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LE COMBAT DE LA RAISON 15 - Les religions, miroirs de l'art de gouverner
J'achève cette semaine les quinze textes que j'avais
annoncés le 9 janvier et que j'ai consacrés à un examen anthropologique de la
science anthropologique moderne. Qu'en est-il de l'ignorance de la politique
qui frappe les chefs d'Etat sous informés des progrès de la connaissance
anthropologique des croyances religieuses? Leur retard intellectuel sur les
sciences humaines d'aujourd'hui condamne-t-il l'Europe à l'impuissance face à
l'expansion nouvelle du sacré sur cette planète ? Le décalage entre les
victoires de la science et l'ignorance de toute la classe dirigeante
européenne deviendra-t-il aussi tragique qu'entre l'Eglise du Moyen-Age et
l'astronomie de Copernic?
Quoi qu'il en soit, le révélateur que fut l'attentat
du 7 janvier contre Charlie Hebdo se place à ce point au cœur
de la géopolitique et de l'histoire contemporaines que, dès la semaine
prochaine, je pourrai faire le point de l'histoire de l'Europe à l'heure où,
après soixante-dix ans d'expansion de leur mythe de la Liberté, les
Etats-Unis sont parvenus à briser l'unification de l'Europe en engageant le
Vieux Monde pour longtemps dans une guerre économique contre la Russie.
A la lecture de mon texte du 24 avril, nous verrons
plus clairement la justesse de la phrase de Socrate qui disait que
l'ignorance était la source de tous les maux.
1 - L'homme d'Etat moderne et la théologie
2 - Les espérances de la raison politique 3 - Féconder la laïcité 4 - les blocages de la raison mondiale 5 - Les dieux en leur logis 6 - Le Dieu au masque d'ange 7 - La scolastique démocratique 8 - Nos dieux sont ressuscitatifs
La frappe de la vérité sur
l'enclume de l'Histoire ne commencera qu'à l'heure tardive où la démocratie
aura progressé sur les chemins brûlants de la pesée du tragique. Alors
seulement, les Républiques découvriront que quatre dangers opposés et
pourtant parallèles menacent la raison. Ou bien la République s'affole, perd
pied et retourne à ses anciens blottissements sous ses tabernacles, ou bien
elle tombe dans les amollissements et la décérébration de la postérité de Candide
ou l'optimisme de Voltaire, ou bien elle s'abêtit à l'école de ses
retrouvailles avec la grossièreté et la gouaille, ou bien elle remet le
poignard de la pensée entre les mains de la divinité féroce et vengeresse des
premiers âges, ce qui reconduit la religion à la barbarie originelle des
religions. La connaissance psycho-physiologique de l'animalité de
l'ignorance proprement humaine est un fruit d'automne de la sagesse - le
premier animal locuteur savait tout sans avoir rien appris et l'univers
n'avait pas de secrets pour lui. Le dernier de la série observe l' ignorance
religieuse en laboratoire.
Mais si nous quittons les chemins
de la vulgarité, de la facilité, de la sottise et de la superstition, nous
aiderons l'encéphale des chefs d'Etat modernes à emprunter les chemins
nouveaux de l'art de gouverner. Le monde les attend depuis le XVIIIe siècle.
Quand nous les connaîtrons, nous donnerons leur fécondité aux théologiens des
carnages politiques sur lesquels la piété de la bête se défausse, tellement
les religions mûries et forgées dans l'épreuve sont les miroirs les plus
profonds de l'art de gouverner ; car l'histoire du genre humain et tout le
théâtre du monde se reflètent dans les embarras dont témoignent les
confessions de foi les plus affinées et les plus élaborées.
Mais si toute doctrine de ce type
révèle les apories anthropologiques insurmontables dans lesquelles tombent
nécessairement les chefs d'Etat instruits des secrets meurtriers de
l'Histoire, nous connaîtrons les contraintes impérieuses qui pèsent sur leurs
épaules et qui sont les suivantes: il leur faut récompenser et punir à bon
escient, discipliner les sauvages, assagir leurs lois trop faibles ou trop
sévères, équilibrer les droits respectifs de la pensée rationnelle d'un côté
et des rêves revigorants, de l'autre.
Mais comment associer la grandeur
d'âme à la fermeté d'esprit, comment réconcilier l'innocence avec la cruauté
et le cynisme parfois inévitables, comment porter sur les fonts baptismaux de
l'action publique une exposition universelle des ruses et des chausse-trapes
dans lesquelles tout pouvoir fait tomber ses promesses les plus alléchantes
dans leur allure et les plus généreuses d'apparence? Quel arsenal des
attrape-nigauds les plus grossiers et des bontés les plus patelines que la
distribution, ici de sucreries éternelles dans le ciel et là des tortures qui
arment les deux pôles du code pénal du Zeus d'hier, d'aujourd'hui et de
demain!
J'ai déjà rappelé qu'à la suite de
l'assassinat sans cervelle, le 7 janvier 2015, de quelques insulteurs du
sacré massifié, il a été question d'approfondir et d'éclairer quelque peu la
réflexion officielle des Etats demeurés semi rationnels de notre temps et de
soumettre au scalpel socratique le statut manchot de la laïcité de 1905. Mais
où se trouve-t-il, le bistouri des anthropologues de demain, et comment le
scalpel percera-t-il les secrets des rêves sanglants et rédempteurs de
l'humanité post-zoologique? Comment le ministère actuel de la Culture a-t-il
interprété l'ordre de l'Elysée de se montrer subitement à la hauteur d'une
mission cérébrale de haut vol - celle qu'aucun Etat n'avait encore confiée à
personne?
Entre la Bête humaine
de Zola et la Condition humaine de Malraux, notre espèce n'a
pas encore commencé d'apprendre à se regarder résolument de l'extérieur,
parce que la frontière entre le dedans et le dehors n'a jamais été clairement
tracée. Comment se fait-il qu'une France devenue microcéphale et qui s'est
mise au seul service des "cultures" sans tête n'ait ni suscité, ni
assumé la nécessité de recourir à une réflexion philosophique révolutionnaire
sur le dehors et le dedans, alors que la loi de 1905 était
censée préparer les moissons d'un nouvel élan de la raison qu'appelait la
vraie France, celle du monde entier?
Si l'Etat fondé sur une laïcité
ambitieuse de devenir pensante à grands pas n'avait pas la vocation
impérieuse d'approfondir l'humanisme infantile et manchot hérité d'une
Renaissance irréfléchie et si un "connais-toi" paralysé par la
scolastique républicaine depuis 1905 n'a pas progressé d'un iota depuis
Voltaire, en un mot, s'il faut prendre acte de ce que, cent dix ans après la
séparation brutale de 1905 entre la foi et la raison, la laïcité n'a démontré
que sa stérilité anthropologique, quel sera l'avenir cérébral de la France de
l'intelligence philosophique?
Et pourtant, cet avenir est simple
et clair: si la laïcité se donnait l'audace d'aller jusqu'au terme de la
logique interne qui devrait inspirer son courage, elle remarquerait du moins
que les dieux d'Homère n'ont, de toute évidence, jamais existé ailleurs que
dans la tête des Achéens. Il faut donc expliquer pourquoi un Homère incrédule
n'aurait jamais accouché de l'Iliade et pourquoi, si Jean de la Croix n'avait
pas cru fermement en l'existence du Jupiter des chrétiens, l'humanité se
verrait privée du plus profond des poètes du christianisme, celui que les
poètes espagnols ont élevé au rang éternel de prince de leur confrérie.
Qu'en est-il des relations
lyriques que le poète entretient avec la vérité? Où se trouve-t-il, ce
dehors-là? Comment une laïcité devenue pensante ne se poserait-elle pas une
question aussi décisive que celle de l'origine et de la nature des récoltes
du génie poétique? Car enfin, que vaut un humanisme instruit de ce que
l'homme est un poète et que ses dieux sont ses inspirateurs, mais qui craint
d'approfondir l'humanisme dont sa culture se réclame jusqu'à scruter le
"connais-toi" de ses dieux? Alors, le dehors que nous cherchons fuit
sans cesse devant nous; et il s'agit de le traquer dans son repaire, à la
manière dont Hokusaï gardait, à quatre-vingt dix ans, l'espoir de devenir un
peintre.
Mais alors, qu'en est-il des
simples cultures, qui se veulent résolument ignorantes de la nature poétique
des Célestes et d'abord de la poétique qui unifie le trio des dieux uniques?
Si nous entendons donner à la laïcité un avenir philosophique et politique
associés, et cela sous le sceptre d'une pensée rationnelle ambitieuse de
décrypter les secrets de l'alliance de la pensée avec Homère, apprenons que
la vraie postérité spirituelle de la raison de Voltaire n'est autre que celle
d'une anthropologie qui observerait les théologies du dehors et que seule une
connaissance métazoologique de la politique nous révèlera le destin de notre
distanciation à l'égard du monde actuel, tellement les saintes Ecritures sont
un réservoir immense et inexploré du vrai "connais-toi".
Pourquoi cela? Parce que, vingt
siècles durant, des régiments de mystiques chevronnés ont travaillé d'
arrache-pied et en vain à concevoir et à mettre en scène une politique guidée
par la divinité la plus extérieure possible; et ces poètes ont tenté
d'imaginer un législateur parfait, un juge infaillible, un stratège idéal du
salut et un délivreur convaincant - donc un distanciateur absolu! Mais alors,
c'est nous-mêmes que nous traquons à traquer ce Dieu-là dans son logis.
Comment voulez-vous que la sagesse
des plus ardents peseurs d'un ciel qu'ils voulaient rendre insurpassable et
qui fuyait sans cesse devant eux, comment voulez-vous que, des origines à nos
jours, ces perfectionneurs exigeants d'un ciel encore grossier dans leur tête
n'aient pas fini par mettre sur pied l'acteur le plus rationnel et le
gestionnaire le plus adroit possible du cosmos de leur temps? L'heure a
sonné, pour les chefs d'Etat modernes, d'en prendre de la graine et de
féconder la postérité spirituelle, politique et poétique au siècle des
Lumières.
Les dieux meurent en poètes de
leur brève existence. A nous de faire rédiger aux Orphée successifs du cosmos
leur testament le plus sommital, celui de leur long apprentissage politique
et cérébral de l'humanité. Leurs Dionysos en chaîne leur font un cortège.
Tous leurs prophètes au masque d'ange sont des propulseurs de la boîte
osseuse de l'humanité.
Si nous ne prenions pas le risque
de nous faire rire au spectacle de la faiblesse d'esprit et des ratés de
l'encéphale rudimentaire de l'espèce de raison dont nous nous sommes dotés,
on s'imaginera que le génie politique des saints n'aurait produit que des
dessins d'enfants. Les cosmologies fabuleuses sont les laboratoires où les
poètes du sacré forgent leurs géants de la politique.
Sachons encore ceci : si les
hommes d'Etat des démocraties modernes échoueraient à défendre Ptolémée
contre Copernic, le créationnisme contre Darwin, Tartuffe contre Molière,
Euclide contre Einstein, la "psychologie expérimentale" contre
Freud, alors la chance d'une France de la raison est de contraindre les chefs
d'Etat de notre temps à soumettre leur politique à la pesée anthropologique
des mythes religieux. Car le Dieu actuel est à lui-même son Machiavel et son
Talleyrand; et quant à "faire l'ange", comme disait Pascal,
n'est-ce pas le Dieu expérimenté des théologiens de terrain qui a enseigné ce
génial tour de main de la politique à tous les Etats du monde? C'est dire
qu'une laïcité réfléchie soulignerait non seulement que les prophètes de
l'Ancien Testament comptent dans leurs rangs à la fois les plus grands
intellectuels de leur temps, mais également les poètes les plus inspirés
d'Israël et que cette alliance sommitale entre "Dieu" et la
politique en fait les premiers visionnaires de l'avenir de la raison - des
iconoclastes chevronnés et des blasphémateurs de haut vol.
Il faut donc nous demander ce
qu'il en est du divinus afflatus des Anciens. Car enfin, les vrais mystiques
sont à la fois des poètes, des penseurs d'avant-garde, des hérétiques et des
moralistes prénietzschéens. Si un saint Jean de la Croix (+1591) a attendu
cent trente cinq ans pour se trouver canonisé en 1726, tellement son Dieu
méthodologiste et logicien était incompatible avec le démagogue attardé de
l'Eglise du XVIe siècle - Thérèse de Lisieux (+1897), en revanche, la Jeanne
d'Arc des tranchées de Verdun, n'a attendu que vingt-huit ans pour entrer au
Panthéon de la sainteté du dieu Mars (1925).
Aussi une République qui se
mettrait en mesure de peser la politique et l'histoire à la double école des
poètes et des philosophes devrai-t-elle se demander ce que signifie le verbe exister
appliqué à une divinité, à la laïcité, à la littérature, à l'anthropologie
ascensionnelle, à la méta-zoologie. Comment l'humanité moderne percerait-elle
jamais les secrets psychogénétiques du génie religieux, mais également de
Mozart ou de Michel Ange, si la laïcité n'était qu'une forme modernisée de la
scolastique du Moyen-Age, une sophistique des idéalités conceptuelles, une
décoction verbale où les auréoles du langage abstrait servent de
falots-tempêtes aux foules? Pour cela, il faudra s'interroger sur le passage
par les ténèbres des saints et des visionnaires de la politique.
Comment se fait-il que le mythe
d'Orphée soit commun à toutes les religions du monde, à tous les poètes et à
tous les grands esprits politiques? Et si la laïcité parvenait à approfondir la
connaissance anthropologique de la vie spirituelle qui inspire les grands
esprits politiques? Et si la laïcité parvenait à féconder la connaissance des
sorbonagres et des sorbonicoles du genre humain? Dans ce cas, Valéry n'aurait
plus à déplorer que les biographes "comptent les chaussettes, les
maîtresses, les niaiseries de leur sujet". Si l'humanisme mondial
perçait les secrets psychiques des poètes et des saints, les Etats pensants
seraient des prophètes, des philosophes, des anthropologues avertis.
Mais alors, que dire de
l'abaissement d'un humanisme républicain qui illustrait les dessins vulgaires
et stupides de Charlie Hebdo? N'avez-vous pas honte de l'image
que vous donnez de la France des poètes, des écrivains, des philosophes et
des saints si vous donnez une tête de chien au géant des âmes et de la
politique qui se colleta avec l'humain à l'échelle d'un médiateur alors jugé
indépassable et dont il se voulut l'annonciateur ! Tout prophète est un Titan
de la taille du Titan qu'il lance à la conquête du monde. Courage : si vous
avez le cœur bien accroché, colletez-vous donc avec le génie d'un législateur
qui, depuis un millénaire et demi, guide encore par la main la moitié des
évadés de la mort.
Et puisque l'éthique et
l'encéphale des dieux sont vos témoins gigantifiés et puisque vous dites
vous-mêmes que rien d'humain ne doit vous demeurer caché, apprenons donc à
nous colleter avec notre destin cérébral à l'échelle des poètes que nous
appellerons Allah, Jahvé ou le fameux théoricien de la double nature qui nous
habite, celle de notre logique sur la terre et celle de l'infini qui nous
encapsule! Que disent de nous ces trois Hercule de notre politique? Que si
nous entendons arracher l'Eurydice de notre chair à l'empire de la mort,
marchons résolument devant elle, et évitons de nous retourner sur sa
silhouette charnelle, sinon comment oublierions-nous la précarité de sa
charpente ? Mais Eurydice naîtra sans fin d'une flûte éternelle. L'Eurydice
musicale n'est pas de la chair et du sang d'ici-bas. On attend de la raison
du XXIe siècle qu'elle nous instruise de l'Orphée qui nous habite, on attend
de l'humanisme spirituel du IIIe millénaire qu'il change la nuit de notre
mort en torche de nos résurrections.
Le 17 avril
2015
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