1 - Les malheurs du verbe comprendre
Si l'Europe
crépusculaire devait servir de rampe de lancement à la mise en orbite d'une
histoire abyssale, donc anthropologique, de la philosophie occidentale, il
faudrait observer que la notion courante d'explication , donc de
compréhensibilité applicable à l'inerte n'est qu'une sorte de fourrage
mental, puisque l'homme du "sens commun" est un animal si
peu cérébralisé qu'il présuppose spontanément que la rentabilité qui
couronnera sa capacité de prévoir les piétinements du cosmos se révèlera du
même coup un discours de l'intelligibilité de l'univers, donc un savoir
censé faire briller des évidences. La cavité cérébrale propre à l'humanité
se nourrit donc de l'avoine des redites aveugles de la matière arrêtée ou
en mouvement.
Et
pourtant, quel prodige que la succession régulière des phénomènes dans
l'espace, quel mystère que la course du cosmos dans le temps! Le langage
pseudo explicatif que la bête s'est forgé afin d'apprêter la matière à son
usage a donc bel et bien donné leur essor cérébral aux premiers fuyards des
forêts. Mais elle demeure vaine, la folle ambition de ces malheureux de
décrypter l'habitacle dans lequel ils se trouvent immergés.
Car si la
prétention de plonger dans les arcanes d'un univers en voyage se révèle
d'origine et de nature psychogénétiques, il faudra oser remarquer que
l'ignorance cérébralisée que Platon a mise en lumière il y a vingt-cinq
siècles nous renvoie au constat selon lequel non seulement la vocation
première de la philosophie est de découvrir les ingrédients d'une ignorance
savantesque, mais de comprendre comment l'ignorance intellectualisée à
l'école d'une parole réputée visionnaire et surplombante emprunte seulement
et nécessairement la dégaine du savoir censé le plus rationalisé possible
et le plus irréfutablement logicisé - et cela à l'école des preuves
soi-disant tangibles que cet animal parvient à se procurer, donc proclamées
saisissables en tant que "matérielles". Mais si les preuves sont
les étais physiques du verbe comprendre dans le cerveau métamorphosant de
la bête grammaticalisée, les plateaux de la balance à construire pèseront
le poids d'une matière censée devenue probatoire et qualifiée de persuasive
dans l'inconscient de l'expérimentateur. Il faudra donc peser le psychisme
qui pilote le code pseudo-explicatif des ex-sylvestres, ainsi que
l'échiquier sur lequel ils placeront d'avance et d'instinct leurs preuves
moléculaires.
On se
demande bien comment des preuves seraient rendues palpables, pesables et
consistantes sous les doigts de ce bimane, donc saisissables avec des
griffes et des pattes, alors qu'elles sont nécessairement des objets
proprement mentaux, donc sécrétées à ce titre par l'illustre magicien de
l'abstrait qui s'appelle le "principe de causalité" et qu'elles
renvoient nécessairement à des signifiants, donc à des signaux de type
simiohumain. Le "lien de causalité" sera seulement un emblème de
son expéditeur; et cet emblème ne nous présentera nullement ses
démonstrations sur l'établi de la "nature naturante" des scolastiques,
mais exclusivement sur le plat de lentilles d'une sophistique de la
"causativité des causes" dont le Moyen-âge avait répertorié les
six principales - l'originelle, la finale, la suffisante, la formelle,
l'efficiente, la matérielle.
Par conséquent,
il faut redire que la parole du singe explicatif est née de l'alliance
gourmande de son ventre creux avec sa parole de vorace; et tout
l'appareillage du probatoire carnassier dont usent les fuyards des forêts,
ils l'ont construit d'avance sur les comportements constants, donc
prophétisables, donc profitables de la matière en déplacement dans le vide.
Mais si leur espèce de philosophie affamée renvoie à une psychobiologie de
la connaissance causale dont Montaigne observait déjà qu'elle est de nature
expérimentale chez tous les animaux, l'expérimentateur chargé de piloter
leurs démocraties dans leur tête s'appelle Messire Gaster, comme disait
Rabelais.
Il faut
donc distinguer clairement, d'un côté, l'expérience payante de ce qui
arrive régulièrement dans le cosmos - la pierre chauffe au soleil, dit Kant
- et, de l'autre, les signifiants loquaces et profitables qui s'agglutinent
au mutisme originel censé charrier les bagages et tout le paquetage d'un
langage réputé habiter la matière. Ce double bât renvoie le singe nu à des
signifiants nourriciers, donc à une signalétique simiohumaine, donc à des
symboles que la bête tient pour "explicatifs". Mais si un drapeau
sert de logement à la patrie, quel est le domicile fixe du mythe de la
causalité parlante?
2 - " Dieu, sa vie, ses œuvres " , par Jean d'Ormesson de
l'Académie française
Ce sera
donc par nature qu'une histoire abyssale de la philosophie occidentale et
du langage qui l'étaie sera anthropologique; et la pesée anthropologique du
vocabulaire explicatif qui sert de jambe de force à cette discipline nous
renverra aux origines zoologiques de la connaissance simiohumaine d'hier,
d'aujourd'hui et de demain. La fécondité socratique d'une première mise en
évidence de l'historicité propre aux vocalises et au gosier d'une
"reine des sciences" née de l'ironie d'un condamné à mort sera de
nous fournir la clé psychogénétique du lent tarissement de la pensée tragique
dans le monde actuel. Car il devient signifiant que, depuis la mort de
Hegel au cours de la peste qui ravagea Berlin en 1831, l'Europe n'ait plus
aperçu un seul philosophe demeurer crédible s'il refuse de boire le poison
de la vérité.
Mais si la
théologie est la ciguë de la philosophie et si ce venin est un pharmakon,
un remède qui vous ressuscite à vous faire passer par le tombeau, alors,
demandons-nous ce que Socrate nous dit du sépulcre qu'il a traversé.
L'homme serait-il un escargot soucieux de quitter la coquille qu'il porte
sur son dos et qui se demanderait toute la journée, avec Heidegger:
"Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien?"
Il y aura
bientôt deux siècles entiers que l'histoire secrète de la philosophie
occidentale nous renvoie sans relâche au décryptage difficile de la
signification anthropologique, donc encore cachée, de la relégation
définitive des cosmologies protectrices dans le royaume des coquillages
mythiques dont usaient les premiers âges de notre espèce. Aucun démiurgie
mythique ne saurait résister longtemps au silence subit et définitif de ses
porte-parole ou de ses suicidaires socratiques. Au début, on se demande
seulement pourquoi la divinité a cessé de se donner le surplomb d'une mythologie.
Puis, les hommes de plume de Dieu se demandent pourquoi les escargots de
Dieu n'ont plus prêté leur encrier à leur démiurge.
Mais les
gastéropodes logés dans le ciel de leur langage plongent maintenant leurs
tentacules dans le vide et le silence d'un cosmos privé de sa coquille.
Leur nudité nouvelle donne à leurs antennes leur solitude pour demeure.
Alors seulement ils découvrent que leurs dieux étaient leurs leviers. Au
confrère astucieux qui, au cours d'un dîner d'ecclésiastiques, s'était levé
pour adresser au Créateur une prière formulée sur le mode sacerdotal:
"Je vous supplie, ô mon Dieu, d'inspirer l'esprit de modération à
votre serviteur", le Père Cardonnel, soupçonné d'hérésie par son
ordre et visé par ce discours habillé d'une sainteté maligne, s'était
tourné vers de dévot pour lui dire: "Pourquoi ne me parles-tu pas
sans détours?" Mais à qui parler sans détours, sinon au géant qui
élèvera la bête privée de sa coquille à se colleter avec le Dieu qui
l'attend, celui de sa propre solitude?
Le
décryptage anthropologique des chemins de traverse dont usent les orateurs
sacrés a ouvert une brèche féconde, mais également une clairière qui nous
fait espérer que le regard de l'ironiste athénien s'étendra à l'immense
postérité intellectuelle de Darwin, d'Einstein et de Freud; car trois
disciplines, l'astronomie de l'infini, la psychanalyse du néant et
l'histoire psycho-zoologique du cerveau microscopique de notre espèce se
pressent à la porte de la geôle où Socrate dit la Torpille s'apprête à
lancer ses démons tétanisants, tellement ces trois décodages rejettent
ensemble nos Célestes d'autrefois dans les origines oniriques du langage
simiohumain.
Certes,
Einstein n'avait pas encore ouvert la porte à une anthropologie de la
physique mathématique: il disait ignorer si l'espace et le temps encerclent
les gastéropodes dans quelque enceinte matérielle. Mais nous savons
maintenant que si, dans le passé, nous avions forgé un enclos physique de
l'univers des escargots, c'était parce que nous nous trouvons immergés dans
un monde d'objets emprisonnés derrière leurs propres barreaux, de sorte que
nous nous étions imaginé que les formes insaisissables de la matière, que
nous continuons d'appeler l'espace et le temps, se trouveraient commodément
encerclées, elles aussi sur le modèle de nos champs et de nos cités.
Mais si
l'univers est infini par définition et si l'espace se laisse seulement
couper en tranches, nous aurons beau savoir que la sonde Rosetta, qui
franchissait cent vingt kilomètres à la minute, mettrait environ deux cent
soixante dix mille milliards d'années-lumière à seulement affubler un lopin
du néant d'une frontière imaginaire; et si, au-delà de ce découpage sans
fin, un vide d'une étendue comparable à notre précédent tronçonnage
s'ouvrira sur des atomes en feu, puis sur un creux insondable, puis sur une
incandescence des souterrains de l'infini et ainsi de suite, comment
imaginer qu'une divinité se tortillerait entre une succession de lumières
et de ténèbres à découper en moceaux et qu'elle y prendrait le plus grand
soin du ciron de Pascal, que nous appelons maintenant l'humanité?
Si l'oiseau
de Minerve profitait du crépuscule de la civilisation européenne pour nous
raconter son vol d'un encéphale au suivant de la bête, nous nous
interrogerions sur la pulsion ascensionnelle qui, d'un siècle à l'autre,
nous fait rêver de nous évader de la zoologie, alors que l'instrument même
de notre sortie du règne animal n'est qu'un enfermement dans une escalade
manquée. La semaine prochaine, nous verrons de plus près de quel humanisme
plus abyssal que le précédent la civilisation européenne attend sa
renaissance politique.
le 5 juin 2015
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