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On
ne saurait raconter l'histoire sans la comprendre, c'est-à-dire sans jeter sur
elle un filet explicatif. Mais le discours se révèle explicatif à des degrés
fort inégaux. L'explicatif d'aujourd'hui repose sur une connaissance plus ou
moins fouillée de l'inconscient humain. Voilà un animal livré de naissance et
de génération en génération, à la croyance en l'existence de divers monstres
célestes censés installés dans le vide du cosmos et réputés y gérer sa folie
native; voilà un animal qui tente de passer à travers l'écran qui l'aveugle;
voilà un animal qui ne s'éveille qu'à déchirer le leurre de ses songes et à se
précipiter dans le vide pour trouver les premières conditions d'une lucidité
réellement trans-animale.
Quelques
décennies seulement après Darwin, ce vivant découvre qu'il a cru un instant n'
avoir quitté la bête que pour se retrouver sous les traits d'une autre bête,
une bête piégée, cette fois-ci par sa propre matière grise et appelée à en
décoder les pièges pas à pas. Pourquoi Lucifer a-t-il mauvaise presse
alors que son patronyme signifie "porteur de lumière"? Il
s'agissait donc de détecter les fausses lumières des géants titanesques que
l'humanité s'était égarée pendant des millénaires à appeler des dieux.
Comment
se fait-il que la science qui s'est aussitôt dénommée l'anthropologie soit née
au début du XVIe siècle, au moment précis où le vivant appelé l'homme a
commencé à se décrire sur le mode physique, à la manière dont on décrivait les
chiens, les chats, les éléphants et tous les autres animaux? Quelle n'a pas été
la stupéfaction des croyants de l'époque qui, sous la houlette de leurs
théologiens, définissaient depuis des siècles l'homme comme un vivant capable
de manger la chair de son Dieu, au sens de ses cellules anatomiques et de boire
son sang réel au sens des globules rouges ou hématies, dont ce liquide se
compose?
Or,
Le magistère romain avait consacré une encyclique entière en 1965 encore, à réaffirmer
ce point capital, trois ans seulement après le concile Vatican II, qui avait
osé battre en retraite sur ce point central. L'œuvre du Cardinal de Lubac et du
Père Montchanin se trouvait radicalement dépecée par cette encyclique,
précisément parce qu'ils avaient tenté de transcender le "physicisme
eucharistique" de l'Église et de faire valoir le sens spirituel du
"sacrifice de la messe" à partir de son support figuré.
"Il
n'est pas permis de traiter du mystère de la transformation du vin en sang et du
pain en chair sans souligner l'admirable changement de toute la substance du
pain en le corps du Christ et de toute la substance du vin en le sang du
Seigneur - et ainsi de voir simplement ce double changement dans ce qu'on
appelle la transsignification et la transfinalisation". "Le Seigneur
nous apprend à ne pas porter notre attention sur la nature de l'objet, car par
les paroles prononcées sur lui, cet objet est changé en chair et en sang".(Encyclique
Mysterium fidei, 1965)
Pourquoi
une volonté de manger de la chair et de boire du sang divinisés
intéresse-t-elle l'anthropologie historique donc la connaissance du sacré? Car
les théologiens du Moyen-Age assignaient à leur foi la vocation et la mission
naïves de chercher la compréhension rationnelle du mythe sacré dont ils se
voulaient les servants et les promoteurs: le mythe religieux, disaient-ils,
était la tête chercheuse de l'intelligibilité du monde, donc la clé de son
histoire - quaerens intellectum . De nos jours, la science
historique est devenue la nouvelle fides, la nouvelle foi en quête de son
intelligence d'elle-même et du monde. Impossible à l'historien en quête de
l'intelligible de ne pas croiser le chemin des saint Anselme, des saint Augustin
ou des saint Ambroise.
Mais
les grands humanistes de la Renaissance n'ont pas accepté le cataclysme
intellectuel chrétien imposé par la papauté. C'est cela l'ultime fondement
anthropologique du basculement cérébral exposé par Erasme dans son éloge
moqueur de la démence humaine, qu'il appelle tout simplement la stultitia,
qui signifie la stupidité pieusement traduit depuis des
siècles par folie. On comprend qu'aux yeux de l'Eglise,
c'est-à-dire de la papauté, censée représenter la tête pensante du christianisme,
Erasme demeure aujourd'hui encore et à jamais, pestiféré à titre de damné de
"première classe".
La
philosophie d'autrefois se qualifiait de "regina scientiarum", reine
des sciences, mais sa vocation n'était nullement de s'interroger sur la nature
même des sciences et sur leur pertinence. Elle servait seulement de pâtre
qualifié et elle entraînait le troupeau à brouter les pâturages du temps . En
revanche, l'histoire de demain devenue la nouvelle "reine des sciences"
réunira la philosophie et l'anthropologie et sa vocation sera de s'interroger
sur la grandeur et les limites du cerveau de l'homme. L'historien observera
alors comment nous nous forgeons notre concept d'intelligibilité ou
de compréhensibilité, ce qui exigera une regina scientiarum enfin
devenue consciente de ses fondements anthropologiques.
La
notion même d'objectivité scientifique et historique sera donc philosophique,
puisqu'il n'y a d'anthropologie qu'humaine. Une telle objectivité ne pourra que
s'interroger sur le concept de signification. Quel est le sens du
verbe signifier appliqué à l'existence de l'univers? Quel est le sens du verbe
signifier appliqué à l'existence du genre humain dans le temps? L'homme ne
parvient à regarder ni le monde, ni lui-même sans leur attribuer une
signification, donc un destin, puisqu'il n'y a pas de récit historique qui ne
renvoie à une signification. Si nous disons que le sillage de l'humanité dans
le temps n'a pas de sens, c'est encore définir le sens en tant que non-sens.
L'histoire
devenue la "reine des sciences" s'interrogera donc sur elle-même à la
manière dont les mystiques s'interrogeaient sur la nature de la divinité dont
ils se voulaient les serviteurs et les tributaires, donc les créanciers. Si
nous avions demandé à Thomas d'Aquin si Dieu existe, il aurait répondu à la
manière dont Mozart aurait répondu si on l'avait interrogé sur l'existence de
la musique. Car la musique était son âme, son souffle, sa respiration, l'âme
même de son âme. C'est pourquoi le mystique le plus profond est celui dont le
feu de l'athéisme lui faisait dire qu'il n'existait pas d'autre Dieu que
l'incandescence de sa propre âme - ce qui a retardé jusqu'au début du XVIIIe
siècle la canonisation de l'auteur de la Viva flamma de amor -
Jean de la Croix ( 1542-1591) - et jusqu'au début du XXe son élévation au rang
de docteur de l'Eglise.
L'histoire
anthropologique de demain se demandera quelle incandescence alimentera le feu
souverain de son "athéisme". Rude tâche pour l'histoire de se hisser
au rang de "reine des sciences" si c'est la science de l'homme
lui-même qu'il faut élever au feu d'une mystique de l'athéisme. Mais cette
histoire-là saura également que la parole est l'expression de l'âme du monde.
Dans
ses Tusculane, Cicéron explique la pensée socratique en ces
termes: "Socrate disait que l'homme se révélait dans sa manière même de
parler, qui le rendait reconnaissable en tant que tel et de la tête aux pieds",
ce qui a fait dire à Buffon: "Le style, c'est l'homme" . Or, à
partir de l'instant où la signification de l'univers et du genre humain a été
mise en Occident sur le voltage d'une repentance et d'une expiation éternelle
d'un péché qualifié d'originel et d'inexpiable, on comprend que la première
vocation des chrétiens ait été de remplacer une humanité rythmée par des
activités sportives et des jeux olympiques , par une humanité rythmée par des
prières et par des cérémonies pieuses. Aussi longtemps que le monde moderne
sera à nouveau rythmé par l'activité des corps à l'échelle de la planète tout
entière, le risque sera efficacement conjuré de substituer derechef les
dévotions aux jeux.
Un
seul point semble définitivement acquis: de tous côtés s'affirme une révolution
interne de la pédagogie bancale qui s'était infiltrée dans la République. Tout
ce qui pense en France découvre que l'éducation publique est à reprendre à
partir de ses fondements et cela dans une entreprise immense de mutation de la
connaissance rationnelle de l'histoire.
Décidément
la science historique réécrit entièrement son cahier des charges . Elle apprend
à se regarder de l'extérieur et à découvrir la science qu'elle demande à
devenir. Un tel renouvellement des références fondatrices de la science de la
mémoire m'a contraint à appeler sans cesse au secours Cervantès et Shakespeare,
Swift et Sophocle, ainsi que des personnages imaginaires devenus plus réels que
ceux de l'Etat civil - les Don Quichotte, les Hamlet, les Gulliver.
Mais
je ne suis plus isolé, il se trouve que je suis entouré et accompagné par des
chercheurs attachés à partager mes objectifs et dont le bruissement
réconfortant me réduit un grain de sable . Face à cette situation, que j'avais
prévue en mars 2001, nous voyons se former sous nos yeux une intelligentsia
soucieuse d'acquérir une connaissance anthropologique du genre humain , afin de
tenter de rendre compte d'une espèce onirique par nature et qui vit à titre
psychobiologique dans des mondes imaginaires. Le lecteur de ce site sait qu'il
en est résulté une sorte de discours de la méthode rédigé au jour le jour et à
la lumière des événements. Ces huit mille pages sont en cours
d'informatisation. Mais je ne savais pas que l'histoire courrait plus vite que
l'actualité et que ma programmation anticipatrice serait prise de vitesse.
23
février 2018
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