11 janvier 2014

"Mon Panthéon 1" de Manuel de Diéguez

Éditorial de lucienne magalie pons

Après une petite interruption  de fin d'année 2013 et de début d'année 2014,  nous  retrouvons  notre exercice hebdomadaire  de réflexions philosophiques à la lecture  de "Mon Panthéon 1" de Manuel de Diéguez ;

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Mon Panthéon 1



Evoquer le transfert au Panthéon des cendres peut-être encore chaudes de Joséphine Baker, c'est avouer qu'elles feraient grésiller à nouveau celles, fort refroidies, de Pasteur ou de Victor Hugo, tellement la gloire, autrefois internationale, de nos héros de l'intelligence se trouve désormais réduite à n'illuminer que l'hexagone. On se contentera de la bougie d'une renommée orpheline de l'universel: décidément, la gloire des incandescences n'est plus dans la fulgurante éternité des cerveaux sommitaux, mais dans l'étincellement des corps de passage sur les tréteaux du music hall.
 
Il est vrai que jamais le Panthéon cartographique de la France n'a orchestré un culte des grands hommes à l'échelle du monde. L'Olympe de la République s'est toujours voulu une province gauloise. Notre géographie culturelle ignore Homère, Sophocle, Aristophane, Spinoza, Swift, Shakespeare, Copernic, Freud, Einstein. Profiterons-nous de notre effacement de l'arène internationale de la pensée pour rappeler à la mappemonde des neurones que les dieux de l'intelligence ne se rabougrissent pas à l'école des topographes? Quelle grandeur, pour la nation de Molière et de Montaigne, si elle redisait à notre astéroïde que le temple de la rue Soufflot était appelé à glorifier la vocation grandiose de la France de présenter à l'intelligentsia de la planète une galerie de cervelles transcendantes à l'enseignement de l'histoire locale et que les vraies boîtes osseuses ne se laissent pas exposer dans un musée des patriotismes intellectuels, mais dans le royaume des ascensions intérieures de l'humanité! 
 
Un Panthéon consacré au culte des hommes de génie de toutes les nations et de toutes les époques présenterait au monde une coupe de nectar et d'ambroisie dont les serviteurs de Minerve raviveraient la flamme de génération en génération, tellement le feu de leur absence nous brûlerait d'un siècle à l'autre, et tellement ces dieux-là se révèleraient les grands prêtres de l'intelligence. 
 
Mais comment alimenter le foyer des fulgurances, sinon par la rédaction d'un statut de l'esprit et de l'âme des immémoriaux ? Un traité de la prêtrise des incendiaires contraindrait les Etats de se réunir chaque année aux fins de faire le point du pilotage de la postérité des grands morts afin que les timoniers nationaux demeurent aux aguets des promesses et des richesses de leurs résurrections successives.
 
Dans le curriculum vitae d'une humanité de vigies, quelle serait la notice que notre siècle rédigerait et qu'il déposerait au pied des effigies des grands hommes? Dans l'attente de la rédaction d'un précis de guidage cérébral de la civilisation polyglotte, voici, pour mémoire, ce que les Pythies d'autrefois disaient des prophètes et des sentinelles dont les sépulcres veillaient sur les plus hautes mémoires. 
 
1 - Homère
Ce premier porte-lanterne des évadés des forêts a coulé la politique et l'histoire dans le creuset de la littérature; et cet aède a demandé à son miroir de vérité de servir de réflecteur géant à deux effigies mémorables des fuyards de la zoologie, Achille et Ulysse. Mais, tel n'est pas le seul mérite de ce géant. S'il mérite de figurer dans le temple des étoiles dont s'éclairera à jamais notre espèce, c'est parce que sa plume a mis en scène le trafic écarlate des humains avec le sang de leurs autels. Ce héros eut l'audace sacrilège de faire monter l'assassinat sacré sur l'offertoire. Toute l'histoire des relations que les détoisonnés entretiennent avec la mort porte le sceau du sacrifice d'Iphigénie; et, depuis lors, l'encéphale de la bête ne cesse de se demander pourquoi, en tous lieux et à toutes les époques, les religions sont fondées sur un meurtre rémunéré par un Olympe censé de justice et de bonté. C'est dire que si Homère n'était pas présent sur le théâtre des encéphales, notre espèce ne disposerait d'aucun observatoire de l'histoire de notre cervelle, donc d'aucun regard sur les rouages et les ressorts véritables de notre boîte osseuse. 
 
2 - Le Bouddha
La statue du Bouddha se dressera à la droite de l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée dans le temple dont la vraie France se voudra la prêtresse, la gardienne et la flamme. Car l'Eveillé fut le premier vocalisé sommital qui ait placé le sommeil des têtes au cœur de l'ignorance et de la sottise des rescapés de la zoologie. Bien plus, ce fécondateur des ténèbres a permis à ses successeurs d'accoucher d'une connaissance généalogique de l'origine et de la croissance de l'erreur, puis de suivre à la trace les jeux de la vérité avec l'ombre et la lumière et enfin de fonder la vie ascensionnelle du quadrumane originel sur son courage et sa volonté propres - celles d'une intelligence ardente à se colleter sans secours extérieur avec le vide et la silence de l'infini.
 
C'est dire que si l'effigie du Bouddha ne figurait pas aux côtés d'Homère dans un temple universel de la lucidité humaine, l'héroïsme de la raison ne se serait pas révélé la clé de l'éveil, la solitude ne serait pas devenue la clé du génie, le silence et le vide ne se seraient pas montrés les clés du tragique et de la noblesse de la pensée. 
 
3 - Socrate
Le choix des conques cérébrales à domicilier au Panthéon de l'espèce évolutive obéira aux critères suivants: primo, le candidat aura construit une balance à peser la cervelle de l'animal parlant; secundo, il aura été crucifié sur l'effigie de la bête qu'il aura dessinée; tertio, il aura fécondé les neurones du simianthrope à l'école de son alliance avec la mort. A ce titre, Socrate figurera parmi les Titans ascensionnels, parce qu'il fut le premier humain à observer comment ses congénères s'imaginaient qu'ils pensaient déjà, alors qu'ils tentaient seulement de capturer tantôt le singulier, tantôt l'universel, mais toujours à l'école de leur pauvre outillage vocal.
 
Or, le vocabulaire bancal dont dispose une humanité déhanchée de naissance par la grammaire se divise entre les mots qualifiés d'abstraits et de vaporeux et les mots censés concrets et terrestres. Les uns désignent tel ou tel objet en particulier, les autres renvoient à un tissu de concepts rassembleurs, focalisateurs et ratisseurs. Or, les vocables collés au sol et soi-disant concrets ne sont, eux-aussi, que des généralisateurs incapables de jamais saisir le singulier en tant que tel et dans sa spécificité . Ce faisant, Socrate a posé les fondements de la réflexion du genre simiohumain sur les divers déguisements dont usent les verbes expliquer et comprendre au sein des sociétés semi-animales, donc sur la pesée des dérobades du savoir tant scientifique que déclaré naturel. 
 
La critique de la connaissance rationnelle ou tributaire des cinq sens repose sur le décorticage socratique du fonctionnement des cervelles. A ce titre, le grand Athénien arbitre depuis deux millénaires et demi la querelle, demeurée mondiale, entre les nominalistes et les reales. Au Moyen Age il ne s'agissait encore que de savoir si l'humanité en tant que telle existe davantage que les mortels de passage, alors que si vous parlez d'un arbre dans son universalité supposée indestructible, il vous faudra le priver au préalable de son écorce passagère, de la couleur éphémère dont il se pare, de ses branches et de ses feuilles mortelles pour évoquer seulement le fantôme d'un arbre réel - spectre verbal que les philosophes d'autrefois appelaient son "essence" et ceux d'aujourd'hui le concept. 
 
Mais l'inspirateur de Platon a fait bien davantage: il a observé que l'ignorance de la bête est le "plus grand des maux" dont elle souffre et que son ignorance propre s'attache non seulement à sa dégaine la plus assurée, mais qu'elle se présente toujours et nécessairement sous le vêtement de la falsification logicienne, donc ficelée à un enchaînement impeccable de propositions dont le tissu fait une dialectique et les fils une syllogistique.
 
C'est ainsi que les géomètres se rendent irréfutables à tirer des conséquences rigoureuses des axiomes et des postulats qu'ils soustraient à toute démonstration, et cela sous le prétexte que la vérité ressortirait au sens commun ou au "sentiment d'évidence". On ne saurait donc soumettre aucun savoir à la critique philosophique si l'on ne réfute ou démontre au préalable les présupposés qui pilotent en sous-main la notion même de raison; et cette réfutation ne peut que renvoyer à une subjectivité cachée dont les fondements anthropologiques dont la géométrie s'habille sur les places publiques. Ce faisant, Socrate a fondé à jamais la pensée proprement philosophique sur le décryptage de l'inconscient dont les savoirs faussement assurés masquent leurs codes, de sorte que tout progrès dans la pesée de l'encéphale de l'humanité passera toujours et dans le monde entier par une seule voie appienne, celle d'une connaissance de plus en plus abyssale de soi-même. Or ce défrichage passe par une psychanalyse du mythe de la transcendance.
 
Vingt-trois siècles plus tard, Kant distinguera les jugements analytiques des jugements synthétiques; et il remarquera que si les causes et la "causalité" ne se rencontrent pas dans la nature, elles ne siègent que dans les têtes. Le philosophe de Koenigsberg n'a que retrouvé le fondement du génie de Socrate, qui disait que la philosophie ne s'enseigne pas et qu'il y faut des âmes habitées, parce que le regard des visionnaires de la condition humaine ne se cache pas dans la nature.
 
Mais les conséquences à long terme du socratisme ne sont pas épuisées pour autant. Si, à l'instar des chrétiens, les Grecs s'étaient construit une théologie rationalisante, nous disposerions d'un document anthropologique décisif sur les déviations logicisantes de la bête; et ce document nous contraindrait à observer et à peser les dogmes et les doctrines à la lumière de leur malfaçon spécifique. Car les axiomes qui commandent les trois monothéismes sont bardés des mêmes syllogismes qui rendraient compte des relations "logiques" de Zeus avec Héra, de Poséidon avec son fils, le Cyclope, de Minerve avec les Athéniens, de Chronos avec ses enfants, parce que la dialectique des relations entre le Père, le Fils et le Saint Esprit ou celles de Marie avec les autres habitants du paradis se trouveraient éclairées dans le rétroviseur d'une catéchèse dialectisée du polythéisme.
 
Socrate est donc l'homme de génie inaugural de la philosophie occidentale, celui qui, à la suite du Bouddha, fit du sommeil volontaire de l'intelligence simiohumaine la clé de voûte de la bête balbutiante. Mais ce n'est pas seulement en tant que fondateur d'un regard de l'extérieur sur la boîte osseuse de notre espèce que Socrate mérite de figurer au Panthéon universel du solaire cérébral: il fut également le premier découvreur du courage propre seulement à l'intelligence et le premier analyste des relations que la vaillance de la pensée ascensionnelle entretient avec une éthique rationnelle. 
 
C'est dans cet esprit qu'il a ridiculisé les idoles sommeilleuses devant lesquelles l'espèce endormie s'agenouille. On ne saurait donc souligner avec trop d'insistance l'alliance que Socrate a conclue avec le Bouddha, parce que les hommes porteurs d'une étoile ignorent les verdicts de Chronos et de Clio : ils se chevauchent ou se précèdent sur un autre registre que celui de l'état-civil. Socrate est l'avenir de Freud. A l'inscription: "A ses grands hommes, la patrie reconnaissante" qui figure au fronton du Panthéon de la rue Soufflot, ils substituent sans cesse celle-ci: "A ses phares cérébraux, l'humanité reconnaissante" . 
 
4 - Confucius
Il fallait qu'un sage posât les fondements des Etats et donnât sa dignité à la raison pratique et à l'esprit des lois. Si vous refusez à Confucius la place qu'il mérite d'occuper dans le temple des lumières de notre espèce, il vous manquera un flambeau, certes moins illuminant que les précédents, mais indispensable à la conquête de l'équilibre psychique et mental de la bête en chasse de ses songes et menacée à chaque instant de choir dans des délires sanglants.
 
Je comprends qu'il y ait débat sur les titres de cette figure à trouver place au futur Panthéon universel du tragique, mais un esprit positif et tranquille ne doit pas se trouver jugé au feu et à l'incandescence des grands torturés de la pensée. La bougie de Confucius a rendu des services immenses à une espèce sans cesse menacée de tomber dans la démence et en proie à des délires meurtriers. 
 
5 - Sophocle
Il faut plaider à la barre du tribunal des Célestes la cause d'un astre qui mérite de briller dans la galerie des torches vivantes du génie humain: Sophocle a fécondé deux archétypes universels et impérissables de la condition simiohumaine, Antigone et Œdipe. Qu'ont fait d'autre le Bouddha ou Socrate que d'illustrer la transcendance de la conscience face aux Etats et aux lois de ce monde? Mais cet Homère de l'esprit a fait monter sur les planches de la littérature mondiale un personnage aussi immortel que l'Iphigénie d'Homère: Antigone.
 
Le second trophée littéraire du génie de Sophocle s'appelle Œdipe. Ce héros illustre une interprétation révolutionnaire des relations que la fatalité entretenait en ces temps reculés avec la liberté et avec la responsabilité tant morale que politique de l'humanité. Œdipe n'est pas un coupable aux yeux du visionnaire grec du tragique. En vérité, Sophocle est le premier peseur qui se soit refusé à légitimer le sort des victimes placées sous le couperet d'un verdict aveugle du destin, le premier philosophe qui ait invalidé le sceptre des juges obtus de l'Olympe.
 
6 - Aristophane
Depuis Homère, les grands hommes qui se sont refusé à jouer les géants du sacrifice à leur propre détriment ont envoyé sur les planches des substituts ou des sosies de leur génie. Aristophane est le premier colosse dédoublé qui ait jeté sur les dieux de son temps un regard condescendant. Il y fallait le verdict d'un tribunal rieur. Dans Les Oiseaux, l'Olympe de l'époque se trouve tourné en dérision avec une audace que la civilisation occidentale n'a pas encore retrouvée: ni Voltaire, ni Molière, ni Shakespeare, ni Nietzsche n'ont osé mettre en scène le tueur du ciel nouveau, le rôtisseur posthume de sa créature, le pourvoyeur inlassable des tortures éternelles de l'enfer, le saint metteur en scène de sa justice vengeresse sous la terre. Il faudra attendre la vraie postérité de Darwin, de Freud et d'Einstein pour retrouver le génie iconoclaste d'Aristophane et pour découvrir que le dieu des trois monothéismes est un sauvage infiniment plus primitif que le Zeus des Grecs .
 
7 - Tacite
Cet historien mérite de figurer au Panthéon des soleils de l'intelligence, non point en raison de sa pénétration d'esprit, qui ne fut pas philosophique, mais parce qu'il a placé un empire agonisant sous le regard de sa plume, si je puis dire. Son style l'a distancié de tout le théâtre, parce qu'il a porté la littérature à une solitude nouvelle de l'écriture. On a dit que, depuis Hegel, le génie philosophique récrit l'histoire de la philosophie. Mais cette évidence remonte à Aristote; et l'on ne voit pas ce que les Descartes, les Hume, les Kant ont fait d'autre que de récrire le passé de la pensée. Tacite, lui, a récrit l'histoire de l'humanité à la seule lumière d'une distanciation nouvelle du langage, d'un recul érémitique de l'observateur: il fut l'Homère flamboyant et glacé de la mort de l'empire romain.
 
Feuille de route
L'auteur des Annales, des Histoires et le théoricien de l'éloquence auquel nous devons le Dialogue des orateurs est également le dieu Terme du monde antique : après lui, les Lettres, les sciences et les arts sont tombés quinze siècles durant dans les épouvantes infernales et les félicités enfantines des ressuscités. Le seul géant qu'un millénaire et demi de puérilités sacrées a laissé surnager sur l'océan de l'ennui s'appelle Augustin, qui parvint à installer sa biographie sur le trône du créateur du cosmos et à harceler la divinité de questions sans réponse, dont celle de savoir comment le démiurge avait enfanté l'espace et le temps avant de s'atteler à la fabrication de notre planète. On doit en outre au fils de Monique d'avoir renvoyé à jamais le créateur dans l'insaisissable. Rousseau ne s'y est pas trompé qui a déposé nuitamment ses Confessions à lui sur l'autel de la cathédrale Notre-Dame. Entre temps, un second géant de la nuit, Pascal a pris acte, lui aussi, du sort misérable d'une espèce livrée sur une île déserte à un "boucher obscur".
Mais, dans le même temps, le fruit le plus inattendu des trois monothéismes fut de placer de plus en plus impérieusement l'humanité sous le regard souverain de ses propres géants, tellement il n'est pas possible de braquer si longtemps sur soi-même le regard panoramique d'un Zeus universel sans apprendre, en retour à se connaître d'un peu plus haut. Puis, à partir du XVIe siècle, les grandes découvertes se sont mises de la partie; et elles ont commencé de contraindre, elles aussi, les hommes de génie à lover le genre humain dans un cosmos de plus en plus connu et de moins en moins déchiffrable. C'est aux côtés de Gutenberg et de Christophe Colomb que Copernic, Newton, Darwin et Einstein ont changé le regard de l'homme sur une espèce désormais privée de bouée secourable dans l'infini et condamnée à se trouver son Dieu au plus secret de lui-même.
La semaine prochaine, j'évoquerai Cervantès, Swift et Shakespeare; puis je prononcerai un plaidoyer pour un grand méconnu, Henri Bergson, parce qu'un Panthéon récapitulatif est un détecteur prospectif des éclosions en chemin. Les hommes de génie sont des bombes à retardement: si l'on n'observe pas leurs virtualités, leur postérité véritable reste dans l'ombre. 
 
Le 11 janvier 2014

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