1 - Le
bistouri de la méthode
Il y a
longtemps que ma modeste anthropologie originelle me sollicite de rédiger
une lettre philosophique à l'intention des grands chirurgiens: leur audace
fera non seulement la gloire de la science médicale du XXIe siècle, mais
ils modifieront, de surcroît, le regard sur la politique et sur l'histoire
de la bête schizoïde. Celle-ci se cherche une boussole et qui la situe,
depuis des millénaires en des lieux variables entre le réel et ses songes,
et cela au gré des époques, des climats et des lieux.
De plus,
une anthropologie consciente des origines animales du simianthrope, repose
sur une méthode chirurgicale, puisqu'il faut plonger le bistouri et le
scalpel de la méthode dans les entrailles d'une historicité elle-même à la
recherche de son statut. Pour bâtir un observatoire capable d'examiner une
bête partiellement évadée de la zoologie et loin d'être parvenue à son
terme, il faut connaître la plateforme à partir de laquelle le simianthrope
a construit une historicité et une géopolitique flottantes entre deux eaux.
C'est alors
que vous vous êtes présenté en médiateur d'une anthropologie consciente du
destin philosophique de la chirurgie moderne.
Vous savez
mieux que personne que l'alliance de la science médicale avec la
philosophie a été scellée par l'alliance de Platon avec la raison
fondatrice de la civilisation européenne. Socrate ne cesse de rappeler aux
sophistes de son temps qu'ils ressemblent à des cuisiniers habiles à vous
préparer des aliments délicieux, mais qui vous gâtent l'estomac. Puis vingt
siècles de christianisme se sont fondés sur la nécessité de combattre une
pathologie inguérissable, à savoir le péché originel. Si cette maladie ne
pouvait être terrassée, l'atténuation de ses symptômes vous conduisait au
moins au purgatoire - le verbe purgare est médical, que je sache, et
c'était un remède bénéfique d'éviter du moins au patient les tortures
éternelles de l'enfer.
Puis, sous
la plume de Voltaire, le combat mondial de la médecine est redevenu impie.
Dans ses Lettres philosophiques, l'auteur de Candide
ou l'optimisme félicitait l'Angleterre de combattre la variole
par l'inoculation infime des germes de la malade, ce qui permettait à
l'organisme de s'armer d'un système immunitaire que Jugurtha avait déjà
expérimenté sur sa personne du temps de Pompée et de Cicéron. Quoi de plus
hérétique que de contester l'administration divine des épidémies
vengeresses dont le créateur nourrissait l'éternité de sa justice.
Mais le XXe
siècle a connu le naufrage des deux armures de la raison euclidienne, puisque
nos sciences pourront seulement continuer de calculer les négociations de
l'espace avec le temps. Il n'est plus permis à nos exploits mathématiques
de comprendre goutte à une physique qui nous a privés du sceptre de
l'espace et du temps du genre simiohumain. Raison de plus pour la science
médicale de reprendre la tête de la connaissance de la bête schizoïde dont
le cerveau oscille entre le réel et des empires du songe - car la bête
dichotomisée ne sait plus sur quel pied danser dès lors que les démocraties
et les républiques auto proclamées laïques n'osent s'intéresser davantage
que Platon à l'alliance de la pensée médicale avec les attributs et les
apanages de l'intelligence.
De son
côté, la philosophie est tombée dans des formes nouvelles de la sophistique
et de la scolastique dont Socrate condamnait les friandises, comme il est
dit plus haut.
2 - Scolastique et sophistique
Quand je
considère les cohortes d'enseignants de l'histoire scolastique et
sophistique de la philosophie qui se proclament philosophes, à seulement
mâchonner la vulgate scolaire de l'histoire de leur discipline; quand je
considère le vocabulaire superficiel et vaporeux dont ils habillent leur
fausse histoire de la pensée du monde de Platon à nos jours; quand je
compare leur vocabulaire et leur récitatif avec la précision du lexique
dont vous faites preuve dans votre compte rendu du déroulement de votre intervention
dans lequel une topographie minutieuse habille une problématique et les
nœuds serrés d'une logique éclairante, je me demande une fois de plus s'il
ne serait pas utile d'approfondir la définition même de la philosophie,
c'est-à-dire de l'histoire de l'intelligence que suggère votre discours et
le langage qui lui sert de cuirasse.
Car Platon
est demeuré à la fois le plus grand prosateur de la civilisation grecque et
le plus grand philosophe de tous les temps. Le premier il a introduit une
anthropologie critique dans l'histoire et dans la définition même de la
philosophie. Il a observé la construction et les vices de fonctionnement de
l'encéphale parlant des Athéniens et il a considéré leur intelligence
scientifique et philosophique en observateur d'un organe naturel du genre
humain. C'était porter sur la boîte osseuse de l'élite intellectuelle de
l'époque le même regard compréhensif et réparateur que vous portez sur la
colonne vertébrale de vos congénères.
Or cet
examinateur de notre machinerie sommitale a remarqué tout d'abord que la
chute de notre espèce dans le langage la dotait d'un instrument imparfait.
Les mots charrient des concepts et les concepts sont globalisants, de sorte
qu'ils commencent par soustraire le singulier à notre champ visuel. Impossible,
dit Platon, avec un outil de ce genre, de capturer le nez camus de mon
élève Théétète, puisqu'il n'existe pas de science du singulier et que le
concept ressemble à une marguerite dont je suis condamné à effeuiller les
pétales.
3 - Effeuillons la marguerite
Voici un
arbre: j'en retire les feuilles, les branches, l'écorce, le poids, la
couleur et il me reste entre les mains un spectre que j'appelle un arbre.
Et ce spectre est si maigre et si utile seulement à entasser tous les
arbres du monde dans le panier de la parole, que ce malheureux existe bien
moins en sa multiplicité et son ubiquité que le seul individu qui s'appelle
Socrate et que je suis précisément impuissant à connaître dans sa
singularité, sa spécificité, en un mot en son essence même.
Il a fallu
attendre plus d'un millénaire et demi, jusqu'au XIe siècle de notre ère,
pour qu'un certain Abélard redécouvrît l'effeuillage de la marguerite du
concept inaugurée par Platon, et pour doter le Moyen-âge chrétien de sa
seule découverte philosophique. Mais le génie des grands inaugurateurs de
la pensée critique est de se donner une assise anthropologique, donc une
problématique heuristique que l'histoire mondiale de la science se chargera
de féconder. Il aura fallu attendre la parution de L'Evolution
des espèces de Darwin en 1859 pour que toute l'histoire
véritable du cerveau humain, donc de la pensée philosophique, se découvrît
une autre assise que celle de la Grèce antique. Car il est alors apparu que
l'encéphale de l'espèce simiohumaine est un organe en évolution et qu'il
nous faut commencer par tenter de découvrir à quelle étape du devenir de
cet organe nous nous trouvons présentement arrêtés - sinon comment
saurions-nous seulement dans quel observatoire nous avons installé notre
télescope, si bien que nous poursuivons notre fabuleuse entreprise de
tenter de comprendre comment fonctionne notre encéphale.
Décidément,
le concept à effeuiller n'est plus une plate-forme suffisante pour savoir
d'où nous partons et où nous conduisons la flotte des Argonautes dont nous
ne sommes jamais que des Jason provisoires. Il nous faut donc observer
quelles sont les productions champignonnesques qui germent sous nos boîtes
crâniennes et trouver une balance sur les plateaux de laquelle nous
déposerons, siècle après siècle, l'organe sommital censé nous piloter parmi
les galaxies.
Platon
osait à peine se demander pourquoi les Grecs offrait des bœufs ou des
moutons à Zeus, à Athéna ou à Hermès. Vingt-cinq siècles plus tard, nos
philosophes n'osent pas davantage peser la signification de notre abandon
d'offrandes animales aux Célestes afin de leur substituer un successeur
imaginaire d'Isaac ou d'Iphigénie, que nous appelons notre Sauveur, notre
Délivreur ou notre Rédempteur.
Décidément,
si notre découverte du langage nous a fait tomber dans le concept et si le
concept nous prive de toute science du singulier, voici que notre enquête
sur le singulier nous conduit à peser en anthropologues les relations
négociées et dispendieuses que nous entretenons avec les trois personnages
célestes que nous avons substitués à la douzaine de Célestes d'Homère. La
philosophie est devenue l'anthropologie dont l'objet d'observation
s'appelle la boîte osseuse de l'humanité. Voici qu'elle est devenue une
anthropologie du simianthrope bloqué de siècle en siècle entre le monde
réel et les mondes imaginaires. Cet animal voudrait en faire sa proie
épistémologique. Mais il se rend tout au contraire un prisonnier ligoté à
ses songes par les ficelles ou les cordes de ses litanies ou de ses
liturgies.
4 - A la recherche de la vis de Romeo
Mais, M. le
diamantaire de la colonne vertébrale de l'humanité, quelle leçon de
philosophie que le récit de votre intervention. Nulle autre discipline que
la philosophie n'a davantage besoin de préciser son vocabulaire à l'école
des orfèvres et des joailliers de nos vertèbres, de notre globe oculaire ou
de notre système cardiaque. Car plus une discipline étend son champ
d'observation et se rend heuristique à élargir sa problématique, plus elle
court le risque de tomber dans le piège que je dénonçais au début de cette
lettre, celui des petits récitants d'une histoire scolarisée de la pensée
humaine dont Descartes dénonçait les travers plus de deux siècles avant les
Schopenhauer, les Nietzsche, les Jaspers.
Vous
avancez pas à pas et de vertèbre en vertèbre. Vous m'avez placé une vis de
Roméo de plus d'un demi-centimètre de diamètre et d'une longueur de quatre
centimètres à laquelle la philosophie est conviée à donner un sens
symbolique et ce sens symbolique n'est autre que celui auquel la précision
de votre lexique sert de véhicule. Puisse le génie des chirurgiens
d'avant-garde de ce temps servir de vis de Roméo entre la philosophie et la
médecine. Plus que jamais, nous avons besoin de votre timon pour ne pas
perdre pied dans l'histoire de notre cervelle et pour nous souvenir que si
toute philosophie est une anthropologie, elle demeure liée à la
connaissance d'un organe du simianthrope. La philosophie de demain ne devra
jamais retomber dans les songes et les vapeurs d'une sophistique et d'une
scolastique qui entachaient la raison elle-même.
Vous avez
lié à jamais toute philosophie à un corps, celui du simianthrope, dont le
statut pourra osciller entre les pires délires de sa vie onirique et le
solide marchepied d'une ossature.
Mais il y a
plus: les joalliers de la colonne vertébrale partagent depuis longtemps
leur solitude d'avant-garde avec la solitude de la pensée rationnelle. Vos
patients ne sont pas des connaisseurs et des admirateurs compétents de vos
exploits et vous ne partagez pas vos découvertes avec vos collègues, dont
aucun n'est appelé à venir admirer vos exploits dans un laboratoire qui
vous serait commun. Le philosophe, lui non plus ne s'adresse pas à un
public de connaisseurs suffisamment avertis; le philosophe lui non plus ne
s'adresse pas à un corpus internationale de philosophes
qui examineraient à la loupe ses exploits.
5 - Le miracle du singulier
Mais la
solitude partagée des artistes de la chirurgie moderne d'un côté et, de
l'autre, la solitude des philosophes fournit l'avantage hautement
symbolique de leur fournir une vision anthropologique de la médecine et de
la philosophie.
Qu'est-ce à
dire? C'est que nos deux disciplines ont rendez-vous avec le singulier. La
science moderne a découvert qu'il n'existe pas deux trèfles ou deux flocons
de neige identiques. A plus forte raison, il n'existe pas deux individus
semblables. Vous aviez à négocier le fonctionnement de mon encéphale actuel
avec la durée de votre opération. Vous ne pouviez me maintenir quatre
heures durant sous le tranchant de votre scalpel. Si vous dépassiez trop
les vingt minutes nécessaires au nettoyage de deux vertèbres, vous n'aviez
plus le temps d'installer un quadrilatère d'écartement et toute votre
science revenait à négocier, en interlocuteur direct de la vie et de la
mort, qui fait de vous un autre type de dialoguiste avec le genre humain,
que celui des anesthésistes qui surveillent le système cardiaque du
patient.
Vous voyez
combien l'alliance de la microchirurgie avec la philosophie d'avant-garde
s'élargit d'ores et déjà à un autre organe. Mais, essayons de faire sans
cesse davantage de l'axe de la pensée la colonne vertébrale du genre
simiohumain.
Dans cet
esprit, la phalange des géants de la microchirurgie n'est pas la seule à
tenter d'élever le degré de densité philosophique de la science médicale,
donc le degré de lucidité anthropologique de la science moderne. J'ai déjà
évoqué la vocation des " logiciens de la nuit" (III - Les logiciens de la nuit , 23 octobre 2015).
Mais il est
un empire du vocabulaire où votre discipline occupe le premier rang, celui
de l'approfondissement du sens que la chirurgie de demain sera appelée à
donner aux verbes expliquer et comprendre.
6 - Expliquer et comprendre
Expliquer remonte à explicare, qui signifie déplier,
défaire des nœuds, démêler un écheveau embrouillé et confus et àcomprehendere,
qui renvoie à notre adjectif préhensile et qui évoque la
capture et la prise de possession d'un ensemble rassemblé sous la poigne
des mots et plus précisément sous le joug d'une problématique, donc d'une
logique aux nœuds serrés. Pour l'instant, le simianthrope considère qu'il a
compris quand il a démêlé un écheveau ou cadenassé un savoir au point de
l'enfermer dans une cage cérébrale aux barreaux les plus solides possible.
Prenez le
cas du grand physicien Werner Heisenberg. Dans son essai Der
Teil und das Ganze (Le Tout et la Partie) il se
demande comment la science atomique doit conjuguer le verbe comprendre,
c'est-à-dire expliquer, alors que la logique d'Euclide est réfutée depuis
1905 et qu'il n'est pas logique de continuer de s'en servir sous prétexte
qu'elle nous suffit pour construire des ponts solides. Werner Heisenberg
était à la fois un musicologue qui s'inscrivait dans la tradition de la
"musique des sphères" de Pythagore et un amateur de la
philosophie grecque. On lui doit d'avoir posé les fondements de l'usage
pacifique, c'est-à-dire contrôlé, de l'énergie nucléaire et d'avoir empêché
l'Allemagne de s'engager dans la construction de l'arme atomique.
Et comment
répond-il à la question de la signification des verbes expliquer et
comprendre? A la manière de la science classique qui disait qu'un phénomène
était expliqué quand la physique mathématique l'avait rendu prévisible à
coup sûr.
7 - Du descriptif à l'explicatif
Quelle est
l'animalité spécifique, donc cérébralisée du simianthrope si cet animal
déclare qu'un ensemble de phénomènes serait rendu compréhensible de s'être
seulement rendu préhensible?
Tous les
animaux expliquent le monde sur ce modèle. Il y a un
demi-millénaire, Montaigne observait l'intelligence du renard qui, avant de
s'engager sur un étang gelé, vérifie d'une patte prudente la solidité de la
glace. Par bonheur, les verbesexpliquer et comprendre résistent
aux sirènes de la physique mathématique. Car vous savez déjà que le cosmos
ne pose pas la question du "pourquoi". Vous savez déjà que
l'intelligible renvoie à des signifiants, vous savez déjà que
tous les signifiants du monde sont anthropomorphiques , vous savez déjà que
tous les signifiants sont humains, vous savez déjà que toute intelligence
téléguidée par le finalisme qui lui est inhérent, est nécessairement
construite sur le modèle mythologique des théologies, vous savez déjà que
l'animalité spécifique de ce type de rationalité du simianthrope renvoie
nécessairement à un manipulateur, à un gestionnaire, à un démiurge censé
caché derrière les décors et réputé tirer les ficelles du cosmos.
C'est
pourquoi les verbes expliquer et comprendre sont
absents du récit de votre opération et cela non point pour les remplacer
par le langage superficiel, approximatif ou vaporeux de nos pseudo
historiens de la philosophie, mais parce que l'avant-garde des Titans de la
micro chirurgie est appelée à poser les fondements d'un humanisme abyssal
et qui armerait la science médicale du tragique et de la solitude de la
condition humaine. La science chirurgicale d'aujourd'hui est appelée à
rouvrir l'encéphale schizoïde d'une espèce scindée entre le réel et
l'imaginaire à l'interrogation fécondatrice des civilisations en marche.
Il n'existe
malheureusement pas encore de microchirurgien du globe oculaire qui puisse
remédier à l'affaiblissement de mon acuité visuelle. Par bonheur, soixante
ans de maniement de la plume m'ont permis de vérifier la justesse de
l'adage de Cicéron qui disait que l'art d'écrire est opifex artis dicendi.
Le texte ci-dessous a été dicté d'une traite, parce que je demande à ma
tête de tenir la plume à ma place - et elle s'exécute. .
Le
27novembre 2015
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