1 - De la tyrannie aux factions
Cicéron fut le premier anthropologue des apories
dont la condition simiohumaine se révèle prisonnière et à laquelle
l'évolution du cerveau de notre espèce semble se trouver arrêtée. La
semaine dernière, le traité d'aporétique générale intitulé De Republica du grand orateur
nous avait conduits à observer que si le pouvoir sommital ne conduit plus
les démocraties modernes à la tyrannie, c'est seulement faute que la brève
durée du mandat du princeps lui en laissât le loisir. Mais le chef
d'un Etat de ce type deviendra rapidement le vassal de l'étranger, et cela
sans que les peuples asservis à la médiocrité générale trouvent ni dans les
factions molles, ni dans un suffrage universel mythifié les ressources
cérébrales d'un redressement intellectuel de la nation vassalisée par ses
propres idéaux. Car le vote généralisé n'élit jamais que des députés
tellement ignorants des affaires du monde et si complaisamment parqués dans
les circonscriptions qui leur servent de gîtes et de tanières qu'aucun de
ces manchots ne songe seulement à informer les citoyens du tragique
abaissement auquel l'incompétence de ses élites conduit la fierté du pays;
comment mettre un terme aux humiliations des peuples sur la scène
internationale?
Quant aux oligarchies devenues des factions, elles
multiplient sans fin leurs rangs et diversifient à plaisir leurs pelotons à
l'école même de la dislocation accélérée d'une société flottante. On y
compte les industriels, les exportateurs, les financiers, les idéologues de
tous bords et surtout la caste secrète et orgueilleuse des hauts
fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, dont la cohorte se
trouve réduite à l'impuissance à son tour, mais seulement en raison de son
ambition de faire carrière coûte que coûte, quitte à se placer sous les
ordres d'un Ministre des affaires étrangères de nationalité toujours franco-israélienne,
et cela quels que soient le Président et le parti majoritaire momentanément
au timon des affaires.
Mais ce sera la caste d'Etat tout entière et dans
tous les ministères qu'on verra se rassembler en un clergé pré-vassalisé en
sous-main par l'emprise de l'étranger dominant et auto-sacerdotalisé de
haut en bas. La hiérarchie d'Etat assurera la gestion administrative d'une
nation subrepticement muée en une Eglise semi-laïcisée. On entre dans
l'administration comme dans un temple du mythe démocratique. Les
dignitaires de la foi en un "peuple souverain" se constituent en
puissants promoteurs de leur propre omnipotence. Une magistrature auto
glorifiée par son propre corps collectif règnera avec une discrète majesté;
ce Titan ramifié gèrera en silence une pastorale grisée par son
vocabulaire.
Observez comment cet Hercule dispensera la parole
d'évangile d'une Vulgate de la Démocratie. Le discours des gardiens et des
catéchètes de l'espérance et de la charité républicaines retrouve sur
l'heure les creusets langagiers qui assuraient, depuis des siècles, la
crédibilité de la scolastique ecclésiale. De plus, les cardinaux de ce
Vatican des gestionnaires de la raison publique et réputée populaire se
voient plus richement rémunérés non seulement que les ministres, mais que
le chef de l'Etat. Ce sont ces Monsignori aux rubans et aux goussets
invisibles qui, dans les coulisses de l'Etat, décident de faire promulguer
ou non les décrets d'application qui rendront effectives ou laisseront
dormir des lois pourtant votées par un Parlement et un peuple réputés
souverains.
Si les décisions censées exprimer la volonté de la
nation peuvent demeurer lettre morte entre les mains de ce cénacle
d'escarcelles, les députés du peuple-roi ne seront jamais rien de plus que
la courroie de transmission aléatoire d'une curie subdivisée entre les
factions et un Président-baderne. Que va devenir ce pâle exécutant des
volontés d'un Saint Siège américain si le vrai sceptre a passé dans les
mains d'un pape de la démocratie installé à étranger et qui, d'un trait de
plume, contraindra le chef de l'Etat à interdire les exportations de son
propre pays vers tel ou tel Etat.
Mais le génie philosophique de l'Allemagne s'est
réveillé Je n'ai cessé de souligner que Mme Merkel ignore les lois de la
logique interne des vrais Etats. Et voici que M. Gabriel, vice-chancelier,
qui demande qu'on cesse de brandir une " idéologie punitive "
face à la Russie. Et c'est le Spiegel
qui écrit que le sceptre de l'hégémonie mondiale a passé des mains de M.
Obama dans celles de M. Poutine.
2 - Les arpents d'Israël et la géopolitique
Dans une turba et confusio désormais
étendue aux trois pouvoirs traditionnels évoqués par Cicéron - ceux de l'Etat,
des factions et du peuple - est-il du moins concevable qu'une aile autonome
de la République en vienne à piloter les nations sur un champ de course de
substitution ou bien nous trouvons-nous dans un no man's land
constitutionnel? En voici un exemple planétaire à souhait, donc aussi
panoramique que paradigmatique.
Israël avait à en découdre avec le Hezbollah qui
lui avait infligé au Liban la première défaite militaire de son histoire
retrouvée. Mais, ce pays ne connaissait d'expérience qu'une seule défaite,
celle qui lui avait été infligée en l'an 70 de notre ère face aux légions
de Vespasien et de Titus. Tout espoir de revanche sur le Hezbollah,
exigeait l'élimination préalable et définitive de la Syrie du champ de
bataille des nations de notre temps; car la seule présence de Damas sur le
champ de bataille du Moyen-Orient, suffisait au transit continu et massif
des armes en provenance de l'Iran et destinées à Beyrouth. Mais qui a mis
en échec cette tentative de focalisation éternelle de la politique internationale
sur quelques lopins et au seul profit des ambitions bibliques d'un Grand
Israël à ressusciter? Ni les chefs d'Etat des démocraties du monde entier
ne pouvaient y remédier, ni les peuples condamnés à se taire sous le
sceptre d'un impérialisme du mythe de la Liberté, ni les factions
désordonnées et aveugles ne pouvaient y pourvoir.
Survolons un instant notre astéroïde grouillant
des fourmis d'une démocratie invertébrée et décérébrée. Primo, en
Angleterre, ce fut un parti travailliste vaincu aux dernières élections,
donc siégeant dans l'opposition - mais dirigé par un anglo-israélien qui
eut le courage de refuser la coopération avec un co-religionnaire français,
Laurent Fabius, ce qui permit de rallier plus de trente députés de la
majorité à prendre résolument la défense des intérêts trans-israéliens des
Iles britanniques. Secundo, aux Etats-Unis, le même scénario s'est
déroulé en rupture de ban avec le blocage interne de la démocratie
mondiale: n'a-t-on pas vu le congrès marginaliser fermement le gigantesque
groupe de pression aux vues de Tel Aviv appelé AIPAC (American Israel
Public Affairs Committee)? Cette opposition inattendue est allée
jusqu'à menacer le Président des Etats-Unis d'une procédure de destitution
pure et simple s'il attaquait la Syrie au profit de l'expansion
territoriale sans fin d'Israël en Judée? Tertio, on a vu le pape
François mobiliser les revues de Jésuites du monde entier et surtout se
présenter sur la scène internationale en défenseur résolu du Président
Poutine.
Jamais depuis les Croisades on n'avait vu un pape
aider un Etat - en l'espèce, la Russie - à redonner à la politique
internationale son assise dans le trans-tribal, donc son assiette dans
l'universel. Ce fut par une lettre de théoricien de la politique
internationale et de théologien nouveau des relations que le temporel
entretient avec le spirituel depuis deux millénaires que ce disciple du
Poverello et d'Ignace de Loyola a osé revendiquer à haute et intelligible
voix le devoir, trans-national par définition de la papauté et de la
religion catholique, le devoir, is-je, de se présenter à "Son
Excellence, M. Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie"
en acteur de premier rang sur la scène des nouveaux croisés de la justice
de Dieu dans la guerre de la foi.
Bien plus: un Vatican au service de la politique
mondiale des vraies démocraties ambitionne désormais de jouer le rôle du
seul catalyseur et du seul interlocuteur universel de tous les Etats et de
toutes les nations. C'est que, dans un monde rétréci par le matamorisme
atomique auquel s'exerce le dieu Liberté, une guerre des corps est devenue
impossible à mener entre les huir Hercule de leur foudre. Il fallait
trouver une symbolique qui conduirait le genre humain à l'alliance
"physique" du Poverello avec Ignace de Loyola. Car les Titans de
l'action et les géants de l'esprit divisent la bête onirique contre
elle-même et la scindent depuis le paléolithique entre la paix et la
guerre. Comment défaire l'écheveau dans lequel l'Histoire se trouve
empêtrée entre un François d'Assise et un Ignace de Loyola symboliques?
Mais l'anthropologue d'une bête tombée dans le
rêve et demeurée carnassière sait qu'une médiation entre le lion et le
saint sera éphémère, puisque le sacré va se donner à son tour les crocs
d'un fauve en liberté: les religions ont le choix entre la fossilisation de
leur denture et la vaporisation de leur mâchoire. Il faudra donc recourir à
une mutation radicale de la conscience d'elle-même de la bête née, il y a
deux millions et demi d'années en Afrique du Sud, et qui ne s'est évadée
quelque peu de la condition animale que pour se scinder entre le monde des
corps et celui des mythologies sanglants. Le IIIe millénaire verra le
premier homo sapiens de la jungle se colleter avec le vide et le silence
d'une éternité qu'il aura rendue schizoïde à son tour. Le christianisme est
appelé à retrouver sa vocation de téléologue de la bête humaine
3 - Une phalange de vieillards visionnaires
Entre temps, quel spectacle que celui de la montée
au front d'une phalange de vieillards qui se veulent enfin d'avant-garde,
mais s'y prennent trop tard et qui, au bord de leur tombe, tentent du
moins, mais en vain de remettre au monde la tête sur les épaules et les
pieds sur terre. On a vu M. Kissinger, ancien ministre des affaires
étrangères du Président Reagan et âge de quatre-vingt douze ans, rappeler
in extremis à Washington et au Pentagone désemparés qu'il serait suicidaire
de tenter d'étendre le glaive des vassaux européens jusqu'aux frontières de
la Russie, on a vu M. Helmut Schmidt, né en 1919, souhaiter un plein succès
à la Russie en Crimée - cette reconquête, ô combien légitime, d'un accès à
la Mer Noire s'inscrit dans la longue postérité politique de Pierre 1er et
de Catherine II - on a vu M. Helmut Kohl, né en 1930 et M. Gerhard Schröder
né en 1944, rappeler à Washington que la politique étrangère de la Russie
ne sera jamais sottement tributaire de l'effondrement fatal et prévu par
toutes les têtes solides d'une utopie politique calquée sur le messianisme
et l'eschatologie de Jahvé ou du Dieu des chrétiens, on a vu M. Giscard
d'Estaing, né en 1926, rappeler, aux côtés du chef du Kremlin, que la
Commission de Bruxelles est la vassale de l'empire américain, on a vu le
Président Bouteflika, âgé de soixante-dix-huit ans et hospitalisé dans son
palais depuis des années, trouver les armes qui lui ont permis de
contraindre à la démission un chef des armées sur le point d'installer une
dictature militaire à Alger, on a vu M. Jimmy Carter né en 1924, et prix
Nobel de la paix, tenter de se rendre à Gaza et y échouer sous la pression
titanesque de l'AIPAC, et l'on a vu un vieillard anglais encore pimpant de
soixante six ans, M. Corbyn, hisser sa barbe blanche à la tête du Labour -
tous ceux-là se sont initiés à la connaissance de la logique interne qui
pilote le destin des grands Etats sur le long terme.
Que de visionnaires des funérailles d'une Europe
démantibulée, que de sentinelles dressées entre le Poverello et saint
Ignace, que de veilleurs habillés en Cassandres. Mais M. Corbyn - je parie
qu'il n'a pas lu Cicéron - perpétuera seulement la politique aporétique par
nature du genre humain. Car l'anthropologie originelle se trouve inscrite
depuis les origines dans l'évolution bloquée de la bête appelée à creuser à
nouveaux frais l'ornière multi millénaire d'une guerre des tranchées entre
le capital et le travail! Le "chaînon manquant" ne signale
que le basculement du vivant dans le fabuleux et la démence. (Voir La vassalité idéalisée au quotidien - Identité
linguistique , identité nationale , 2 octobre 2015)
Observez l'animalité spécifique de notre espèce:
elle nous fait combattre un Satan en chair et en os et pourtant invisible.
Nous donnons un corps à nos concepts et une musculature à nos abstractions,
nous lapidons notre propre imaginaire substantifié, nous jetons des pierres
à une stèle - mais celle-ci n'est autre que celle de notre propre folie de
schizoïdes-nés.
Comment se fait-il que, depuis les origines de son
histoire, l'animal aux neurones aporétiques par nature et par définition ne
creuse jamais qu'un seul et même sillon de son évolution combattive, celui
qu'elle trace entre le royaume de ses songes politico-sacrés d'un côté et
l'empire de ses exploits terrestres, de l'autre? Comment expliquer qu'une
guerre fratricide se perpétue entre les riches d'un instant et les pauvres
de toujours, donc entre une mince pellicule de loups aux dents pointues et
une masse immense de rêveurs tour à tour endormis et armés de leurs songes
séraphiques et sanglants? La gauche manque de têtes raisonneuses, la droite
manque de cœur, disait un grand anthropologue de la politique - j'ai nommé
Charles de Gaulle.
Aussi, seuls les Pharaons ont-ils réussi, mais au
prix d'une sacralisation intense de leur puissance terrestre, à tenir en
lisière une masse de fellahs nourris par un fleuve miraculeux. Puis,
l'histoire de la Grèce et de Rome s'est déroulée tout entière entre un
Sénat de patriciens énergiques et un forum où les chefs du peuple
feignaient de venir débattre en vrais démocrates et devant la foule
rassemblée dans les comices - de débattre sérieusement, dis-je, des grandes
affaires extérieures de la République - et d'abord de la paix et de la
guerre sous l'égide des dieux. Puis, pendant des siècles, le christianisme
n'a assuré son contrôle cérébral des masses que par une sacralisation
effrénée des pauvres, donc par la proclamation de la sainteté de leur
simplicité d'esprit. Il serait plus impossible, disait l'Eglise à un riche
de jamais entrer au "royaume des cieux" qu'à un chameau de
passer par le trou d'un aiguille.
Souvenez-vous: seule l'hypertrophie inévitable des
richesses du clergé accompagnée de l'extension sans frein des privilèges et
des prérogatives proprement politiques d'une prêtrise enrichie a conduit
cette religion à périr sur son tas d'or. Puis le XVIIIe siècle a paru
ressusciter l'âge d'un Charon et d'un Lucien de Samosate du Dieu nouveau:
les chrétiens voyaient leur cosmologie mythique réfutée sous la meule de
l'Histoire et périr par la même fatigue de leur savoir astronomique et par
le même épuisement de leurs récits fabuleux que le polythéisme agonisant de
l'auteur des Histoires vraies
et du Dialogue des morts.
(Voir: L'animalité spécifique d'une bête en évolution
, 9 octobre 2015)
Au XIXe siècle, ce fut une messianisation
nouvelle, celle d'un prolétariat mondial et illusoirement laïcisé par un
"processus historique" mythifié qui permit de poursuivre
l'épopée des pauvres désormais eschatologisés sous le double joug du
capitalisme et du machinisme.
5 - La nouvelle Renaissance
Et maintenant, il serait vain de proclamer que le
déséquilibre originel des forces entre l'argent-roi et le travail serf
aurait subitement et définitivement changé de nature et de destin: le
nouveau tonneau de poudre se remplit sous nos yeux, parce que nous nous
trouvons privés à la fois de nos songes de ploutocrates du ciel et de notre
fragile ancrage sur la terre ferme. Car nous rêvions d'un
"rachat" mirifique tantôt dans la planification du temporel,
tantôt par la médiation de nos évasions dans le fantastique dévot. Ce
naufragé dédoublé du ciel et de nos cimetières entraînera une légitimation
mondiale de la désobéissance civile. Déjà une nouvelle gauche dénonce les
"instruments de torture" et la "destruction de la
démocratie" que prépare le conflit, plus sauvage et plus sanglant
que jamais, entre la misère et la richesse au sein d'une espèce née
ingouvernable et qui le restera.
C'est ce que disait, à la veille des élections
grecques du 20 septembre, un descendant de protestants français persécutés
au XVIe siècle, M. Lafontaine, chef de la gauche allemande, et M. Varoufakis,
ex-ministre des finances de M. Tsipras. Nous retrouvons la turba et
confusio évoquées par Cicéron, mais, cette fois à l'échelle de notre
astéroïde. Un nouveau Lucien de Samosate attend le Charon qui fera passer
la bête de l'oubli d'une rive à l'autre du Léthé.
On voit qu'une anthropologie qui se voudra une
science, donc une discipline effectivement informée de la nature aporétique
de son savoir en appellera à un approfondissement spéléologique de la
connaissance rationnelle de l'humanité; et cet approfondissement mettra en
évidence la stérilité d'une science de la mémoire qui n'aura pas encore
appris à descendre dans l'abîme.Au XVIe siècle, il fallait désembourber la
Sorbonne des sorbonnagres et des sorbonicoles de Rabelais. Le Collège de
France de François 1er et de Budé firent la guerre aux Bridoye, aux
Bridoison et aux Trissotin.
Quelles seront les "trois langues" de
l'anthropologie de la nuit des modernes, celles que la postérité de Marie
et de Pierre Curie pourrait apporter à une Sorbonne à rénover? La langue de
la bête en l'homme, la langue de la bête audible au coeur de l'humanité, la
langue de la folie audible au cœur de l'évolution cérébrale de cet animal,
la langue des entrailles du verbe comprendre
audible en écho de la politique et de l'histoire du monde.
La semaine prochaine, nous observerons la bête qui
voudrait se rendre ailleurs.
Le 16 octobre 2015
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