1 -
L'espèce humaine est-elle ingouvernable ?
Il avait
suffi de quelques lignes à Cicéron pour démontrer l'impossibilité de jamais
rendre le genre humain gouvernable. La royauté, écrivait-il, conduit au
despotisme, l'oligarchie aux factions, la démocratie à la chienlit (turba
et confusio). Mais Cicéron ne portait encore aucun regard
d'anthropologue sur l'histoire et la politique des Romains. A ce titre, il
n'était pas en mesure de comprendre le sens de la guerre entre les riches
et les pauvres, c'est-à-dire la guerre entre les patriciens du Sénat et la
plèbe.
Quelle
était la signification à moyenne et à longue échéance de la désignation
tardive d'un "tribun de la plèbe"? Si Cicéron avait
disposé d'un regard de l'extérieur sur l'histoire du genre humain, il
aurait compris que les tribuns du peuple deviendraient des chefs de guerre.
Il en fut ainsi de Jules César d'un côté, et de Pompée de l'autre. Le
premier prit la tête des masses plébéiennes, le second de la foule des
notables du moment. Ces deux chefs d'Etat major se sont livrés à une
rivalité féroce afin de se porter à la tête de l'empire romain.
Depuis
lors, la postérité de cette évidence est devenue flagrante, à savoir que
tout pouvoir démocratique qui croit sceller une alliance avec la durée
quitte l'arène de la démocratie et se change fatalement en un pouvoir
personnel. C'est pourquoi l'année même de la mort de Franklin Delano
Roosevelt, le Congrès américain, c'est-à-dire les membres du Sénat et ceux
de la Chambre des représentants réunis, ont décidé de réduire à deux les
mandats présidentiels et d'imposer au candidat à sa propre succession le
dangereux devoir de repartir à zéro, c'est-à-dire d'entrer une seconde fois
dans l'arène du corps électoral afin de conquérir à nouveaux frais le rang
d'un Président pour quatre ans de la nation.
Mais que
faire quand seul un pouvoir durable permet à une nation de franchir un cap
difficile?
2 - La démocratie et le pouvoir durable
La
postérité de Cicéron est une clé de l'histoire contemporaine: sans Vladimir
Poutine, qui se trouve au pouvoir depuis dix-huit ans, il serait impossible
à la Russie de jeter l'ancre suffisamment au grand large pour poser à
l'histoire mondiale la question centrale de savoir si, après avoir détruit
les Peaux-Rouges et la civilisation des Incas, qui se caractérisait par de
gigantesques holocaustes au Dieu Soleil, le Nouveau Monde rebroussera
chemin? Pourra-t-on éviter que l'Amérique vassalise à jamais le Vieux Monde
?
Il est
évident que tout l'avenir de notre astéroïde dépend de cette seule question
et que, sans un homme capable d'arracher le destin du monde au cabotage à
ras des côtes, nous nous retrouverons à l'âge de l'édit de Caracalla qui,
en l'an 212, faisait du patchwork d'une démocratie universelle l'arbitre
des dernières heures de l'empire romain.
Tel est
l'abîme grand ouvert par l'incompatibilité entre le Charybde de la
médiocrité durable et le Scylla de la durée suicidaire à long terme. Nul ne
devra se laisser tromper par l'accord tout apparent et superficiel qui est
intervenu momentanément les 6 et 7 avril 2017 entre les Etats-Unis et la
Chine. Car il sera à nouveau démontré, s'il en était besoin, qu'aucun Etat
souverain n'est en mesure de changer le cours de son histoire et de
paraître quitter l'arène que son destin lui impose : les Etats-Unis
d'Amérique continueront d'exploiter leur victoire planétaire de 1945 et de
tenter de conduire jusqu'à son terme naturel la subordination de la France,
de l'Allemagne et de l'Angleterre à l'écoute de leur aventure d'empire
militaire mondial.
3 - Talleyrand le civilisateur
Dans ces
conditions, un devoir s'impose à ces trois Etats, celui de penser l'avenir
du monde. Car s'il est prouvé d'avance que la question focale sera de
savoir si oui ou non ces trois nations peuvent encore se bâtir un avenir
autonome ou si elles sont d'ores et déjà devenues des naufragées, perdues
corps et biens. Pour tenter de répondre à cette question, le socle solide
de la réflexion anthropologique sur la politique et sur l'histoire
reviendra à se demander si une épopée souveraine demeure à leur portée.
Malgré les apparences contraires d'aujourd'hui, la France forme encore ses
élites dans de hautes écoles issues de la Révolution de 1789. L'Allemagne,
de son côté, demeure armée de la ténacité dans laquelle, Tacite fut le
premier à prophétiser l'avenir de l'empire romain.
Or, tout
récemment, Angela Merkel est allée montrer patte blanche à Washington où
elle a cru judicieux de trahir Airbus et elle a acheté six C-130J Hercules,
du constructeur américain Lockheed-Martin. Aucun dirigeant de l'Allemagne
de demain ne pourra avaliser ce type d'américanisation de la nation des
Germains. C'est également l'option choisie par la France, qui a commandé
quatre appareils de ce type.
L'avenir
des trois principales nations du Vieux Monde sera national ou ne sera pas .
Certes, en temps de paix l'histoire de la planète semble s'arrêter. Mais
dans les profondeurs, l'histoire à la fois réelle et visionnaire continue
en secret de jeter l'ancre au grand large des côtes, tellement l'avenir ne
s'est jamais écrit à l'école d'un cabotage au ras des rivages.
Comment,
face à la montée en puissance de la Russie, de la Chine et de l'Inde,
Berlin, Londres et Paris se bâtiront-ils encore une histoire à l'échelle du
globe terrestre et cela sans passer de la tutelle du Pentagone à celle des
trois chefs de file du monde de demain? Par les retrouvailles de la
réflexion géopolitique avec la solitude à la fois héroïque et tragique du
genre humain.
Rien de tel
avec les négociations que l'Angleterre ouvre en ce moment avec l'Europe: la
question des relations de tout ce beau monde avec l'OTAN sera purement et
simplement effacée des tablettes de Clio.
4 - De la culture politique à la civilisation
Qu'est-ce
qu'une civilisation si, d'un côté, le simianthrope ressemble aux autres
animaux, qui ne se soucient de leur progéniture que dans leur petite
enfance, puis les abandonnent à eux-mêmes, tandis que les civilisations les
éduquent leur vie durant.
C'est ainsi
que même les tribus primitives disposent d'une culture politique, en ce
sens qu'elles hiérarchisent des pouvoirs, précisent l'étendue et les
limites des apanages des sorciers. C'est ainsi que Rome a passé très tôt
d'une organisation politique fondée sur le droit coutumier à une
législation écrite, parce que la vie politique précède la civilisation
proprement dite. Rome précisait qu'on ne pouvait briguer le consulat avant
l'âge de quarante ans pour ne prendre que cet exemple de la maturité
précoce de la vie politique interne des Romains.
La
civilisation romaine ne s'est elle-même baptisée une civilisation qu'à
l'heure où les Grecs vaincus ont converti l'élite romaine, la civilisation
grecque sur l'initiation des citoyens aux devoirs et aux pouvoirs de la
pensée logique et de la dialectique. Quant à la civilisation chinoise, elle
repose sur les liens de parenté. A son tour, la civilisation occidentale ne
conservera son avance sur les autres continents que si elle assimile sa
solitude dans une culture devenue consciente de son isolement sans remède
dans l'immensité.Mais la vassalisation du Vieux Continent se trouve de nos
jours tellement avancée que personne n'osera soulever la question de la
nature de nos attaches avec le sceptre et le joug du Pentagone.
Telle est
la question que Talleyrand poserait fermement et même rudement aux
successeurs aveugles du Général De Gaulle, telle est la question qui se
posera inévitablement à l'Europe, parce qu'il n'a jamais existé de
politique réelle qui ne se trouve contrainte de préciser la nature et le
statut des nations souveraines.
Le 14 avril 2017
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