1 - La bête qui voudrait se rendre ailleurs
L'infini
n'a débarqué que tardivement dans le christianisme. Il y a fallu, entre le
XIIIe et le XIVe siècle, la mystique de Me Eckhardt et celle de Nicolas de
Cuse au XVIe. Mais il n'y a pas de conscience religieuse qui ne porte le
sceau d'une astronomie: Herschel (1738 - 1822) a converti la science du
ciel à l'évidence que l'illimité se révèle étranger par nature et par
définition à toute possibilité des logiciens de jamais en prendre la mesure
à l'aide des instruments d'une raison calculatrice des distances. A la
nouvelle d'une démonstration irréfutable et du ressort du plus élémentaire
bon sens, beaucoup de croyants se réjouirent bruyamment de convertir la
géométrie de papa à l'ineffable à son tour et de la rendre compatible avec
les mystères d'une divinité en cours de dilatation perpétuelle, donc
insaisissable en ses derniers secrets. Mais ils n'ont pas réfléchi au fait
que si l'humanité et l'immensité de ses Zeus successifs n'étaient plus
localisables, la créature privée d'accompagnateur aura perdu tout repère
dans le vide d'un cosmos à jamais interdit au champ visuel des télescopes.
Comment se donner pour habitacle un néant en expansion continue et, pour
béquille un désert soustrait aux lentilles grossissantes?
De plus,
l'espèce schizoïde se cherche la béquille d'un observatoire. Mais celui-ci
violera les lois de la logique : jusque dans nos mathématiques, un enfant
de dix ans sait qu'on ne saurait inscrire un carré dans un cercle,
puisqu'aucune circonférence n'est mesurable - du coup, les subterfuges
équationnels rejoignent ceux de nos théologies.
Il est donc
temps, pour notre civilisation raisonneuse et calculatrice, de s'ouvrir à
une anthropologie capable de prendre la mystique mondiale dans son champ de
vision, parce que les saints du silence sont des logiciens intraitables et
qu'à ce titre, ils posent des questions insolubles par nature, mais
précisément existentielles de se montrer rigoureuses. Jugé à l'aune d'une
raison sans faille, saint Augustin n'aura pas attendu un Darwin hésitant
pour se moquer des créationnistes centralisateurs de son temps, qui, de nos
jours encore , donnent à fabriquer des mers, des montagnes et des fleuves à
une divinité biblique mal unifiée, alors qu'il faudrait que le Zeus
artisanal des origines s'attelât à la tâche première d'enfanter l'espace et
le temps avant d'entreprendre un ouvrage clôturé par un autre ouvrage ,
puis qu'il y logeât sa propre cervelle et tout son outillage de démiurge dans
un domicile apprêté à recevoir tout le paquet. Quatorze siècles plus tard,
Kant constatait simplement que l'espace et le temps sont aménagés a
priori pour y loger ensuite la conscience rationnelle et planificatrice
des humains - puis il se hâte de se mettre à l'abri sous son établi. Ce
haussement d'épaules originel de la philosophie occidentale ne nous laisse
que des recettes de cuisine à concocter.
2 - Une généalogie psychogénétique de la
mystique
Et voici
que l'intuition première des mystiques de "l'inconnaissance"
contraint notre raison pratique à peser les paramètres de notre astronomie
de géomètres de l'accessibilité. Du coup, l'étonnement des pionniers de l’insaisissable précède celui d'Aristote, qui disait seulement que la
philosophie naquit un jour de l'étonnement, mais qui ne s'étonnait que de
ce qu'un triangle fît deux droits. Les mystiques, eux, se révèlent des
ruminants du tragique: la démonstration du théorème de Pythagore ne suffit
pas à éteindre leur surprise, parce qu'à leurs yeux, la conjugaison même du
verbe exister se révèle un
otage désarmé de l'espace et du temps.
Du coup,
les trois dieux déclarés uniques, mais demeurés rudimentaires se couvrent
de ridicule à se cadenasser d'avance et à l'instar de tous les animaux dans
la durée des horlogers et de s'y précipiter tête baissé. Mais alors, aucune
théologie ne se rendra accessible aux prisonniers d'un temps seulement
prolongé ou raccourci et dont les geôliers ont verrouillé les portes
d'avance. Aussi les mystiques commencent-ils par tenter de sortir de la
casemate d'un temps collé aux chaussures.
Mais le
trépas des machines à ficeler les preuves détruirait non seulement
l'étendue, donc le réceptacle "naturel" des déplacements en tous
sens de la matière dans la durée, mais également le pacte partiel que les
mouvements des particules élémentaires des atomes avaient conclu avec la
lenteur et la rapidité variables auxquelles le cosmos s'est enchaîné.
L'astronomie moderne vient seulement de découvrir la portée expérimentale,
mais également la complexion la plus originelle de la mystique occidentale,
selon laquelle nous serions chus dans le temps des cadrans.
A
considérer le parcours, à toute vitesse, de quelque cent cinquante mille
milliards de milliards de kilomètres d'un rayon de lumière propulsé dans le
vide pendant cent cinquante millions de siècles, l'astronomie contemporaine
découvre, dans la stupéfaction et l'effroi, que l'alliance indissoluble de
deux acteurs flexibles, le temps et l'espace, met un terme à tout espoir
d'un progrès ultérieur de la science du cosmos. Décidément le petit
'univers qui était tombé sur les bras de nos ancêtres n'était qu'un grain
de sable embarrassant, puisque la théologie scolastique, qui faisait de
nous des Artaban du cosmos, capitule devant une science de l'infini qui
échappe à nos prises. Du coup, les religions dites "positives" se
révèlent de grotesques camouflages de notre minusculité.
3 - Le microbe se rebiffe
De même que
le XVIIIe siècle avait convoqué l'avant-garde intellectuelle de la
civilisation mondiale à concentrer son attention culminante sur le destin
de notre ignorance de la nature et de l'étendue de notre ignorance, le XXIe
siècle sera le théâtre d'une mutation "existentielle" de la
conque osseuse du simianthrope désarrimé, parce que, depuis ses origines,
cet animalcule dispose, d'une intelligence combinatoire, mécanicienne et
calculatrice assortie d'une infirmité politique viscérale, donc inscrite
dans le passé zoologique de sa tête et dont la pathologie demeure visible
et aisée à détecter.
Car la
conjonction d'une impéritie neuronale avec une adresse manuelle sans égale
se révèle si facilement observable, qu'elle se montre criante encore de nos
jours par le moyen de l'observation de nos ancêtres les plus proches, les
quadrimanes demeurés toisonnés. Et pourtant, les cellules grises de
l'espèce chevelue n'auront mis que deux millénaires pour découvrir à la
fois l'infiniment petit et l'infiniment grand et pour nous livrer
définitivement à un silence trans sylvestre celui de "l'espace-temps"
que nous avons fini par rencontrer sur notre route. Comment cet insecte
aveugle apprendra-t-il à se tenir debout dans le néant qui le disloque, le
dissémine et le réduit en poussière à chaque pas?
Nous venons
de découvrir le chaînon qui nous manquait entre l'australopithèque et
l'homo sapientiel. Cet animal, âgé de vingt mille siècles seulement et dont
le cerveau avait la dimension d'une orange s'imaginait déjà, le pauvre, que
les morts voyagent sous la terre où l'on fourgue leurs cadavres et que,
sitôt morts, leurs ossements ne tiennent pas en place dans les ténèbres qui
les ont happés, à moins qu'on leur construise un domicile en miniature,
mais inébranlable - ou, mieux encore, qu'on les localise somptueusement sur
des jardinets fleuris.
Mais le
cerveau originel de la bête dichotomisée n'expédiait pas encore dans
l'étendue force personnages de chair et d'os. Bientôt il chargera
l'ossature d'un seul démiurge de gérer jour et nuit les affaires du cosmos.
Une voûte stellaire étriquée servait seule de couvercle à un univers
demeuré infinitésimal. Mais les Romains feront venir à domicile les dieux
dont les Grecs s'étaient dotés; et ils les ont affublés de noms latins à
seule fin de les plier plus aisément aux coutumes des habitants du Latium.
Mais les fils de la Louve conserveront, des siècles durant, la tournure
d'esprit héritée du "chaînon manquant", celui qu'il faut
glisser entre l'australopithèque et nos ancêtres les plus ressemblants à
tout le monde.
Puis des
sentinelles divines placées par le microbe dans les ténèbres de son
immortalité ont donné une allure cosmique au culte des morts introduit dans
nos cervelles avec le "chaînon manquant". De toute façon,
le simianthrope éternisé à l'école de ses songeries est une bête dont
l'encéphale, protégé par une maladie paradoxalement immunitaire, s'imagine
survivre dans un monde des corps impérissables. Mais la pathologie
cérébrale qui l'éternise, l'encapsule, le traque, le comble ou l'angoisse.
Aux yeux
des simiantropologues de demain, l'animalité proprement simiohumaine se
révèlera néanmoins embryonnairement intellectualisée. Car l'os frontal déjà
roboratif de la bête présente un théâtre d'ombres dont aucun autre
quadrumane à fourrure n'a construit la mise en scène non seulement
cérébralisée, mais d'ores et déjà imperceptiblement morale. Il y faut une
démence à la fois rassurante et dissuasive, il y faut une science
relativement assurée de la raison elle-même. Car, de nos jours encore, ce
carnassier se rue dans le fabuleux et le fantastique, tellement sa folie
l'envoie habiter une cosmologie hallucinée. Mais l'infini n'est pas un
domicile à cerner, l'infini n'est pas une enceinte à clôturer, l'infini
renvoie la bête à une errance éternelle dans l'Erèbe. Aussi les rites
funéraires des Anciens exorcisaient-ils le sort des malheureux privés de
sépulture dans la nuit d'une mort cruellement éveillée.
5 - L'astronomie existentielle
L'alliance
de l'infini avec le vide et de l'espace avec durée se révèle le moteur de
notre verbe être. Le
naufrage de ce pacte faussement calculable nous introduit dans une
dimension nouvelle et illusoirement réconfortante de la recherche de la
pierre philosophale que nous appelons la vérité. Certes, nous savions, comme disait Martin
Heidegger, que la science ne pense
pas, puisqu'elle se contente de mesurer, de calculer et de prévoir,
puis d'appeler penser la
connaissance muette de ce qui se passe et se répète sans relâche sous les
verres grossissants que nous nous vissons à l'œil. Mais si nous devons
avouer que la pensée proprement dite ne commence qu'avec notre désir et
notre espoir de comprendre
les évènements qui nous apostrophent sous nos lentilles et si le verbe réfléchir sur les planches du
monde nous renvoie nécessairement à des réflecteurs que nous appelons des signifiants, que faire, dès lors
que tout sens se démasque comme un simple reflet de nous-mêmes dans les
réflecteurs déments de nos effigies qu'illustrent nos cosmologies magiques?
Nous ne
faisons rien de plus, hélas, que de projeter notre spectre agrandi dans un
univers livré au silence de l'insaisissable, de sorte que nous ne
commencerons de penser - au
sens métazoologique du terme - que le jour où nous nous observerons en
anthropologues de notre anthropomorphisme viscéral. Comment la bête
braillante et gesticulante dans l'inconnaissable ne se forgerait-elle pas
des signifiants construits à son image et à son échelle, mais sans
seulement songer à la stérilité de ses gesticulations dans le néant peuplé de
fantômes?
On comprend
que le courage cérébral subitement demandé à un animal privé à l'improviste
de protecteur et de toiture ait excédé ses capacités mentales originelles -
celles d'il y a deux millions d'années - et qu'il ait comblé le silence et
le vide de l'immensité à l'aide de bâtisses hâtives et de fortune. Ces
échafaudages branlants se sont écroulés, les uns après les autres - et
maintenant notre rendez-vous manqué avec la pensée véritable se rappelle à
l'attention des orphelins tardifs de leurs dieux de fer, de bois ou de
pierre.
Du coup
notre recherche de la "vérité" demeurera une quête de type
zoologique - celle d'un Graal de l'imaginaire dont cet animal tentera en
vain de s'approprier le trésor - puisqu'il s'agira toujours, pour l'évadé
aveugle et vacillant des forêts, de se forger un regard de l'extérieur et à
son avantage sur la précarité de sa propre démence cérébrale. Comment se
rendre intelligible? Le spectacle d'un microbe acharné à plier l'infini, le
silence et le vide du cosmos aux désirs et aux besoins de son enclume
charnelle demeurera incompréhensible aussi longtemps qu'un nouvel humanisme
n'aura pas enfanté un tragique et une noblesse intemporelles de la lucidité
des grands visionnaires.
C'est dans
cet esprit que l'astronomie de l'infini est devenue la pierre d'angle de
l'univers de la science et le point de rencontre des dernières phalanges de
la civilisation du "connais-toi". Car seule cette discipline de
guerriers du désert cessera de s'agiter dans une enceinte astrale minusculisée
pour se colleter avec le double mystère de l'espace et de la durée.
6 - Les premiers pas de l'astronomie
existentielle
Qu'enseigne
l'astronomie existentielle à la bête évolutive? De même que saint Augustin
a intériorisé le christianisme et l'a conduit au romantisme de la foi, les
Argonautes de demain diront que le silence de l'éternité ne servira pas
seulement de flambeau à une conscience nouvelle et révolutionnaire de
l'espèce parlante, elle fait de l'immensité le déclencheur d'une physique
mathématique du vertige. L'astronomie moderne a détruit les fondements
anthropologiques de la raison multimillénaire qui avaient permis de bâtir
le savoir exact sur la logique d'Euclide. Cet évènement a mis près d'un
siècle à s'imposer à la philosophie d'école, et elle n'a pas encore
débarqué dans l'enseignement public. Bergson voyait encore l'espace comme
un volume uniforme et autonome dans lequel le temps tombait goutte à goutte
à la manière du tic tac des horloges.
A
l'occasion d'un dialogue retentissant sur la nature partagée de
l'espace-temps avec le découvreur de la relativité générale, il fallut
expliquer à Bergson que le temps est une matière insaisissable dont la
coulée invisible dépend de la rapidité de l'objet qui en assure le transport
dans l'étendue et cela au gré de la célérité du projectile qui lui sert de
véhicule. La découverte des relations que les heures entretiennent avec
l'étendue se trouve conditionnée par la mutation des racines de toute la
logique simiohumaine, et cette mutation se trouve soudainement imposée à la
physique astronomique inconsciemment anthropomorphique des ancêtres depuis
notre demi évasion du paléolithique - mutation dont l'astronomie moderne
est devenue tributaire.
Je rappelle
seulement que la théologie chrétienne était parvenue à cautionner après
coup la logique et les démonstrations syllogistiques de la physique
d'Euclide et cela par le recours au mythe des "lumières
naturelles" dont Dieu aurait fait bénéficier sa créature: la raison
devenue providentiellement évidentielle et calquée par la grâce du ciel,
sur le théorème de Pythagore et sur les conséquences de sa logique interne.
Ce ne sont pas seulement les "lumières naturelles" réputées
communes aux raisonneurs grecs et aux saints chrétiens que l'astronomie
moderne fait exploser, mais également les repères originels du sens commun
des ancêtres, qui se sont trouvés pulvérisés par la découverte que tout
espace transporte dans sa hotte un temps ajusté d'avance à son volume, de
sorte qu'une balle de plastique passera d'un côté à l'autre du filet à une
vitesse indifférente à l'espace que franchit le navire sur lequel je
jouerai au ping pong.
Le principe
d'inertie est démontré à la lumière de l'expérience du pendule de Foucault.
La trajectoire de la corde dans l'espace ne se trouve affectée ni par la
rotation de la terre, ni par la course de notre planète autour du soleil,
ni par la ruée de tout le système solaire vers la Constellation de
Bételgeuse. Pourquoi cela, sinon tout simplement parce que le verbe comprendre renvoie à des
signifiants anthropomorphiques et que la matière en mouvement n'a aucune
raison de transporter des signifiants humains, donc enracinés dans la
zoologie. L'astronomie moderne a perdu les repères psychobiologiques de la
rationalité humaine qui se trouvaient calqués sur les rites et les coutumes
visibles ou cachés de la matière. Le verbe comprendre lui-même nous le faisons monter dans nos fours à
pain.
7 - La balance à peser le silence et le vide
En vérité,
et depuis les temps les plus reculés, les cosmologies mythiques qui
encadrent les religions se sont toujours bâties sur la représentation
dominante de la matière à telle ou telle époque et en tels lieux. Il se
trouve seulement que la voûte stellaire n'avait pas été bouleversée de fond
en comble entre l'Homo NALEDI
sud-africain d'il y a vingt-cinq mille siècles et la pulvérisation de
l'espace et du temps euclidiens. La révolution copernicienne elle-même a
été un traumatisme théologique local: seuls les croyants au récit de la Genèse se trouvaient concernés
par la découverte déstabilisante que le Soleil et la Terre ne se trouvent
pas colloqués dans l'espace à l'endroit exact que les textes sacrés leur
avaient assigné.
Rien de tel
avec les révolutions épistémologiques traumatisantes que l'irruption de
l'infini dans la physique astronomique a déclenchées. Comment construire la
conscience scientifique sur des relations "rationnelles" que le
réel entretient avec la langue si la créature se trouve privée du temps
explicatif des horloges, donc livrée d'avance à l'impossibilité absolue
pour l'intelligence humaine actuelle, de donner un sens trans-subjectif et
trans-animal au verbe comprendre dans un monde privé de la double autonomie
d'un espace réputé universel et d'un temps censé séparé du cubage du
cosmos.
Dès lors
que la conque osseuse du "sujet de conscience" ne peut
plus loger un verbe expliquer
taillé à la mesure de l'expérience quotidienne des comportements du monde
visible, il va falloir construire un humanisme du tragique et du vertige
dont la solitude permettra à la boîte crânienne du microbe de se trouver
une assise de l'intelligible dans la danse aveugle des atomes.
La semaine
prochaine, j'observerai les anses imaginaires qui permettent aux trois
monothéismes de paraître se greffer sur la politique et sur l'histoire - ce
qui posera les premiers fondements d'une anthropologie à peser sur la
balance du silence et du vide.
Le 23
octobre 2015
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