1 - D'une
rencontre probable de la politique avec la pensée
A l'heure où la France de la logique politique,
donc de l'histoire réelle du monde, se trouve ballottée entre le vide d'une
laïcité décérébrée et le trop plein d'un fanatisme religieux redevenu
torrentiel, donc incompatible avec l'eau tiède des démocraties semi-réflexives
de notre temps, le devoir d'un Etat républicain surmonté d'une tête
pensante lui impose de s'adresser non seulement prioritairement, mais
exclusivement, à l'armée de ses défenseurs éveillés, donc d'une nation
convertie à l'esprit critique. Or cette audace est récente: elle ne remonte
qu'à deux millénaires et demi.
Et pourtant, nombreux sont les électeurs montés
sur le pont du navire de l'intelligence. Leur intérêt pour une navigation
tumultueuse, mais à laquelle la raison servirait de boussole, leur
vigilance aiguisée et leur patriotisme en alerte les ont rendus méfiants et
mis, depuis longtemps, sur leurs gardes. Ceux-là connaissent les dangers de
l'oscillation permanente des nations modernes entre, d'un côté, le néant
des cultures privées de l'alliance de la pensée rationnelle avec l'esprit
de logique des philosophes et, de l'autre, les débordements dans le
fanatisme sans rivage des religions en crue et prêtes à bondir hors de leur
lit. Nous serons moins d'un million de sentinelles de la solidité d'esprit
de la France, moins d'un million de citoyens à prêter l'oreille au sens
rassis qui fonde la civilisation scientifique - celle dans laquelle nous
sommes censés avoir appris à vivre depuis 1789 et qui repose tout entière,
à ce qu'on dit, sur le socle des savoirs ancrés dans le sens commun.
Mais bientôt, le corps électoral des vigies du
pays de Descartes aura doublé le nombre de ses fidèles - dans l'inquiétude
d'abord, puis dans l'angoisse. Nous espérons que, dans quelques mois
seulement, nous serons redevenus une majorité raisonneuse au sein d'un Etat
qui nous parlera du destin d'une République de l'intelligence - et nous
aurons le sentiment de partager les responsabilités proprement
intellectuelles des Etats d'aujourd'hui. Car, pour la première fois au
monde, les soucis de la raison seront devenus prioritaires et camperont au
cœur de la géopolitique.
Qu'en est-il aujourd'hui de l'équilibre mental des
démocraties semi laïques ? Comment tentent-elles de colmater les brèches
grandes ouvertes dans la coque du vaisseau? Comment entendent-elles
résister aux canons des artilleurs célestes dont les amiraux bombardent de
nouveau les Républiques du haut des cieux?
Essayons de faire jouer un rôle incitatif à une
France dont la cervelle est devenue indécise et flottante, mais qui, au
XVIIIe siècle encore, avait osé appeler la nation des logiciens à se rendre
pensante à l'échelle de notre astéroïde tout entier; et souvenons-nous des
périls féconds au cours desquels les Français demeurés dignes de la
vocation solitaire de Voltaire auront le choix de devenir les instituteurs
écoutés de leurs concitoyens, les éducateurs chevronnés de leur réflexion
et les pédagogues reconnus du redressement mental des patriotes ou de
retourner au Moyen-Age. Tout vrai citoyen est désormais chargé d'une
mission d'enseignant intrépide, tout vrai citoyen est chargé d'aiguiser
l'intelligence émoussés de la collectivité. Quels seront les exemples à
suivre aux yeux des citoyens réveillés en sursaut?
2 - L'astronomie politique
Pour nous en informer, souvenons-nous de ce que
nous avons à réapprendre notre apostolat, parce que notre premier pas de
convertisseurs nous fera tous retourner en classe. Certes nous ne
quitterons pas sur la pointe des pieds l'école fort respectable d'une
République des enfants imaginée en d'autres temps par nos pères. Mais, au
siècle dernier, les rudiments puérils de la vie politique des adultes
s'apprenaient en culottes courtes, parce que l'histoire de la France des
nourrissons se déroulait encore naïvement sur les préaux du pays. Un
citoyen au courant des affaires de sa commune et de sa région se portait à
la hauteur de sa tâche; et maintenant, la planète des démocraties renvoie
chacun de nous aux responsabilités d'une réflexion mûrie et précise sur les
mascarades du ciel des idéologies, sur la mise en scène des attrape-nigauds
de l'abstrait, sur les mécanismes psychiques qui assurent le fonctionnement
politique des rédemptions verbales, sur le nouveau chœur des anges de la
Liberté, sur les chefs d'orchestre des idéalités et sur la falsification
des oracles du langage.
Il y a quatre mois, un document de travail secret
nous apprenait que l'Europe se préparait - timidement encore - à retrouver
quelques lambeaux de sa souveraineté d'antan. Mais le président des
Etats-Unis s'en trouvait aussitôt informé. Sur l'heure, il faisait
connaître ses directives à une chancelière d'Allemagne ligotée à
Washington, il la sommait rudement de remettre sur ses rails un Vieux
Continent coupable d'hérésie et lui enjoignait vertement de jeter à la
poubelle le document de travail indocile dont il tenait une copie fidèle
entre ses mains. Comment voulez-vous que les vrais citoyens ne demandent
pas aussitôt à leur Etat de se rendre relaps et renégat au point de les
informer de leur propre chute au rang des métèques du monde antique?
Et voici que le mort bouge encore.
3 - La redistribution des cartes est en marche
Car l'Europe asservie se trouve placée de force à
un tournant décisif de sa dévassalisation progressive.
On aura observé que, le 6 juin 2014, la France est
parvenue à préciser, face aux caméras du monde entier, le rôle militaire
immense que la Russie a joué au cours de la dernière guerre mondiale - rôle
que les Etats-Unis tentaient de s'attribuer à titre exclusif et à chaque
célébration annuelle - toujours unilatérale et monoidéiste, du débarquement
du 6 juin 1944. Il s'agissait, en fait, de rien moins que d'exclure
purement et simplement la Russie de l'histoire réelle du monde de 1939 à
1945. Afin de briser le mythe d'un Etat délivreur et rédempteur imaginé par
Hollywood, la Chine et le Russie ont décidé de promouvoir un récit
véridique de la deuxième guerre mondiale.
Puis, le 6 décembre 2014, au cours d'une rencontre
filmée à Moscou entre François Hollande et Vladimir Poutine, qui se
trouvait diabolisé sur la scène internationale par toute la machinerie
atlantiste soudain en tournage à plein régime, la France a
"relégitimé" le chef du Kremlin. Le 6 février 2015, la France et
l'Allemagne ont remis d'un commun accord le dossier ukrainien entre les
mains de l'Europe seulement, et cela avec le secours, qui a fait date, du
président de l'Assemblée de Strasbourg, M. Martin Schulz - sept décennies
après 1945, ce haut dirigeant s'est publiquement désolidarisé du principe
même de la présence militaire perpétuelle de l'Amérique en Europe.
Puis le 17 février 2015, la Russie a accompli, de
surcroît, l'exploit de faire légitimer les deuxièmes accords de Minsk à
l'unanimité du Conseil de Sécurité - décision à laquelle, en raison de son
isolement précipité sur une scène internationale hier encore à sa main, M.
Obama s'est vu contraint de paraître se rallier. Le 19 février, la France
et l'Allemagne ont continué de traiter l'affaire de l'Ukraine avec M.
Poutine seulement. Le 24 février c'est à Paris que les ministres des
affaires étrangères de la France, de l'Allemagne, de la Russie et de
l'Ukraine ont débattu de l'affaire, en l'absence des Etats-Unis et de
l'Angleterre, alors qu'au cours des négociations de Genève de l'an dernier
sur l'Iran, la France s'était vue réduite, pour ainsi dire, à servir le
café au cours d'une rencontre finale réservée à MM. Lavrov et Kerry. Puis
les Etats-Unis ont vainement tenté de remettre le dossier entre les seules
mains de MM. Lavrov et Kerry - mais Paris et Berlin, soutenus par le FMI de
Mme Lagarde, ont refusé de se laisser remettre en laisse : ils ont invoqué
l'autorité récente, mais suprême des accords de Minsk. Alors, le tour est
venu pour Kiev de se trouver sommée de les respecter: l'unanimité du
Conseil de Sécurité, donc de Moscou et de l'Europe, faisait à nouveau la
loi.
Enfin, le 7 mars 2015, le général Breedlove, chef
des armées de l'OTAN, a prononcé une déclaration ahurissante selon laquelle
ses troupes se trouveront engagées sur le terrain dans une guerre contre la
Russie et pour la défense des oligarques de Kiev, ce qui a permis de
mesurer le chemin parcouru derrière le décor depuis la farandole de
Brisbane en juillet 2014. Mme Merkel a aussitôt traité de "propagande
dangereuse" et d'"hallucinations" les propos
rocambolesques du Général en chef de l'OTAN - et plusieurs Etats de
l'Europe l'ont suivie sur un nouvel échiquier du monde. Les yeux de
l'Europe sont néanmoins demeurés mi-clos sur le fond , puisqu'il a été
demandé à M. Stoltenberg, Secrétaire général de l'OTAN, de mettre le
Général Breedlove au pas, alors que M. Stoltenberg n'est qu'un petit
domestique norvégien de Washington, dont la servilité a déjà dépassé celle
de son prédécesseur, le valet danois, M. Rasmussen.
4 - Comment retrouver sa tête ?
Les arbres continuent donc de cacher la forêt :
alors que les troupes américaines occupent Ramstein, Bologne, Pise, Naples,
Syracuse et que, depuis soixante-dix ans, cinq cents bases militaires en
provenance du Nouveau Monde expriment la ferme et inébranlable volonté
d'occuper l'Europe éternellement. Le Vieux Monde contemple quelques
broussailles et quelques buissons en Ukraine. Et pourtant, la nouvelle
Commission de Bruxelles se veut le fer de lance d'une armée européenne qui
prendrait la relève des vassaux de l'OTAN. Mais il lui faut encore feindre
qu'elle se lancera, l'arme au poing et flamberge au vent vers les plaines
de Russie. Car si le général Breedlove n'est qu'un paltoquet de Washington,
il faudra doubler la mise face au Tamerlan des steppes et au nouveau Gingis
Khan censés nous menacer à l'Est.
Les dégénérescences flirtent avec le
fantasmagorique, le délire politique prend la relève du fabuleux
théologique. On pensait que le recul de l'irrationnel religieux ferait
progresser le rationnel, on s'imaginait que le retrait des croyances
sacrées courrait au secours des intelligences - et l'on découvre que les délires
posthumes se multiplient, se diversifient sur la terre ferme et y perdent
seulement le bénéfice de l'unanimité qui les rendait rassurants. On les
canalisait au profit d'un seul exutoire des démences collectives - et voici
que la myopie politique rend les arbres plus visibles que la forêt.
Quel tohu-bohu ! Mais la forêt, elle, nous demande
de chasser l'Amérique de la Méditerranée, la forêt, elle, nous enjoint de
renvoyer l'occupant de l'autre côté de l'Océan. Certes, il vaut mieux ne
pas se dénuder entièrement sous prétexte que nous n'avons plus d'ennemis
physiques à terrasser, sinon tout le monde cesse de vous respecter,
tellement les évadés partiels de la zoologie ne sont craints que s'ils
montrent leurs muscles, même inutiles. Mais aussitôt l'Angleterre s'est
dressée sur ses vieux ergots - votre liberté, s'écrie-t-elle comme jamais,
passe par votre enchaînement perpétuel à l'Hercule qui vous surveille de
près. Certes, Mme Mogherini se réveille un peu ; elle voit enfin l'Europe
bâillonnée et piégée par l'atlantisme et M. Renzi se rend à Moscou. Mais
comment retirer ses chaînes à un aveugle et à un sourd, comment faire
marcher droit un vieillard titubant, comment réarmer la cervelle d'une
civilisation fatiguée? Décidément, plus un mot n'est à prendre au pied de
la lettre et dans son sens littéral. Du coup, initions les peuples au
langage à double détente d'une Europe qui rêve de trancher son garrot, mais
qui croit s'évader à revêtir de la nouvelle camisole de force qu'elle se
prépare.
5 - Les arbres cachent encore la forêt
Non seulement des images d'un semblant de
résurrection de l'Europe courent à un rythme accéléré sur nos petits
écrans, non seulement notre astéroïde en rotation autour du soleil nous
entretient jour et nuit de ce qui lui arrive ici ou là, non seulement la
pellicule des faits divers qu'on appelle maintenant l'Histoire, déroule
jour et nuit le récit d'un tourniquet harassant, mais les chefs d'Etat du
monde entier ne mettent que quelques heures pour se rencontrer
précipitamment, mais sans rien trouver à se dire et toujours entre deux
portes.
Pour tenter de comprendre ce qui se passe dans les
profondeurs, adressons-nous aux habitants d'un astéroïde détaché de ses
gonds et privé d'assise. Nous ne sommes pas encore devenus des témoins
écoutés, des spectateurs informés et des acteurs responsables de la giration
de la France sur son axe. Tentons pourtant d'assister au basculement sans
fin de notre pays de la nuit à la lumière, essayons néanmoins de nous
rendre spectateurs de notre pivotement dans le vide de la géopolitique
actuelle, efforçons-nous cependant de garder la tête sur les épaules,
tellement notre tournoiement sans fin ne nous raconte plus notre histoire
véritable. Alors seulement nous découvrirons qu'on ne devient un citoyen
vivant et respirant que si l'on a appris à regarder le pays et soi-même de
plus haut et de plus loin.
Le 13 mars 2015
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