1 - Le peuple et les généraux
L'humiliation
nationale de la Grèce a été tempétueuse, l'humiliation internationale de
l'Europe est demeurée silencieuse. Quelle est la fatalité interne qui aura
tenu les rênes de la course à l'abîme des Etats vassalisés par leur
dichotomie évangélisatrice? Quelle aura été est la généalogie d'un
messianisme démocratique voué à l'avortement? Quelle est l'étoffe des
baudriers et des songes de la Liberté dont notre espèce persévère à décorer
son poitrail?
Le premier,
Cicéron, avait éclairé de la lumière aveuglante du bon sens des Romains la
nature aporétique de toute politologie qui ambitionnerait de s'élever au
rang d'une science rigoureuse et qui, du haut des tours de la pensée
rationnelle, jetterait un regard condescendant sur les arithmétiques
partielles d'une espèce ingouvernable par nature. L'examen du comportement
des rois, disait-il, vous expliquera la tyrannie. Si, dans la foulée, vous
observez la conduite des "optimatès" - les meilleurs -
vous serez éclairés sur le naufrage de l'Etat dans les rivalités entre les
factions; et si vous scrutez les errements du pouvoir populaire, vous
verrez que les masses mènent inéluctablement à la gabegie et au chaos - turba
et confusio.
Plus
précisément, et dans le détail: le prince se verra nécessairement assailli
par des spadassins de la politique, puis se trouvera entouré d'une cour de
louangeurs, de flatteurs et de panégyristes qui l'habilleront en Jupiter, tandis
que les oligarchies au couteau entre les dents se réfléchiront dans le
miroir aux alouettes de l'auto glorification de leurs phalanges. Quant à la
multitude, elle se jettera inévitablement dans les pattes des démagogues et
sous les griffes des émeutiers, qui porteront les foules aux nues et les
encageront dans des mondes merveilleux - lesquels ne feront qu'une bouchée
de leur proie, alors que les simples d'esprit seront broyés sous les crocs
de leurs songes.
2 - La démocratie pharaonesque
Mais
Cicéron a péri de la main obéissante d'un centurion qui en avait reçu
l'ordre de la bouche d'Antoine. Quel est le destin mécanique des
démocraties bernées par leurs neurones? Car le peuple est sans cesse à la
recherche de ses bannières et de ses oriflammes. Il s'attachera donc aux
chausses d'un général à vénérer, donc à servir, puis il se ruera, tête
baissée, dans la guerre civile dont son maître aura le plus grand besoin -
il faut bien qu'il se donne le prestige d'une durée légitimée par ses
victoires sur quelque ennemi de son armure. Le Sénat de la République avait
cru lutter sagement et efficacement contre les futurs agitateurs du peuple
des Quirites: il avait osé désigner un "tribun de la plèbe"
qu'on assagirait peu à peu, mais dont les pouvoirs seraient tellement
exorbitants sur le papier qu'il lui serait accordé de s'opposer tout seul à
la promulgation des lois qu'un Sénat d'aristocrates souverain, mais
abusifs, tenterait de promulguer au détriment des petites gens.
Le résultat
s'est révélé inverse: les rois de la guerre qui se sont hissés l'un après
l'autre à l'empire étaient tous d'anciens tribuns du peuple. Pourquoi ces
apprentis-orateurs ont-ils tout de suite mal tourné? Devenus chattemites et
patelins à souhait, donc initiés par leur haute fonction au maniement
expérimenté de l'ignorance des foules - et cela en raison même de
l'imprudence des ruses du Sénat - ce sont eux qui ont bâti l' empire sur la
discipline des légions. Jules César, ce patricien devenu le ténor des
multitudes en armes, Pompée, ce Stentor des premiers soldats bourgeois ont
conduit les citoyens romains à la guerre pour la gloire d'un cimier.
Depuis
lors, les Républiques n'ont cessé de hisser au faîte du pouvoir des
guerriers censés non seulement incarner, mais glorifier une liberté au
casque d'acier. Napoléon 1er a donné aux sans-culottes de la Révolution de
1789 la fierté d'exercer une prérogative du glaive autrefois réservée à
l'Eglise, celle de "proclamer l'existence de Dieu". Son
neveu, Napoléon III, a rédigé un traité pédantesquement intitulé De
l'extinction du paupérisme. De nos jours, c'est sous les
applaudissements du peuple égyptien que le général Sissi est devenu un chef
d'Etat acclamé par une foule subitement reconvertie à l'adoration d'un
Pharaon et qui a aussitôt fait condamner son prédécesseur à la peine
capitale. Vous remarquerez que toutes les théologies monothéistes sont
construites en décalques de ce modèle quasiment idéal de commandement
politico-militaire, à cette différence près que les châtiments et les
récompenses alternées y sont hypertrophiés sur le modèle mythologique, donc
amplifiés par la sacralisation au ciel et sous la terre de leurs fondements
politico-judiciaires.
Certes, la
rue ne placera plus l'Europe vassalisée sous le képi d'un général
théologisé, mais seulement parce qu'il n'y aura jamais de "peuple
européen" unifiable et ambitieux de se donner, d'Helsinki à
Syracuse un destin de guerrier vissé sur sa selle entre les nues et le sol.
3 - En attente de votre phalange de députés-pilotes
Je vous
disais plus haut que Cicéron fut le premier anthropologue à ouvrir les yeux
sur les apories d'origine neuronale dont souffre l'animal onirique , le
premier analyste des impasses psychogénétiques qui encagent le genre
humain, le premier observateur de l'infirmité native d'une raison plus
vocalisée que réfléchie. Mais ce Bossuet de l'hémiplégie originelle de la
démocratie romaine fut également l'inventeur d'un entremêlement exploitable
des éclopés et des impotents diversement et inégalement utilisables - et
cela à la lumière même de leurs carences respectives. Le règne exclusif
d'un princeps se trouvera mâtiné d'une pincée de l'autorité qu'il
faudra accorder à une caste d'oligarques bornés et à saupoudrer d'une dose
de l'impéritie du suffrage anonyme de citoyens illettrés.
Toutes les
démocraties modernes se sont ralliées à cette mixture incertaine,
maladroite et médiocrement performante. La France actuelle fournit une
illustration aussi massive que piquante de ce mélange improvisé de raideur
avec des broutilles que les Romains appelaient des nugae difficiles
- les casse-tête compliqués auxquels s'amuse l'arithmétique. Le Président
de la République fait figure de roi stabilisé à titre précaire entre les
billevesées et les balivernes des uns et des autres; et, à ce titre, il
feint - pour un instant seulement - de jouir des apanages en acier trempé
de la solitude monarchique. Ne nous y trompons pas: il a forgé toute sa
carrière dans les rangs, les coulisses et les cages d'un parti divisé entre
les sottises rassurantes des semi-réalistes et le salmigondis réconfortant
des semi-rêveurs, de sorte qu'il ne dispose en rien des qualités sommitales
que requerrait l'exercice efficace des prérogatives attachées par nature à
un pouvoir à la fois effectif et somptueux.
Quant à la
classe dirigeante des décorés et des enrubannés, vous en connaissez mieux
que personne les solennités locales, l'étroitesse d'esprit et la
méconnaissance qui y règne des enjeux tragiques auxquels l'histoire du
monde actuel servira de théâtre. Quant au suffrage universel, cette tiare
factice réduit les peuples baptisés de souverains à l'exercice
rituel d'un devoir électoral dérisoire, alors que la politique intérieure
est devenue l'otage d'une géopolitique titanesque et dont le champ de la
lucidité attend des esprits armés d'un tout autre surplomb.
4 - La France des bégayants
M. le
Député des clairvoyants, comment seulement tenter d'imaginer un régime
démocratique crédible si le chef de l'Etat n'est qu'une feuille agitée par
le vent des partis et si des clans bourdonnants de leur scolastique auront
couvé sa carrière dans l'anonymat d'une clientèle? Comment
soustrairiez-vous tout ce petit monde aux chicaneries, pépiements et
bavardages de la langue hoquetante d'aujourd'hui? La classe dirigeante de
la France s'est brouillée avec le flux naturel et aisé du discours gaulois,
elle se prend les pieds dans le tapis - elle éructe des e e e e e tous les
deux mots. Comment imaginer que la démocratie se forge une classe
dirigeante sur l'enclume des rivalités gigantales entre les songes de ce
temps si l'on ne prononce plus une seule phrase d'un trait et sans
trébucher à chaque syllabe? Impossible de donner aux peuples une tiare plus
ridicule que celle d'un lexique d'infirmes empêtrés dans leurs voyelles et
leurs consonnes.
Il est
nécessaire, M. le Député, que vous installiez votre campement au-delà des
vrombissements et des galéjades d'une politique clopinante et boitillante
jusque dans son débit. M. Renzi, chef de soixante millions d'héritiers de
l'empire romain, a heurté de son index replié l'os frontal de l'Europe des
paltoquets en disant: "Toc, toc, toc, y a-t-il de la cervelle
là-dedans?" Pour la première fois, la stupidité devient un
personnage historique, un acteur aux gestes observables sur les planches du
monde. M. Jean-Pierre Chevènement décrit ce protagoniste de théâtre du
monde à l'occasion des sanctions prises par Union européenne contre la
Russie sur l'ordre de son maître. (Nous sommes passés dans
l'allégeance au suzerain américain" , Interview, Marianne,
10 juillet 2015,
5 - Les sucreries de l'obéissance
A-t-on
jamais vu un continent d'un demi-milliard d'habitants se faire dicter sa
politique étrangère par un empire campé à cinq mille kilomètres de ses
côtes? A-t-on jamais vu l'Europe se ruer sur un ennemi imaginaire du seul
fait que son maître d'au-delà des mers le lui aura montré d'un doigt
vengeur? A l'heure d'une géopolitique du fantastique, du fabuleux et du
pichrocolin, à l'heure où la pesée du cerveau de l'humanité place une
anthropologie qui se voudrait critique au cœur de l'histoire de la planète,
de quelle classe dirigeante ferez-vous débarquer l'observatoire sur une
France privée de télescope et qui n'avait jamais seulement imaginé qu'un jour
une puissance étrangère lui interdirait tout net de livrer souverainement
un navire de guerre à un Etat de son choix? Don Diègue a perdu son
Rodrigue. Il clame dans le désert:
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Personne
n'a seulement l'effronterie de dénier sa légitimité à la présence
tranquille d'un intrus effronté sur nos terres, il va de soi que ce
visiteur est là pour toujours, il va sans dire qu'à l'image de nos plaines
et de nos montagnes, il s'est lové à jamais dans le paysage de nos ancêtres.
M. François Fillon lui glisse seulement à l'oreille: "Vos exigences
sont un peu exagérées." Il voudrait desserrer les sangles du
cheval, mais non brûler les brides, les harnais et les selles de tout
l'attelage. Les peuples meurent d'avoir perdu leur fierté. On n'est plus
déshonoré d'obéir, on se contente de demander des égards. Les domestiques
réclament un domptage amolli de tout leur équipage, les valets de pied
veulent seulement qu'on respecte leurs rubans et leurs friandises - un peu
de politesse, s'il vous plaît, votre courtoisie est la dernière sucrerie
qu'attendent mes caries.
6 - Une anthropologie de la jungle et du zoo
Mais une
science historique en attente des futurs peseurs de l'encéphale d'une
humanité pensante, donc d'une philosophie occidentale en attente, elle
aussi, et depuis vingt-cinq siècles, de la balance à peser les têtes, une
telle philosophie, dis-je, sera nécessairement le moteur d'une science
trans-zoologique de la politique. De plus, le récit des trébuchements
successifs de l'entendement qualifié de rationnel des nations n'est pas
linéaire, mais saccadé. Tous les grands philosophes ont récrit à leur
manière les soubresauts de notre embryon de cervelle, parce que l'évolution
de nos cellules cogitantes s'est révélée le théâtre des mutations
désespérément cahotantes de notre faculté d'émettre des jugements
collectifs. Comment se fait-il que les métamorphoses de la conque osseuse
qu'un singe glapissant se partage - et devenu parlant à l'école d'un
miracle de la nature - se préparent dans l'ombre des décadences politiques
de cette espèce? Observons de plus près les soubresauts dont nos idéalités
vaporisées nous présentent le spectacle et observons les crocs de
l'abstrait que la bête aiguise sur la meule d'un empire étranger.
A toutes
les époques, nombreux sont les encéphales inconnus que leur haut calibrage
isole du troupeau: ce qui change d'un siècle à l'autre, c'est seulement la
jungle qui environne ces anachorètes anonymes. La dernière sorcière brulée
vive en Europe, Anna Göldi, le fut à Glaris en Suisse, en 1782. Mais les
islamistes de Daesh viennent d'exécuter deux "sorcières" à
Raqqa, en Syrie. Il y a seulement trois décennies, j'ai entendu de mes
oreilles une journaliste de France-Inter déplorer le combat difficile de
Képler, qu'handicapait, hélas, une sorcière - sa propre mère.
Partout la
sottise se révèle publique par définition, partout, elle se fonde sur la
perpétuation de l'esprit magique des premiers hommes. Les religions se
contentent de codifier une sorcellerie originelle et qui a servi de ciment
politique aux évadés du règne animal. Lhomme est une espèce qui exorcise sa
chute dans le vide. Puis la civilisation sépare les ensorcellements utiles
des exorcismes néfastes. Ceux-ci perturbent fort diversement l'ordre
public. Un tribunal gaulois vient de donner raison à une plaignante qui se
disait flouée par le vendeur d'une bague magique. Le fraudeur lui avait
pourtant garanti que le bijou enfantait des prodiges à la pelle. Cela
est-il plus irrationnel que les paroles de la messe? Vingt siècles après le
siège d'Alesia, l'Elysée de 2015 a salué la génialité de l'énorme godemiché
de caoutchouc vert, gonflé d'air et dressé place de la Concorde: "l'œuvre",
selon "l'artiste" valait un million de dollars. La
responsabilité de la sottise de l'Etat est-elle engagée dans l'ordre
politique aux yeux des descendants de Vercingétorix?
Mais
l'humanité change seulement la taille et la configuration de ses grigris.
Déposer le rouge à lèvres d'un baiser sur une toile blanche baptisée "tableau"
est une profanation parareligieuse et dûment indemnisée par la justice
d'une République qualifiée de laïque. Les Romains n'indemnisaient pas la
sottise à ce degré-là: si vous aviez acheté à prix d'or une villa en ruines
parée d'un écriteau affichant "superbe villa à vendre", il
était inutile d'intenter une action en justice contre le vendeur trop
malin. Quel signe de la solidité ou de la fragilité de la cervelle d'une
époque que sa législation et sa jurisprudence!
Comment
dénoncerez-vous la diabolisation planétaire de M. Vladimir Poutine si le
Moyen-Age est de retour et si la démence a seulement changé le calibre de
son épidémiologie? Car la contagion de la démence est devenue instantanée
et s'étend à l'échelle de tout le globe terrestre? "Poutine a
envahi l'Ukraine. Poutine va envahir les états baltes et la Pologne.
Poutine est une menace du niveau d'Ebola et de l'État Islamique."
(Discours de Paul Craig Roberts à la conférence sur la crise Europe /
Russie à Delphes, Grèce, 20-21 juin
2015)
7 - La bouche de l'Hadès est béante
Vous
occupez une place éminente dans la pesée anthropologique des relations
embarrassées que l'homme politique d'aujourd'hui entretient avec la pesée
philosophique de demain: votre récit des évènements ambigus de ce temps
vous place largement derrière les décors dont s'encombre encore
l'avant-scène des narrateurs classiques. Mais pour s'emparer du sceptre
d'une raison qui ridiculiserait l'inculture et la faiblesse d'esprit de
l'homme politique ordinaire de ce temps et pour tenir ce sceptre d'une main
ferme, votre distanciation attend encore ses phalanges de prospecteurs.
Qu'en est-il de leur apprentissage?
Jusqu'à présent,
l'intellectuel banal flottait dans les airs à des altitudes peu variables -
tandis que l'homme d'action était censé ramener les petits rêveurs sur la
terre ferme à la simple école de sa pratique à lui au quotidien. Maintenant
c'est vous qui ne marchez plus sur la terre, maintenant, c'est
l'intellectuel qui vous peint en rêveurs qui s'ignorent, maintenant, c'est
l'intellectuel d'avant-garde qui vous accuse de flotter dans l'atmosphère
raréfiée où le mythe démocratique allume la bougie de vos songes. Quel est
votre altimètre? L'intellectuel voudrait allumer la lanterne de ses
évidences et de son bon sens à lui mais il ignore encore, le pauvre, à
quelle altitude il devra se placer pour vous regarder. Profitez-en pour
éduquer, dans votre camp, les égarés dans les nuages du mythe de la Liberté
et demandez-leur à quels traits se reconnaissent les nouveaux
distanciateurs.
Car une
politologie et une historiographie qui auront pris soin de préciser la
surface et la nature de leurs échiquiers respectifs pourrait suffire à
circonscrire cahin caha la problématique approximative qui régira leur
discipline et qui lui donnera une apparence d'autorité et de légitimité.
Mais leur modèle topographique ne les conduira plus à la réflexion de fond
dont ils se targuaient autrefois. Alors, l'avant-scène propre à telle
époque enregistre seulement la représentation à la surface des eaux et à
l'écoute de ses clapotis. D'un côté, on se fera une tragédie de
l'humiliation nationale tapageuse d'un petit pays européen par ses piètres
compagnons de route, de l'autre, motus et bouche cousue sur le vaste
échiquier d'une autre pleutrerie, celle de l'occupation militaire de
l'Europe par cinq cents bases américaines; et l'on camouflera le véritable
théâtre du monde sous les chapelets de la démocratie mondiale
traditionnelle Sous la gesticulation idéologique, la gueule de l'Hadès est
demeurée béante.
Mais si
l'historien et le politologue de demain entendent porter le regard de leur
discipline sur les ressorts secrets qui commandent les auto-vassalisations
extorquées ou semi consenties, ce sera de leur globe oculaire qu'il faudra
modifier les paramètres et cela ne se pourra qu'à la lumière d'une
connaissance nouvelle des ressorts psychobiologiques qui commandent les
cosmologies mythiques. Si la science historique et la politologie des
modernes échouaient à élaborer la méthodologie que réclame désormais la science
de la mémoire, ce sera tout l'arrière-plan de la chronologie réelle des
évènements qui échappera au regard de l'homme politique encore ficelé au
timon actuel des affaires du monde.
Nous nous
trouvons donc à un carrefour décisif, celui où la science du passé et la
connaissance des arcanes de la politique réelle de la planète attendent
leur méthodologie et leur plateforme épistémologique. Car l'évolutionnisme
et la psychanalyse ont échoué à articuler leurs découvertes en amont avec
le récit historique au jour le jour et au plus près du calendrier, tandis
que l'anthropologie critique se trouve d'ores et déjà largement en prise
directe avec l'événementiel en aval. A ce titre, le retard des méthodes de
la philosophie universitaire contemporaine est devenu aussi saisissant que
celui de la théologie de la Sorbonne du XVIe siècle sur l'astronomie de
Copernic et de Galilée. La parution, que je vous ai signalée le 10 juillet
d'un ouvrage de M. Jean-Claude Carrière aux éditions Odile Jacob a mis en
évidence et à point nommé le fossé qui sépare l'enregistrement
historiographique bancal des faits au jour le jour et leur interprétation,
donc leur explication manquée. Le verbe comprendre est sur la sellette
comme jamais entre ses a priori et ses faux décodages a posteriori.
Je vous
disais plus haut que M. Jean-Claude Carrière a le mérite de prendre acte
d'un nouveau débarquement - et combien massif - des cosmologies mythiques
sur le territoire de la politique et de l'histoire traditionnelles. Mais le
phénomène religieux en tant que tel demeure indéchiffrable à ses yeux de
rationaliste du XIXe siècle ou de 1905 - donc énigmatique par nature et par
définition - ce qui frappe d'avance de cécité le champ immense et tragique
de la connaissance anthropologique du cerveau d'une espèce précipitée dans
le vide. Mais comment soustrairait-on durablement l'évolutionnisme et la
psychanalyse à l'épistémologie politique et historique de l'animal
onirique?
9 - L'histoire de la philosophie occidentale et l'action politique
Votre
combat politique vous place à un carrefour décisif de l'histoire du cerveau
occidental, parce que votre initiative fait de vous un observateur
privilégié de la philosophie européenne et française du XVIIIe siècle à nos
jours - tellement il est devenu évident que la France n'a pas su
approfondir et féconder l'avance épistémologique que lui avait donné la
parution, en 1636, du Discours de la méthode de Descartes en
latin, puis l'année suivante, sa traduction en français sous la plume
excellente du duc de Luynes. Depuis lors, la France passe pour avoir, la
première au monde rattaché la pensée philosophique traditionnelle au pesage
anthropologique de la boîte osseuse de la bête rêveuse, alors que le
premier philosophe-anthropologue n'est autre que Platon.
Mais, dès
le XVIIIe siècle, le Discours de la méthode s'est trouvé jeté
aux oubliettes du scientisme; et la philosophie française a commencé de se
mettre à l'école de l'expérimentalisme dans le tridimensionnel et de descendre
dans l'arène stérile et superficielle du débat idéologico-politique. Mais
en 1904, l'espace et le temps cartésiens ont explosé et l'on a commencé de
se demander en quoi l'expérience repose non sur des faits, mais sur une
anthropologie des signifiants qui les sous-tendent.
Longtemps
l'esprit gaulois de Voltaire a pu faire illusion; mais dès lors que la
véritable pesée philosophique est celle du poids de l'encéphale d'un animal
semi cérébralisé par ses rêveries cosmologiques, la France heuristique se révélait
incapable d'élargir la tête de pont qu'elle occupait en secret depuis
Descartes; et ce sont les Locke et les Hume qui se sont emparés du sceptre
d'une pensée mondiale fondée sur la valorisation de l'expérience réputée
parlante et signifiante toute seule dans la physique classique, tandis que,
dans le même temps, le système newtonien plaçait l'Angleterre dans la seule
postérité logique de l'astronomie expérimentale et tridimensionnelle de
Copernic. Puis l'Angleterre révolutionnait la psychobiologie du genre
humain avec la parution, en 1859, de L'Evolution des espèces
de Darwin, tandis que l'Allemagne prenait la relève mondiale de la
réflexion de fond sur la boîte osseuse des descendants d'un quadrumane à
fourrure: Kant, mort en 1804, Hegel, mort en 1830, Nietzsche, mort en 1900
et enfin Freud, mort en 1938 inauguraient progressivement la réconciliation
platonicienne entre la haute création littéraire et le génie
spectrographique de l'anthropologie philosophique.
Pendant ce
temps, la France de la pensée prospective échouait également à approfondir
et à féconder la seule tentative d'une réflexion englobante et proprement
anthropologique sur l'évolutionnisme, celle de Bergson dont L'Evolution
créatrice et l'Essai sur le rire s'inscrivaient dans
la postérité de sa thèse de doctorat de 1889 intitulée Essai sur les
données immédiates de la conscience, ce qui situait tout
l'approfondissement futur de la connaissance psycho-biologique du genre
humain au fondement même de la postérité manquée du siècle des Lumières.
10 - Le dieu Liberté et le Tibre
Je vous
disais que la science historique traditionnelle et la politologie
actuellement en usage se trouvaient déjà quelque peu et sans le savoir en
mesure de se glisser derrière le rideau des idéologies et des démagogies;
car ces disciplines disposent d'ores et déjà de quelques repères en mesure
d'observer le mythe de la Liberté en tant que personnage mythique et, pour
ainsi dire, de divinité verbale dûment agissante. Mais pour observer cet
acteur planétaire de l'espèce de raison dont se casque le singe onirique,
il faut disposer d'une réflexion anthropologique transcendante à
l'enregistrement seulement chronologique des évènements.
Un seul
exemple suffira à illustrer les difficultés que rencontrera l'enfantement
d'un regard d'anthropologue sur les poulies des divinités verbales et sur
leurs cordages. Car l'homme est l'animal extraordinaire dont le cerveau
embryonnaire lui fait peupler le cosmos de personnages imaginaires et
fantastiques, mais dont il croit recevoir des directives et des ordres,
donc tout l'art de se diriger et de s'ouvrir des chemins carrossables dans
le vide et le silence d'une éternité muette. A ce titre, les Grecs ont
apporté aux Romains leurs premiers dieux physiques, donc praticables et
dûment observables dans leur anatomie.
Aujourd'hui
encore, seul le corps des Célestes les rend convaincants - le reste ne fait
que suivre. C'est parce que la Vierge est censée s'être montrée
physiquement à Medjugorge, à la Salette, à Lourdes ou à Fatima qu'elle
passe après coup pour se trouver principalement, mais non moins
physiquement présente dans le "ciel".
Il en était
de même chez les Romains : après des mois de négociations ardues avec
Athènes, Rome avait réussi à transporter sur son territoire une statue de
Pallas, ce qui avait déclenché la liesse de la population et l'on avait
appelé Minerve la déesse grecque naturalisée en un tournemain, tellement
les Romains manquaient jusqu'alors de dieux réels, donc démontrés, puisque
reconnaissables à leur anatomie. Seul le tangible est irréfutable. Mais
alors, quel était le corps des dieux "naturels", donc confondus à
la nature?
Tout le
traité de Cicéron intitulé De natura deorum se trouve
sous-tendu par cette question traumatisante. Que faire du Tibre en tant que
divinité "naturelle" si la masse de ses eaux n'obéissait pas au
même modèle d'existence physique que les dieux en chair et en os - ceux
dont la réalité crevait désormais les yeux et rassurait tout le monde?
Comment distinguer désormais la "nature naturante"
de la "nature" des dieux "naturels" de
Cicéron?
Pas de
doute, le Tibre était un dieu physique, lui aussi, donc indubitable et
violent. A ce titre, il prouvait son existence à envahir fréquemment les
rues et les ruelles de Rome. Aussi, sous Tibère, le Sénat avait-il refusé
de l'endiguer, parce qu'il était épouvanté à la perspective de le mettre
davantage en fureur qu'à l'occasion de ses débordements vengeurs, mais
coutumiers et relativement supportables. Comment cerner le Tibre en tant
que personnage terrifiant s'il fallait le confondre avec la masse de ses
eaux, mais d'une manière devenue décidément confuse.
Il en est
de même du dieu Liberté. D'un côté, cette divinité se présente sous des
traits imprécis et plus difficiles à circonscrire corporellement que
Jupiter ou Mercure; de l'autre, on sait qu'en 2003, ses eaux se sont
subitement accumulées à Ramstein en Allemagne, d'où elles ont dévalé à
travers toute la péninsule italienne jusqu'à Syracuse, pour se ruer sur
l'Irak. Comment observer le torrent du Dieu Liberté si son anatomie se rend
bien plus invisible que celle des dieux grecs et si ses débordements
torrentiels le font singer le Tibre sous Tibère?
C'est ici
que la rencontre entre l'anthropologie philosophique, née avec Platon et
l'anthropologie visionnaire des Swift, des Cervantès, des Rabelais trouve
toute sa fécondité; car jamais vous ne verrez le mythe de la Liberté en
tant que divinité verbale si vous n'armez la science historique et la
politologie d'un regard inspiré par les grands visionnaires de la condition
humaine. Il faut apprendre à observer ce dieu avec les yeux que Swift
portait en zoologue sur les Lilliputiens, Cervantès en zoologue sur don
Quichotte et Sancho Pança ou Rabelais en zoologue sur les moutons de
Panurge. Et, pour cela, il faut se demander quels sont le corps, la
gestuelle et l'alimentation de ce dieu.
11 - L'avenir appartient aux donateurs
Mais votre
position à cheval entre l'avenir épistémologique de la politologie
contemporaine et l'avenir philosophique de la réflexion sur la boîte
osseuse du singe parlant vous donne un autre avantage encore, et sans doute
le plus éloquent dans l'ordre stratégique; car l'ouvrage révélateur de
Jean-Claude Carrière illustrera éloquemment la stérilité d'un monde cérébral
incapable de cerner les besoins, trans-démagogiques de la pensée
philosophique en ce début du IIIe millénaire.
Mais cela
même ne fera que renforcer et consolider les piliers de votre vocation
politique et cela sur le double territoire de votre engagement dans
l'action et de votre prise de risques dans la réflexion. Car au fur et à
mesure que vous progresserez dans votre combat intellectuel isolé sur le
terrain de l'action politique proprement dite, il deviendra de plus en plus
évident que vous vous trouverez paralysé d'une manière d'autant plus
féconde que plus spectaculaire par la quadriplégie épistémologique d'un
unanimisme qui, trois siècles après Voltaire, n'ose placer la
spectrographie des cosmologies mythiques au cœur de la réflexion
philosophique et historique, donc dans la véritable postérité politique et
intellectuelle de Platon, le premier anthropologue qui observait de haut et
de loin le cerveau des Athéniens livrés au piquet de l'objet ou aux rêves
de l'abstrait.
Monsieur le
Député, quand je considère l'immensité du champ de la réflexion
anthropologique que vous avez ouvert aux historiens et aux philosophes de
notre décadence, quand j'imagine les méthodes de la science de la mémoire
dont vous avez inauguré le défrichage aux côtés de votre phalange de
députés-pilotes, je ne puis qu'admirer la qualité du surplomb ouvert à
votre courage intellectuel. Déposez la couronne de la réflexion de demain
sur une politologie mondiale encore en attente de ses peseurs, enseignez
que l'essentiel est d'ouvrir le chemin d'une démocratie digne des sciences
humaines dont notre siècle nourrira la générosité. L'avenir appartient aux
donateurs.
FIN
Le 17
juillet 2015
Le site se met en pause estivale et ne reprendra
que le 21 ou le 27 août, si vis suppeditat.
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