1 - La bataille des cerveaux
Le 1er
septembre 1966, dans un discours prononcé à Phnom Penh au Cambodge en
présence de cent mille personnes, le Général de Gaulle posait en ces termes
la pierre angulaire de l'histoire contemporaine et fustigeait en ces termes
l'expansion de l'empire américain: "De plus en plus étendue en
Asie, de plus en plus proche de la Chine, de plus en plus provocante à
l'égard de l'Union Soviétique, de plus en plus réprouvée par nombre de
peuples d'Europe, d'Afrique, d'Amérique latine, et, en fin de compte
menaçante pour la paix du monde."
Mais
l'homme du 18 juin feignait de juger stupéfiante l'histoire d'une nation
qui pouvait s'offrir le luxe inouï de paraître avoir remporté toute seule
la guerre de 1939-1945 et qui était parvenue à détourner l'attention du
monde de la contribution de la Russie à la victoire des principes
universels de la démocratie. Or, depuis la chute de l'empire romain
l'histoire appartenait aux guerriers. Charlemagne avait mené plus de trente
guerres, mais la prise de la Bastille a ouvert une ère nouvelle dans
l'histoire de l'humanité en ce que la victoire des armes se situe désormais
sur le champ de bataille d'un combat planétaire entre des encéphales
inégalement évolués.
D'un côté,
la victoire de 1945 a déclenché une ruée des cerveaux prisonniers du songe
marxiste qui rêvaient d'abolir purement et simplement la propriété privée
des moyens de production, tandis que, de l'autre, l'utopie opposée tentait
de placer la planète entière sous le sceptre de Wall Street et d'un dollar
de papier dûment métamorphosé en écus sonnants et trébuchants.
Ces deux
mythologies rivales se sont combattues pendant plus de quarante ans, jusqu'
en 1989, date de la chute du mur de Berlin. Mais en fait, le combat entre
les cervelles a débarqué sur le théâtre de l'histoire trois siècles
auparavant, en 1598. Cette année-là, l'édit de Nantes avait divisé le genre
humain entre les têtes bien décidées à assassiner effectivement la victime
du sacrifice chrétien sur l'autel de la messe, à boire son sang encore
chaud et à dévorer sa chair bien fraîche. Dans le camp retranché d'en face,
on réduisait l'Isaac des chrétiens à la présentation d'un cadavre
symbolique à avaler par le créateur de l'univers, ce qui humanisait quelque
peu le monstre de la Genèse, mais lui faisait oublier que le destin de la
créature évoque, comme dit Shakespeare, "une histoire pleine de
bruit et de fureur racontée par un idiot".
2 - Un Dieu unique en apprentissage de la politique
Ce n'est
pas depuis 1789, mais depuis 1598 que le théâtre de l'histoire de la
planisphère est celui que seule une anthropologie critique sera en mesure
de décrypter. Or, ce décryptage ne sera rendu possible qu'à la lumière de
la mythologie biblique, car le genre humain refuse purement et simplement
d'observer la psychophysiologie et la complexion politiques du Dieu unique
qu'il s'est construit à son image. Ce Dieu est censé exposer de sa propre
initiative son ignorance et son incompétence de débutant. Faute d'un lent
et sûr apprentissage des devoirs attachés à sa fonction, il a commencé sa
carrière par un holocauste universel et pour ainsi dire, par la bombe
atomique de son temps, à savoir le Déluge. Puis, l'apprenti, aussi sot que
maladroit, qu'on appelle le Créateur, avoue s'être repenti de sa stupidité,
ce qui a mis en place un acteur de l'histoire à la fois faillible et
perfectible, à la manière de Louis XIV qui disait à la fois: "L'Etat,
c'est moi", et: "J'ai trop aimé la guerre".
Il est donc
bien évident que l'histoire codée du genre humain est celle d'un animal à
la recherche, dans le vide de l'immensité, d'un interlocuteur autre que
lui-même. Ce néophyte apprend progressivement que seul celui qui se
connaîtra lui-même connaîtra les arcanes de la bête parlante. Mais, depuis
1905, l'Europe a perdu la trace de son évolution cérébrale. Ni le Ministère
de la culture, ni celui de l'éducation nationale, ni l'école des sciences
politiques de la rue saint-guillaume, ni notre enseignement universitaire,
ni le Collège de France, ni nos sciences humaines timorées et craintives ne
savent ce qu'est une religion et quelles sont les relations qu'une bête
tueuse entretient avec ses sacrifices cultuels.
3 - Qui exerce l'autorité de définir une religion?
Cette
situation soulève une difficulté insurmontable au premier abord. Car le
pape François lui-même semble croire qu'une religion se définit à la simple
écoute des pratiques religieuses des fidèles et il en conclut
tranquillement que toutes les religions nourrissent dans leur sein un
microscopique noyau de tueurs. Mais si nous ne définissons une religion ni
à l'écoute de ses docteurs, ni à l'école de l'autorité doctrinale qu'exerce
sa hiérarchie, nous perdrons le seul fil d'Ariane qui nous conduirait au
décryptage du meurtre sacré sur lequel les trois monothéismes fondent leur
catéchèse. Car la mentalité du catholicisme espagnol n'est pas celle de la
Catalogne, le catholicisme que pratique la Calabre n'est pas celui de la
France, le catholicisme polonais n'est pas celui de Neuilly.
Si nous
laissons la multitude des pratiques locales d'une religion définir le
contenu de son culte, nous retrouverons l'adage latin: "Quot
homines, tot dii, Autant d'hommes, autant de dieux", alors que la
vraie question est de savoir pourquoi le dieu en cours de formation, donc
faillible et perfectible de la Genèse, ne fait l'objet d'aucun examen
objectif de son histoire et de sa politique. La cause en est simple:
l'homme se ne cesse de se dérober au spectacle de son identité, et cela
exactement de la même manière qu'il se cache l'identité réelle de son Dieu
unique.
Mais
pourquoi se dissimuler que l'homme est une bête tueuse ? Pourquoi se
dérober à ce spectacle? La réponse se camoufle dans le génie politique d'un
personnage mythique à son tour, un certain Abraham. Sachant que l'humanité
est une tueuse par nature et par définition, ce "père de la
multitude" nous dit l'étymologie hébraïque, est censé s'être dit
qu'il fallait dévier le meurtre cultuel des enfants premiers-nés illustrés
par Isaac et le remplacer par un substitut dérisoire, mais acceptable par
la divinité, à savoir, un agneau. Mais comment convaincre le démiurge de se
satisfaire d'une prébende animale? Le seul moyen crédible était de faire
demander cette auto-spoliation par le Créateur en personne.
On voit
comment un animal décérébré à l'école de ses songes tentera de retrouver
une cervelle évolutive, mais tombée en panne depuis 1905.
4 - Qu'est-ce que le recul intellectuel?
Mon
anthropologie historique se veut critique par définition du seul fait que
le terme même de science présuppose un recul, donc une distanciation fondée
sur une pesée des mots de l'histoire et de la politique.
Qu'est-ce à
dire? De quelle raison parlons-nous quand nous disons que l'Europe repose
sur une civilisation de l'intelligence rationnelle? Pour comprendre le nœud
stratégique de la quête du "connais-toi", il faut remonter
au Platon du Théétète, d'Euthyphron, de laRépublique,
du Criton, du Phédon et pratiquement
à l'œuvre entière du disciple de Socrate qui, le premier, a fondé le
concept même de raison sur l'approfondissement de la connaissance de soi.
C'est dans cet esprit que Platon a substitué à l'effigie d'une humanité
pétrifiée sur la rétine de ses dieux un regard sur les dieux en mouvement
sous la houlette des siècles.
Ce
gigantesque changement de perspective a conféré un statut nouveau au Dieu
qualifié d'unique que la Genèse met en scène sur le
théâtre du monde. Ce personnage fantastique s'est alors installé sous des
traits nouveaux et dans la durée. Car sitôt lové de génération en
génération et de siècle en siècle dans le temps historique, ce personnage
fabuleux est devenu un témoin fiable de l'évolution du cerveau de ses
adorateurs.
Dès
l'origine, les Célestes se présentent sous les traits de monstres aux
aguets dans le cosmos et qui se ruent sur les hommes ou sur les bêtes qu'on
leur donne à dévorer. Au Concile de Trente, en 1545, il a été
solennellement réaffirmé que le Dieu de la Croix barbote dans le sang rouge
et la chair encore chaude des offrandes qu'on présente à sa table: "Il
n'y a pas de sacrifice sans effusion de sang", disaient, comme
aujourd'hui, les sauvages des nues. "Les protestants n'ont pas de
vrai et réel sacrifice" ajoutaient-ils. De nos jours, nous suivons
à la trace l'histoire parallèle du cerveau d'un Dieu unique et de celui de
ses examinateurs, et c'est de l'extérieur que nous le voyons peu à peu
renoncer à se précipiter en rapace sur les aliments dont nous sommes censés
l'alimenter.
Que nous
rappelle aujourd'hui notre observatoire du divin? Que si l'évolution de la
cervelle du Dieu unique n'était pas devenue le témoin central de notre
politique et de notre histoire sur sa rétine à lui, comme sur la nôtre, la
civilisation du "connais-toi" d'aujourd'hui se trouverait entre
la vie et la mort. Car en 1905, nous avons cru reprendre la question à
partir de la révolution platonicienne et nous avons déclaré que tous les
dieux sont des constructions anthropomorphiques et meurtrières, de sorte
que nous n'avions aucun intérêt à tenter de les soudoyer, donc de les
subventionner aux dépens du Trésor public.
Du coup,
nous avons cru pouvoir les jeter au rebut sans plus de façons et nous avons
perdu la source la plus féconde de nos renseignements sur le fonctionnement
de la cervelle de notre espèce. Notre laïcité bancale s'est alors passée du
moteur même de la connaissance que Platon nous avait fourni, alors qu'une
laïcité non pensante est un carré rond. C'est donc au nom d'un Etat demeuré
non pensant, donc sans raisonner, ni argumenter en rien, que nous demandons
aux musulmans de se plier à nos us et coutumes.
6 - Salluste l'anthropologue
Comment les
fidèles d'Allah n'attribueraient-ils pas aux caprices de notre politique
notre refus de leurs égorgements de moutons? N'ont-ils pas raison de
patauger dans le sang, puisque, dans leur esprit, il leur suffit de croire
qu'Allah le leur demande? Notre propre victime du sacrifice, nous l'avons
clouée sur une potence et nous glorifions un Golgotha changé en autel
sanglant de nos meurtres sacrés à nous. Mais comment légitimerons-nous nos
pseudo Etats rationnels s'ils sont devenus les pires ennemis de la pensée
critique? Car nous nous sommes rendus aussi aveugles qu'au Moyen-Age à nous
priver du moteur originel de Platon qui nous avait appris à observer la
cervelle de nos dieux anciens, puis du dieu des juifs, des musulmans et des
chrétiens.
Tout au
long du XVIe siècle, nous nous sommes entre-égorgés sur la question de
savoir si le corps de Jésus-Christ devait se trouver avalé et son
hémoglobine déglutie par nos prêtres ou si nous étions des animaux capables
de se désempêtrer d'un meurtre sacrificiel digne d'un Dieu de carnivores.
Nous
n'avons plus de moutons à tuer, nous n'avons plus de sang rouge à boire et
de chair à manger, et nous avons basculé dans un culte de nos idéalités
politiques, cet aliment de substitution de notre meurtre sacré. Pour cela,
il nous faut revenir à l'origine de toute véritable anthropologie
religieuse qui se trouve chez Salluste et que cet
historien, mort en 67 avant Jésus-Christ et contemporain de Cicéron et de
César, a explicitée en des termes qui font débarquer cet auteur au cœur de
l'anthropologie critique contemporaine. Voici ce qu'il écrit: "Les
hommes ambitieux de l'emporter sur les autres animaux, doivent consacrer
toutes leurs forces, à ne pas traverser la vie en silence, à l'instar des
troupeaux, que leur courbure naturelle vers le sol et leur obédiance aux
ordres de leur ventre, a façonnés. Car toute notre puissance se trouve dans
notre esprit. (…) L'une de nos natures nous est commune avec les bêtes
féroces, l'autre avec les dieux. D'où il me semble plus logique de chercher
la gloire à l'écoute de notre esprit. Alors que la vie corporelle dont nous
disposons est brève, la mémoire de notre passage sur terre peut se rendre
impérissable. Car les traces de nos richesses et de notre beauté physique
sont fluentes et fragiles, tandis que la souvenance de notre vie intérieure
est éternelle et glorieuse." (De conjurationae
Catilinae, trad. M. de D.)
Un siècle
et demi après Darwin, la vraie postérité de Salluste débarque dans toute
l'anthropologie moderne, qui se demande à son tour quelle est l'animalité
spécifique d'une espèce qui n'a pas d'autre interlocuteur qu'elle-même et
qui ne peut s'observer de l'extérieur qu'à la lumière de l'histoire de son
esprit et du Dieu qu'elle a enfanté à son image.
Le 26 août
2016
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