Nouveau sur le site de :
1 - Une Liberté vassalisatrice
2 - Psychophysiologie de la vassalité
3- Une leçon d'histoire
4 - Lavrov et le droit international
5 - La stupidité politique
6 - Le livre d'images de la démocratie mondiale
7 - Le mutisme de l'expérience
8 - Le tonneau de poudre de la sagesse politique
9 - La gérontologie expérimentale
10 - La spéléologie de la mort
11 - Les prémices d'un réveil
12 - La dignité des nations
2 - Psychophysiologie de la vassalité
3- Une leçon d'histoire
4 - Lavrov et le droit international
5 - La stupidité politique
6 - Le livre d'images de la démocratie mondiale
7 - Le mutisme de l'expérience
8 - Le tonneau de poudre de la sagesse politique
9 - La gérontologie expérimentale
10 - La spéléologie de la mort
11 - Les prémices d'un réveil
12 - La dignité des nations
1 - Une Liberté vassalisatrice
Qu'y a-t-il de
plus fascinant dans la course des civilisations à l'abîme dont la gueule
s'ouvre sous leurs pas? Regardez-les déambuler, le regard vague et l'esprit
ailleurs, alors que tout le monde voit le précipice béant devant les Etats !
Personne ne songe à aiguiser l'acuité visuelle des nations, personne ne regarde
droit dans les yeux la mort s'avancer à visage découvert, personne n'observe le
rabougrissement du champ de vision des élites, personne ne calibre les
mâchoires de la nuit.
L'Ukraine
présente un exemple hallucinant de l'auto-vassalisation spontanée des cerveaux
et des cœurs. On veut ramener l'horizon au pré-carré d'une raison politique
artificiellement rétrécie, on veut localiser les évènements sur quelques
arpents, alors qu'il s'agit d'un séisme appelé à faire date: un quart de siècle
après la chute du mur de Berlin, le continent européen s'était sans cesse
rapetissé davantage, et voici qu'il se trouve subitement rappelé aux
responsabilités planétaires qui incombent aux Etats souverains. Alors, la perte
du tranchant de leur intelligence politique se fait de plus en plus cruellement
sentir aux gouvernements soudainement avertis de l'approche d'une tempête.
Le calme plat
semblait pourtant se prolonger sur l'échiquier et favoriser pour longtemps
encore le ratatinement de la rétine de l'Europe des dormeurs, lorsque les
ministres des affaires étrangères du Continent européen se sont réunis à Vienne
autour de M. Lavrov, mais en l'absence stupéfiante du maître
d'outre-Atlantique, ce qui, d'un côté, paraissait d'une audace diplomatique
ahurissante; mais, de l'autre, rendait soudainement aiguë la question de
l'enfermement d'une union de petits Etats et de nations moyennes broyées dans
l'étau d'acier de l'OTAN, donc rendus inaptes par nature à seulement évoquer la
tragédie de leur écrasement sous les crocs d'une prétendue alliance avec leur
César d'au-delà des mers. Qu'ont-ils à se raconter de leurs mâchonnements, ces
malheureux mâchonneurs? Tout ce petit monde n'est-il pas condamné à perpétuer
l'implantation de cinq cents places fortes, garnisons et camps retranchés de
l'étranger incrustés à titre constitutionnel, donc à jamais, sur leur
territoire? Regardez-les tout endormis autour de M. Lavrov, regardez-les, muets
comme des carpes et la corde au cou. Qui l'emporte, du grotesque ou du comique,
dans la croyance qu'un Etat à l'aise depuis trois quarts de siècle sur le sol
d'un autre Etat tiendra son hôte pour souverain et le respectera à titre
statutaire comme son égal ? Et voici que le destin vient ouvrir de force la
bouche des esclaves. Regardez la tenaille qui leur desserre les dents.
Le 6 mai, M.
Vladimir Poutine a demandé en vain aux séparatistes de l'Ukraine de l'Est de
remettre à plus tard le référendum sur la souveraineté que réclame leur région.
Dans la foulée, il a annoncé l'éloignement de ses troupes des frontières du
pays et son plein accord pour que, le 25 mai, le suffrage universel porte un
oligarque véreux à la tête d'un Etat condamné d'avance à la faillite monétaire
et à l'effondrement de ses institutions. M. Hollande et Mme Merkel vont-ils en
prendre acte, le remercier courtoisement de remettre entre leurs mains un
industriel qui paiera ses impôts rubis sur l'ongle et dont le monde entier sera
appelé à saluer la double stature de chef d'Etat et de grand chocolatier?
La pénétration
d'esprit de Paris et de Berlin leur aurait-elle appris que Moscou joue sur le
velours? Ne faites pas tomber au sol une pomme qui pourrit sur sa branche, ne
hâtez pas la putréfaction d'un fruit qui n'attend que le panier qui le recevra
- Machiavel enseigne que le temps est tantôt un jardin enchanté, tantôt le
pourrissoir de la politique.
Mais, dans ce
cas, pourquoi Paris et Londres demandent-ils instamment au généreux donateur
qu'il leur livre en temps voulu la pomme en état de décomposition qui vient
pourtant de se trouver accordée à leur impatience? Pourquoi menacent-ils le
petit garçon des steppes d'une fessée magistrale s'il se montrait réticent?
Parce que la vassalité est une maladie insidieuse, infiltrante et sournoise. Elle
compénètre tous les membres de ceux qui en administrent les poisons. Les Latins
disaient de la servitude: "Corpus ignavia perfunditur, le corps
est compénétré de sa lâcheté". Mais il est impossible de traduire le
mélange de la bassesse avec la servitude qu'exprime le mot ignavia.
Si vous voulez
conquérir un semblant d'indépendance sur les terres de votre maître, vous le
ferez sur le ton sévère du maître d'école qui menace un élève de lui frapper la
pointe des ongles avec sa règle. C'est cela l'ignavia.
En vérité, la
Russie se trouve dans la situation de la France de 1814. L'Alliance des
vainqueurs entendait châtier saintement la France d'avoir renversé la monarchie
de droit divin, puis la punir non moins vertueusement d'avoir couronné de la
tiare impériale un conquérant dont le glaive était censé déverser sur toute la
terre les paniers de fleurs de la Liberté et de la Justice. Mais Talleyrand,
qui se souvenait de son passé d'homme d'Eglise, avait emprunté le ton du prêtre
pour apostropher les triomphateurs: "On ne met pas des nations au
piquet de sa propre sainteté, c'est à Dieu seul de punir les méchants, c'est à
lui seul de sévir."
Et Lavrov de
mettre ses pas dans les pas du Prince de Bénévent:
"C'est à
vous, dit-il à l'Europe, de saluer la légitimité du capitalisme que vous avez
aidé à revenir en triomphateur au timon des affaires du monde. Votre droit à la
vengeance ou à la revanche est nul et non avenu. Certes, la barbarie marxiste a
conduit au goulag, mais la barbarie capitaliste livre le monde entier au chômage.
Vous avez raison de légitimer l'argent - il vaut sans doute mieux mourir de
faim que sous la torture. Mais, de grâce, ne faites pas d'une noble utopie un
crime inexpiable, ne changez pas l'innocence trompée du peuple russe en une
offense à la démocratie, ne condamnez pas l'espérance en un monde meilleur en
naufrage politique - il est des formes infernales de la bonne conscience. Vous
insultez la masse des pauvres que moissonne désormais votre culte international
de la Liberté."
Et maintenant,
le Talleyrand moderne prend fermement la relève de l'évêque d'Autun; et
maintenant, il apostrophe vertement les démocraties de l'argent-roi dûment
reconduites dans leurs prérogatives régaliennes d'autrefois.
" De quel
droit, leur dit-il, prétendez-vous amputer l'empire de Catherine II, de quel
droit notre Révolution pécheresse de 1917 et notre Waterloo de 1989 nous
condamneraient-ils à la repentance perpétuelle, alors que nous avons
solennellement redonné toute sa légitimité au droit de propriété dont nous
profanions les bénédictions depuis soixante-douze ans?
" Relisez
votre propre histoire et tirez-en les leçons d'humilité qui s'imposent à vos
démocraties. Après dix-ans de règne, Louis XVIII a laissé le trône des
Capétiens aux mains de Charles X; et six ans seulement plus tard, la Révolution
de 1830 a jeté à nouveau votre Sainte Ampoule dans la poussière. Mais
Louis-Philippe s'est affolé à tort: la France de 1789 était de retour,
pensait-il. A votre tour de vous tromper: l'Union soviétique de 1917 n'est de
retour que dans vos esprits. En 1830, votre roi des grands bourgeois avait
envoyé à Londres un Talleyrand vieillissant, afin qu'il détourne les foudres
imaginaires de la monarchie anglaise. Sachez que votre roi des parapluies de la
Restauration se trompait sur le même modèle que vous-mêmes aujourd'hui: en
1830, l'épouvantail de la Révolution de 1789 et de la revanche des alliés en
1814 ne faisait plus fuir les moineaux.
Et Lavrov de
poursuivre: "A force de vous démener en complices empressés de la Maison
Blanche, vous êtes devenus des vassaux en retard de plusieurs générations sur
l'histoire réelle de notre temps. Ne portez pas si allègrement votre licol. Vos
harnais insultent votre propre avenir. Pourquoi tentez-vous d'humilier la
Russie? Le droit international parle pour elle. Tout État est légitimé à
retrouver l'intégrité de son territoire."
Que penser de
ce rappel au bon sens politique? Deux évènements en soulignent la pertinence.
Premièrement, on croyait que la stupidité politique était de retour sur les
planches de l'histoire et que ce vieil acteur de la mémoire du monde avait
seulement retrouvé ses galons longtemps conservés dans la naphtaline des
miracles et des prodiges du Moyen-Age. Mais les anciens subterfuges de la
sottise ont changé de calibre et de nature - maintenant ils ne se contentent
plus de braver les lois de la physique, ils frappent les plus grands Etats d'un
ridicule international.
L'ex-Chancelier
Helmut Schmidt avait qualifié de "machin idiot" la
promulgation solennelle de sanctions bureaucratiques à l'encontre de personnes
nommément désignées, tel le refus d'une chancellerie de valider passeport de
quelques individus innocents. Deux mois plus tard, le grotesque administratif
est venu chapeauter des châtiments tombés entre les mains des gratte-papier de
la géopolitique. Mme Natalia Poklonskaia, une beauté ukrainienne élevée, à
l'âge trente trois ans, au poste éminent de Procureur général de la Crimée a vu
l'Europe imbécile des bureaux lui interdire de se rendre en Occident. Même
l'inquisition est tombée dans le microscopique, parce que la prestation de
serment de Mme Poklonskaia avait passé en boucle sur internet. Des millions de
Japonais en étaient tombés amoureux et en avaient fait une héroïne de bandes
dessinées.
Et voici
l'image d'elle-même que la civilisation européenne a diffusée à cent vingt
millions d'exemplaires, celle d'une Sirène aux beaux yeux noirs et aux
faux-cils, mais flanquée d'une moustache et d'une barbe prolongée sous le
menton jusqu'à la poitrine. Comment se fait-il que les civilisations sécrètent
des symboles de leur dislocation psychique? Suétone nous révèle que, dans sa
jeunesse, Néron était un gracieux travesti et que sa voix de femme était
ravissante.
Méfiez-vous des
civilisations biseautées. Néron adorait Poppée et l'avait épousée, mais elle
était décédée d'un coup de pied de son époux dans le ventre alors qu'elle était
enceinte de ses œuvres! Les radiologues du trépas des civilisations ne sont pas
des moralistes de la religion juive, chrétienne ou musulmane, mais des
anthropologues de la politique. A ce titre, ils observent que le culte effréné
de la transgression sexuelle se veut parallèle à la glorification de la
vassalité des nations. Il s'agit d'une pathologie de la soumission politique
symbolisée par le dédoublement androgyne. Aussi est-elle expressément désirée
et organisée avec le plus grand soin par des élites de l'Etat traquées par leur
propre décomposition intérieure. Mlle Conchita Wurst et sa barbe n'auraient pas
triomphé sur la scène si, dans les coulisses, les tireurs de ficelles du
spectacle n'avaient pas décidé que sa bisexualité serait le vrai moteur de ses
trilles.
Tout le monde
voit-il pour autant et à l'œil nu qu'il ne s'agit plus de jouer à
colin-maillard dans la cour de l'école? Et pourtant les commentateurs actuels
continuent de distribuer quelques fioritures, garnitures et enjolivures dont
l'arrangement agrémentera la mise en scène de la pièce. Les décadences
basculent de la tragédie dans la comédie. Pourquoi des dorures, des dentelles
et des broderies passent-elles pour le tissu d'une intrigue digne de figurer
dans l'histoire réelle du monde, alors que seule la fée Carabosse tire les
ficelles d'un montage tout artificiel? La faute en incombe à Descartes et à
Pascal, qui ont prétendu que le théâtre de l'entendement de l'humanité
étofferait des évidences providentielles et que les feux célestes du sens
commun guideraient des postulats incrustés dans la nature comme des perles dans
les coquillages. Pis que cela: le châtelain de Ferney comparaîtra devant le
tribunal de la philosophie de notre temps pour avoir enseigné jusque dans
l'enceinte des écoles de notre République que les "imbéciles
n'apprennent que par l'expérience".
Il se trouve,
hélas, que ni les évidences, ni le bon sens ne sont les illuminateurs
souverains de la physique classique et que ces rois du langage n'exercent
aucune prise sur l'esprit de soumission et la peur. La preuve la plus éclatante
de l'infirmité de ces faux monnayeurs a été apportée au lendemain d'un échec
inespéré de l'Amérique: une guerre à mort contre la Syrie n'a été évitée qu'en
raison de la précision de tir des missiles russes.
Certes, les
froids entretiens en tête à tête de John Kerry avec Serguei Lavrov à Paris ont
vexé le Quai d'Orsay et le Foreign Office. Mais Paris et Londres ne se sont pas
risqués à réfléchir aux causes de leur absence humiliante de la table des
négociations. Ces deux capitales de l'intelligence diplomatique
ignoreraient-elles que les affaires sérieuses ne sont débattues qu'entre les
puissants? Puis, les tractations glacées de Genève sur la Syrie ont illustré le
spectacle d'une Europe reléguée sur son minuscule jardinet. Pourquoi cet
étonnement apprêté et, quelquefois, cette indignation contenue des enfants de
chœur de l'histoire, sinon parce qu'ils souffrent bien davantage de leur incompréhension
du monde que de leur coupable incapacité de peser la cruauté des axiomes qui
pilotent les neurones du genre humain? Pour rendre l'évidence politique
intelligible, il faudrait le long apprentissage d'un regard d'adultes sur le
temps ensauvagé des nations.
L'expérience
politique est muette, sourde et aveugle. Si vous ne la rendez pas locutrice, ou
bien elle demeurera bouche cousue, ou bien elle ne vous racontera que des
balivernes. Mais comment rendre les évènements éloquents, comment enfoncer les
boniments dans leur gorge, comment les éclairer à la lanterne de l'expérience?
Votre intelligence gardera le silence aussi longtemps que vous ne lui retirerez
pas les chaînes que votre propre servitude la contraint de porter. Votre raison
a-t-elle des oreilles pour entendre le Président apostropher l'accusé à
l'audience? "M. de Voltaire, levez-vous. Au nom de tout le genre humain,
la cour vous accuse de légèreté d'esprit. Si vous n'avez pas de science de la
cécité du monde, vous ne découvrirez jamais le filtre qui rendrait votre propre
expérience loquace dans ce prétoire."
Que dit la
ciguë de la raison à l'Europe asservie? Qu'un Etat européen qui n'aura pas noyé
l'OTAN dans le poison de la pensée logique, qu'un Etat qui n'aura pas renvoyé
l'occupant au-delà de l'Océan, qu'un Etat désarmé par sa piété démocratique
méritera la peine de mort que son maître lui signifie, du reste, fort
dévotement et depuis quelque soixante-dix ans. Comment l'Europe deviendrait-elle
un interlocuteur rationnel sur la scène internationale, comment ce Continent
jouerait-il dans la cour des grands si la science de l'histoire et de la
politique n'est jamais gravée au jour le jour dans la sotte expérience des
évènements, parce que le concept de causalité expliquante, dit Kant, n'est pas
confusible avec la bancalité du train d'un monde - celui-ci chemine à petits
pas et ne se rend capturable que dans l'enceinte de crânes nettoyés des toiles
d'araignée qui en tapissent l'ossature. Vous vous demanderez donc gentiment
pourquoi les causes ne sont pas visibles à l'œil nu et en tant que telles, vous
vous demanderez sagement pourquoi l'histoire ne devient signifiante que si la
pensée a vaincu la peur qui l'attachait à sa geôle.
Portez votre
regard d'aiglons de la politique au-delà de la trame des heures, observez de
haut et de loin les relations que l'effroi entretient avec l'intelligence, la
terreur avec la raison et l'épouvante avec la lucidité, observez à la jumelle
l'animal rationale d'Aristote. Comment la bête a-t-elle aménagé la
prison dans laquelle sa cervelle craintive se sentira à l'aise?
Supposez qu'à
la Conférence de Vienne, la France et l'Allemagne des ouragans auraient déclaré
d'une seule voix et sans seulement élever le ton que le Vieux Continent
appartient aux Européens, puis, tout uniment, que l'Amérique n'a que faire sur
la surface du globe terrestre qui s'étend de Brest au Caucase, puis,
tranquillement, que la seule difficulté à tisser la trame d'un solide règlement
entre la Russie et le Vieux Continent sur l'Ukraine n'est autre que le joug
militaire qui place les nations du Vieux Monde sous le sceptre d'un général
étranger, puis, non moins paisiblement, que la dissolution d'une armée
artificiellement rassemblée sous les murs du Kremlin ne sera rendue possible
que le jour où les cinq cents camps militaires enracinés en Europe auront été
désincrustés poliment ou de force.
Et maintenant,
imaginez la stupeur, la colère et l'effroi, mais également l'incompréhension
des vingt-sept vassaux européens accoutumés à parader dans le jardin d'enfants
d'une démocratie en images; et maintenant, imaginez la leçon de bon sens qu'une
science politique prisonnière des fausses évidences ne vous donnera jamais.
Comment ne pas vous persuader d'une évidence sacrilège, à savoir qu'il faut
connaître déjà les secrets de la politique et de l'histoire du monde pour que
les évènements dévoilent leur sens à l'école des sacrilèges qui les
éclaireront?
Mais alors, le
bon sens se cache dans le laboratoire des blasphèmes qu'on lui apprendra à
prononcer peu à peu, mais alors, Claude Bernard se révèle un iconoclaste
averti, lui qui, en 1865, a colloqué l'hypothèse scientifique aux avant-postes
de l'expérience de physique qui la mettra seulement après coup à l'épreuve de
la vérification de sa pertinence. Pis que cela: si l'intelligence réelle
précède l'expérience, c'est précisément parce qu'elle campe sur un échiquier et
une problématique d'hérétiques. Comment ferons-nous derechef de l'Europe le
forgeron de sa future grandeur sur l'enclume de ses profanations à venir?
Mais vous
n'êtes pas quittes pour si peu, les enfants: si vous soumettez la géopolitique
au banc d'essai du théâtre des nations, des Etats, des empires, vous
découvrirez qu'il n'est pas de science de la politique postérieure à votre
temps sans une philosophie des retards tragiques de l'histoire et pas de
dramaturgie des lenteurs de la raison sans une anthropologie armée d'un regard
abyssal sur les évadés partiels d'hier et d'aujourd'hui de la zoologie.
Mais ne vous
arrêtez pas si vite sur les chemins dangereux de votre évasion à venir du règne
animal: par-delà la pesée des hypothèses actuelles de la science et de leur
mise à l'épreuve d'une expérience que vous ne rendrez parlante que demain, une
nouvelle difficulté méthodologique vous mettra à l'épreuve des souffrances de
la raison. Car, d'un côté, votre apprentissage de la pensée rationnelle aura
beau vous avoir appris qu'il n'a jamais existé d'empire durable et que Rome
avait vainement apporté aux barbares des routes, des ponts et des aqueducs, la
civilisation des Quirites s'est néanmoins évanouie sous la herse des peuples en
retard cérébral sur les grands bâtisseurs de l'époque .
Puisse votre
réflexion actuelle vous éclairer sur les causes les plus cachées de la
vassalisation future de la civilisation européenne. Vous vous direz que nous ne
sommes pas demeurés aussi frustes et agrestes que les ethnies et les peuplades
soumises à la grandeur d'Athènes ou de Rome. Au contraire, nous précédons la
science américaine des mystères de la matière et de la vie. Quel est donc le
moteur universel de notre auto-vassalisation?
Pour le
découvrir, un autre champ encore de l'anthropologie profanatrice, un autre
territoire encore de l'épistémologie sacrilège, une autre géographie encore du
mutisme des évidences et du bon sens attendent vos blasphèmes: il vous faut une
gérontologie expérimentale de la politique et de l'histoire de
l'Occident. Ce n'est pas seulement la peur innée de peser le monde sur la
balance de la raison politique qui a interdit aux petits et aux grands Etats présents
à la Conférence de Vienne de tenir le discours féroce de la lucidité, c'est
l'accablement du grand âge. Elles sont cruelles, les évidences qui conduisent
les civilisations au tombeau. L'Europe y descend à petits pas, trotte-menu et
tremblante. Elle se meurt exténuée - et c'est son propre épuisement qui
l'épouvante le plus.
Pour remédier à
la fatigue cérébrale de l'Europe politique d'aujourd'hui, il ne suffira pas du
sursaut de lucidité dont bénéficient les agonisants, il ne suffira pas que vous
armiez l'intelligence du Vieux Continent de tout son courage un instant
retrouvé, il ne suffira pas de votre recul intellectuel d'anthropologues
résolument prospectifs et de psychanalystes spécialisés dans le scannage des
décadences - il vous faudra conduire les sciences humaines au défrichage d'un
champ nouveau, inconnu et immense de la science historique, celui d'une
spéléologie de la mort.
Vous descendrez
au sépulcre sur un modèle ignoré des Anciens. D'illustres sépulcres nous ont
précédés; mais celui de l'Europe, vous en chercherez vainement l'effigie dans
quelque musée des trépas d'autrefois. Car les anciennes plongées des nations
dans l'oubli étaient dues à la carence soudaine dont les neurones de leurs
élites se trouvaient frappées. Plus de toisons d'or, plus d'Argonautes du
vertige! Mais nous produisons des Jason à la pelle. Nos grandes écoles ne
jettent-elles pas chaque année sur le marché du travail force explorateurs
patentés?
Tel est le
paradoxe d'une Europe en attente de la mort: nous produisons des savoirs de
haut voltage, mais nous manquons d'ouvreurs, d'éveilleurs, d'allumeurs. La
conférence de Vienne est une bonne illustration du piétinement de notre
intelligence de la politique et de l'histoire. Ces deux disciplines s'enlisent.
Tout ce que capturent nos intellectuels se laisse cerner dans leur cirque à
eux. Nos grandes écoles ne sont que des tamis; et ces tamis fabriquent sans
relâche des tamis aux mailles plus serrées que les précédentes et de plus en
plus fières de leurs triages.
Les
civilisations d'autrefois ont péri du tarissement de leur enseignement.
L'Europe ne tombera pas dans le gouffre de l'étroitesse de ses savoirs, elle ne
connaîtra pas le naufrage de la mémoire qui a englouti les élites d'Alexandrie,
d'Athènes et de Rome. Mais notre passé fera un entassement de moins en moins
transportable: on n'alourdit pas indéfiniment la cargaison des siècles.
A moins que…
Voyez la pâle lueur, le maigre falot, la lanterne à demi éteinte qui trottine à
l'horizon. Les peuples de l'Europe commencent de prendre leurs distances à
l'égard de leurs dirigeants. Quelques hirondelles survolent le nid des
moineaux. Toute la presse russe, y compris celle qui se montre critique à
l'égard du Président Poutine est tombée à bras raccourcis, non seulement sur
Mme Merkel, qui était l'hôte d'honneur du Kremlin le 9 mai de chaque année,
mais sur le peuple allemand tout entier, parce que la Chancelière a condamné le
passage en revue de la flotte de guerre russe dans le port de Sébastopol ce
jour-là.
La Crimée
retrouvée s'est révélée un nid d'aigle, celui du patriotisme russe revivifié.
Qui est ce personnage oublié qu'on appelait la nation? Quand M. Barack Obama
fronce le sourcil au spectacle du 9 mai sur la Place Rouge, les Russes
commencent de se dire: "De quelle nation est-il, celui-là? De quel droit
ce peuple surveille-t-il notre astéroïde? L'Allemagne héritière de Hitler
a-t-elle un droit de regard sur nous?"
Pourquoi
l'Amérique fière de ses Universités les plus célèbres ne produit-elle pas une
super élite de l'action politique? Les amphithéâtres de Harvard, de Columbia,
de Stanford ou de Princeton ne produisent aucun peloton de têtes mieux faites
que bien pleines et dont les diplômes trieraient les cerveaux cravatés des
cerveaux déficelés. J'attends les quelques rieurs qui n'en croiront pas leurs
oreilles d'apprendre que le Département d'Etat a sottement demandé à la Chine de
se rallier aux sanctions contre la Russie et à la France de ne pas livrer à ce
pays les Mistral promis et dûment payés. Un pays tout subitement hissé à la
direction de la planète ne saurait apprendre les rudiments de l'histoire des
nations en un seul demi-siècle; mais de le voir gesticuler dans le vide, c'est
à se tordre de rire. Peut-être le spectacle de la sottise politique sera-t-il
le grand délivreur de l'Europe en marche.
Face au
ratatinement des élites et à la puérilité des classes dirigeantes d'une Amérique
au petit pied, naîtra-t-il un Titan européen? Après tout, la politique est la
science du possible; et le possible est d'une grande simplicité. C'est pourquoi
le génie n'est jamais qu'un bon sens ressuscitatif.
Quel bon sens
de placer le soleil au centre de la ronde des planètes, quel bon sens de faire
tourner la terre sur son axe, quel bon sens de demander aux troupes étrangères
campées sur nos terres depuis trois quarts de siècle de lever le camp, quel bon
sens que de réveiller en sursaut les peuples dont les sentinelles se sont
endormies, quel bon sens que celui des retrouvailles de l'Europe des vigies
avec la solitude dont se nourrit la dignité des nations."
Le 17 mai 2014
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