbarie humaine actuelle et à la barbarie du "Dieu"
d'hier. Clio fera-t-elle de ce pape de transition entre deux ères la poutre
maîtresse d'une révolution de la science historique. Certes, cette mutation
est en marche depuis longtemps dans les souterrains. Mais le regard des
saints de la pensée portera sur la férocité d'un démiurge des carnivores qui,
hier encore, campait à l'aise et avec toute sa denture dans les têtes.
Décidément les crocs de l'homme et ceux de "Dieu" se civilisent
réciproquement et de siècle en siècle, décidément ces sosies griffus se regardent
l'un l'autre dans le miroir de leur transcendance en gestation, décidément ce
parallélisme ne s'observera jamais à travers un vasistas béant au raz de la
chaussée.
Qu'on marque cette date d'une
pierre blanche: en 2013, le regard de saint François d'Assise a terrassé le
regard superficiel que la Démocratie mondiale portait sur la Démocratie
mondiale, en 2013, le regard flatteur que la Liberté portait sur une Liberté
vaniteuse, en 2013 le regard cajoleur que la Révolution de 1789 portait sur
la Révolution cajoleuse de 1789, en 2013, un globe oculaire résolument placé
à l'extérieur du théâtre des idéalités spéculaires a observé du dehors les
séraphins cérébraux dont les parfums enivraient la planète. Pour la première
fois, le genre simiohumain a plongé son regard dans le miroir de ses
saintetés verbifiques.
C'est cela, l'évènement abyssal et
imprévu, mais qui a ébranlé dans ses fondements une démocratie bâtie depuis
deux siècles sur des contrefaçons grammaticales de la vie ascensionnelle de
l'humanité, c'est cela qui a mis à nu les sources semi zoologiques de
l'auto-sanctification verbifiques d'un animal vocalisé. Quelles sont les
chances de la France et de l'Europe de fonder une critique des mots
abstraits, donc une anthropologie capable de scruter les masques idéaux de la
bête auréolée par sa parole? L'ambition de retrouver et de féconder le regard
que les saints portaient sur les mâchoires des évadés de la zoologie est-elle
à la portée de la connaissance expérimentale d'une espèce dont les outils
mentaux sont sur le point de se rendre parazoologiques? Nullement: la
conquête d'un matériau nouveau de la connaissance rationnelle dépend de
l'invention de l'appareil mécanique qui seul permettra de le découvrir. Il a
fallu fabriquer la chambre de Wilson pour visualiser des atomes. On attend la
chambre de Wilson dans laquelle l'encéphale des mystiques rendra visibles les
syllogismes et les trajectoires que la bête s'était fabriqués au cours des
siècles précédents.
Pour l'instant, sachons seulement
que le pape François est un fils averti d'Ignace de Loyola et du Poverello
d'Assise, parce qu'on ne pilote pas une théologie en haute mer et dans les
tempêtes du temporel sans avoir appris quelques rudiments de la politique des
animaux parlants. Pourquoi ont-ils enfanté un ordre religieux composé de
légionnaires du ciel ? Pas de doute, si nous voulons construire la chambre de
Wilson qui nous permettra de relever le tracé des particules élémentaires du
temporel simiohumain et d'observer les rôles respectifs du glaive et des
croix dans les trois principaux mythes polythéistes, il nous faudra mettre en
parallèle les déconfitures de la foi des guerriers et celles des saints tout
au long d'une histoire conjointe de la démocratie messianisée et de l'Eglise
dite révélée.
On sait que, sous la présidence
spéculaire de M. Nicolas Sarkozy, l'espérance parareligieuse du corps
électoral de la France "si belle en son miroir" avait fait basculer
la masse des électrons du salut vers la gauche de l'échiquier du mythe
démocratique. La rédemption par l'intercession du verbe démocratique va sans
doute passer à droite des médiations finalistes que la sotériologie
démocratique met en scène. Mais quand quatre-vingt dix pour cent des
prosélytes du mythe de la Liberté ont perdu leurs attaches affectives et
cérébrales avec une eschatologie citoyenne vouée à osciller entre deux
rédemptions du temporel, quand, en arrière-fond du naufrage de la
transcendance de type républicain, le peuple de 1789 découvre la fatalité de
la chute des démocraties dans la médiocrité des âmes et des têtes, quelle
sotte vanité, se dit-on, que de brandir d'une génération à l'autre, le fanion
d'une Liberté désaffectée et privée de tout contenu sur la scène
internationale!
De même qu'au XIXe siècle la
Suisse minusculisée depuis la bataille de Marignan renonçait à fonder une
nation ascensionnelle, armée d'un esprit sommital et propulsée par une
volonté politique unifiée, parce qu'elle se trouvait réduite à quelques
régiments protestants français divisés entre des Vaudois, des Genevois, des
Neuchatelois, des Valaisans, d'un côté et des protestants allemands scindés
entre des Bâlois et des Bernois de l'autre, de même, dis-je, on ne forgera
jamais qu'une Europe en modèle réduit sur l'enclume des Finlandais et des
Siciliens, des Suédois et des Grecs, des Danois et des Italiens. Déjà les maigres
phalanges d'Ukrainiens catholiques-uniates de l'Ouest se disent: "Nous
n'avons ni la même langue, ni la même religion que nos voisins de Crimée.
Nous n'avons que faire de ces gens-là."
Pour ajouter au ridicule des
rêveries helvétiques de l'Europe moribonde, il faut souligner que les cantons
microscopiques de la Suisse des origines - ceux de l'Helvétie des régicides
du Moyen-âge - se sentent à la fois les seuls pères légitimes de la nation et
les Pygmées désacralisés de la patrie de bric et de broc qui leur a éclaté
entre les mains. Si cette nation sauvée du nanisme par un archer devenu
légendaire sous la plume d'un poète allemand n'était pas désormais dirigée
par un conseil d'administration aussi polychrome et pluriconfessionnel
qu'anonyme et si, depuis 1814, le filtre de la neutralité absentifiante des
fils de Guillaume Tell n'avait pas mis les descendants de ce héros à l'abri
des poisons de l'histoire vivante, la Suisse se déchirerait entre Zurich et
Berne comme l'Europe de demain se déchirera entre Paris et Berlin - on sait
que le monde hellénique s'est fatalement déchiré entre Sparte et Athènes sous
le regard amusé de la Perse, tellement il n'existera jamais d'empire
politique sainement bicéphale, résolument tricéphale ou pieusement
quadricéphale.
De plus, dans le cas où le Vieux
Continent tenterait de se fabriquer une calèche à deux cochers et à quatre
brides dont Paris et Berlin tiendraient les doubles rênes, aussitôt Londres
et Washington se feraient un jeu d'enfant de débaucher le nord protestant de
l'Europe, ainsi que la Hollande, comme Georges Pompidou l'a expérimenté aux
dépens de la France à l'heure du débarquement du loup anglais dans la
bergerie. Le trépas de l'Europe est devenu aussi inévitable sur la scène
internationale que celui de l'empire résigné de la Louve, que son titanisme
désespérément disparate a vainement divisé entre deux langues, deux théologies
et deux encéphales.
C'est pourquoi l'Angleterre
découvre qu'elle s'était affolée pour rien de 1950 à 1970. Le Traité de Rome
ne ressusciterait pas Jules César, Charles Quint, Napoléon ou Hitler. En
2014, il est temps, pour Albion, de reprendre le large. On l'a bien compris
avec la découverte des milliards de dollars dépensés en secret et depuis des
années par Washington pour faire exploser l'Ukraine au nez de la Russie: pas
un seul organe de presse, pas une seule télévision du Vieux Monde n'en ont
fait état, et tous les Etats vassalisés du continent de Copernic ont assisté
motus et bouche cousue au déroulement de la pièce, parce que le seule
remuement des lèvres qui aurait interrompu le déroulement cocasse de la
représentation aurait fait demander aux entractes à l'enfant du conte
d'Andersen: "Qui sont ces cinq cents légions de l'étranger que je vois
stationnées sur votre territoire?" Non seulement les civilisations
naufragées n'ont plus de regard sur leur destin militaire, mais elles ne sont
même plus spectatrices des garnisons de leur vainqueur incrustées depuis des
décennies sur leurs arpents.
La semaine prochaine, nous verrons
comment un pape inspiré par le génie politique des grands mystiques de la
liberté a commencé d'observer le sac de cendres sous lequel la bête politique
de type européen se cache la tête. Car enfin, se dit le pape François, les
historiens de la foi dite apostolique seront-ils condamnés à relever que,
tout au long de l'agonie du christianisme romain, les derniers grands pontifes
de cette religion n'auront pas levé le petit doigt au spectacle de la chute,
un siècle durant, de la civilisation occidentale dans la servitude politique.
L'homme est un animal en voyage
entre le temporel et le mythe. La sotériologie chrétienne et la sotériologie
républicaine rendront-elles leurs trajectoires parallèles observables?
Parviendrons-nous à filmer le destin eschatologique de notre planète dans la
chambre de Wilson de la foi?
C'est ce que nous verrons la
semaine prochaine.
le 14 mars 2014
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