1 - Les signifiants sont-ils de l'ordre du constat?
Jamais une
science expérimentale n'a rencontré autant de difficultés à cerner les
termes-clés de "rationalité", d' "objectivité", de
"savoir théorique", de "preuve" que l'anthropologie des
modernes, dont l'ambition méthodologique est pourtant de "rendre
compte" des secrets de l'étrange détoisonné qu'on appelle l'homme.
Certes, on
savait, depuis Claude Bernard, que les hypothèses ne se cachent pas dans
les éprouvettes, on savait, depuis Kant, que dame causalité et son cortège de
causes ne se placent pas sous la lentille des microscopes, mais on ne
savait pas encore que les problématiques ne sont pas des champignons
répandus dans la nature. Il suffisait, pensait-on, de placer la matière à
observer sur le banc d'essai de ses répétitions naturelles pour valider, du
même coup, des "hypothèses" censées se trouver gravées dans les
redites invariables du cosmos. Les preuves passaient par la chambre ardente
des répétitions du cosmos, donc par l'enregistrement de la constance des
résultats quantifiés dans nos calculatrices. Le concept de
"vérité" se plaçait sous le sceptre de l'universalité des
"coutumes de la nature", comme disaient les nominalistes du Moyen
Age.
Mais la
découverte des allergies capricieuses a ruiné l'alliance millénaire de la
vérité scientifique avec l'imperturbable. Puis, la pesée de l'inconscient
savantissime qui téléguide les fausses motivations alléguées en toute bonne
foi par un "sujet de conscience" logicien a fait douter de la
validité des axiomes et des postulats naïfs de la géométrie classique.
L'univers tridimensionnel des évidences et du "sens commun"
vérifiait le scandale qui fait marcher l'erreur du pas assuré de la vérité
la plus impérieusement démontrée.
Qu'en
était-il de la précarité cachée des fondements nécessaires et censés
vérifiables de la physique traditionnelle si, en tapinois, une surdimension
de l'univers faussait traîtreusement tous nos calculs? Le concept de
"loi de la nature" devenait juridifiant. Si les ressassements
sempiternels de la nature n'étaient plus l'expression d'un ordre logique et
persuasif de l'univers des atomes, mais des rênes qui nous permettent
d'apprivoiser l'univers et de mettre en toute candeur son mutisme à notre
service, suffisait-il de toucher le cosmos du bout d'une baguette magique -
celle du constat de la régularité de ses ritournelles - pour rendre
intelligible l'aveuglement et le silence de la matière? Puisque la
"pensée scientifique" se trouvait façonnée par des syllogismes,
la physique passait pour apprêtée à la finalité qu'elle poursuivait en
catimini, et cela à la même école de la loquacité de l'inerte qu'au sein
des théologies, qui sont fondées en amont sur une révélation préjudicielle:
une divinité bien intentionnée aurait donné leur coup d'envoi et leur
légitimité à la dégaine enfantine des verbes comprendre et expliquer.
Mais
comment la "vérité" théorisée se constaterait-elle à
l'école des faits avérés qu'elle se contenterait d'enregistrer si la notion
d'intelligibilité scientifique repose subrepticement sur la construction
des valeurs morales dont se réclament leurs utilisateurs, donc sur des
signifiants intéressés par leurs propres bavardages? Dans ce cas
l'observateur réclame d'une nature bien disposée qu'elle fasse preuve de
ponctualité courtoise à son égard; et la loi dite divine valorisera à son
tour le répétitif payant, donc loyal. Un monde téléguidé en secret par une
théorisation à l'usage exclusif de ses utilisateurs proclamera honnête un
univers rémunérateur. Mais comment une nature qui ne vous fera pas faux
bond mettra-t-elle une parole de la justice et du droit dans la bouche
d'une divinité?
Si l'on
observe que la prévision assurée d'un évènement le rend exploitable par
définition, dira-t-on que la science défend la volubilité factice du concept
de loi, parce que ce vocable rendrait le rentable oraculaire et
fortifierait le pacte du juriste avec Zeus? Si une nature sans traîtrises
nous permet de mettre la main sur sa monotonie et de la rendre banalement
convaincante, la théologie dite expérimentale ne sera pas en reste avec la
rentabilité scientifique, puisque la chute d'Adam dans le péché originel
donnera au croyant un rendez-vous fâcheux, mais certain, avec le châtiment
des tortures éternelles concoctées de longue date par l'Olympe, tandis que
la confession de foi du fidèle le fera bénéficier de félicités posthumes
illimitées.
2 - Comment parler à un sourd ?
L'intelligible
religieux est donc une proie fidèle à ses rendez-vous avec des cerveaux et
seulement plus désirable que dans la science, où l'expérimentateur se
déclare comblé par les exploits sans faille de sa discipline. Dans tous les
cas, jamais la notion de vérité, tant théologique que scientifique, ne se
révèlera trans-subjective par nature et par définition, puisqu'elle
n'habillera toujours que des vœux abusivement substantifiés et rendus
ridiculement tangibles: la matière ne se laisse que fallacieusement
délivrer de son silence originel. Comment l'univers nous enverrait-il
sottement un torrent de signes matériels de sa signification divine et
humaine, comment les décoderait-on si leur signalétique générale nous renvoie
à Messire Gaster, comme disait François Rabelais?
Du coup,
l'homme sera une bête à l'affût des mangeoires que le cosmos lui tendra.
Son logiciel le plus énigmatique, sa cervelle, ne sera qu'un fournisseur
patenté de son estomac. Mais ce présupposé nous contraint à tracer les
chemins d'une anthropologie serve de la prétendue bienveillance dont
l'univers témoignerait à notre égard. Nous chargerions l'anthropologie de
décoder les bavardages du cosmos, nous énoncerions des axiomes tapis dans
un univers réputé éloquent. Mais qui sommes-nous si nous nous trouvons
renvoyés à l'examen des fondements ventraux de nos preuves semi-animales ?
Pourquoi ahanons-nous à rendre oraculaires les évènements?
Décidément
nous ne saurions valider une discipline oratoire de ce type et la baptiser
d' "expérimentale" sans avoir résolu, au préalable, la question
la plus décisive, celle de la véritable nature du matériau que nous
rassemblons sous l'emblème d'une vérité rendue si abusivement discoureuse.
Qui sont les constructeurs ascétiques ou obèses des signifiants verbifiques
qui servent de toisons ou de blasons au cosmos si les réitérations et les
métamorphoses des atomes ne démontrent à l'Ecclésiaste que l'aveuglement et
la surdité éternels du cosmos?
Une
anthropologie devenue scientifique se mettra en chasse des désirs et des
volontés qui commandent une espèce ardente à brancher un discours rationnel
sur un astre idiot. A ce titre, cette discipline commencera par constater
que l'homme est le seul animal dont les neurones se sont scindés entre une
planète errante et des mondes imaginaires. De plus, cette bête habite
tantôt dans l'un et tantôt dans l'autre des compartiments de son encéphale
cloisonné, à moins qu'elle se domicilie dans un clivage flottant, changeant
et indistinct entre ses résidences cérébrales dédoublées - les désertes et
les florales.
Mais si le
fabuleux compénètre le monde tangible et le rend capturable - et cela
précisément en tant que signifiant censé gravé dans la matière et
rendu visible par les soins du bimane que vous savez - où commence le
royaume de nos rêves pattus et où nos songes perdent-ils leur plumage?
Il s'agit
de traquer des songes réputés à la fois parlants et immanents à des
évènements matériels. Comme il est dit plus haut, la théorie scientifique
se trouve fatalement préconstruite sur un réseau de propositions bifaces et
en état d'apesanteur, donc chargées de rendre le monde bipolaire, loquace
et profitable tout ensemble. La nature consent à ressasser ses coutumes
pour le plus grand bénéfice des prédateurs intéressés à ses redites, mais
l'imagination religieuse, elle, se projette tantôt sur des faits constants
- Apollon dirige continûment la course du soleil - tantôt sur des faits qui
ne sont pas arrivés et qui n'arriveront jamais. Personne n'a vu Jésus
marcher en long et en large sur la mer, transformer d'un mot de l'eau en
vin, multiplier des pains et en rassasier une foule, ressusciter un mort,
descendre du ciel et y remonter, personne n'a vu Zeus déguisé en mari
d'Alcmène, Diane surprise nue au bain par Actéon, Mercure réparer la barque
de Charon, comme l'humoriste de la foi des Anciens, Lucien de Samosate, le
raconte plaisamment dans ses Histoires véritables. Il faut
donc nous demander comment les symboles greffent des faits imaginaires sur
des signes vivants.
Depuis
longtemps, une anthropologie prématurément qualifiée de scientifique mais
confinée dans un monde tridimensionnel, se calait sur le contrefort d'une
réfutation expérimentale des miracles et des prodiges matériels. Mais
l'expérience du symbolique vient de démontrer que l'irréel - et même le
fantastique - peuvent encore triompher dans les imaginations des preuves de
la nature onirique de leurs causes et des motivations illusoires alléguées
à l'appui de leurs dires. C'est ainsi que tout le monde a pu constater de
visu que des avions gorgés de kérosène et précipités sur deux tours
titanesques ne les font s'écrouler comme des châteaux de cartes que sous
des conditions trompeuses: il faut que ces mastodontes aient été
soigneusement dynamités au préalable et d'étage en étage. Puis, tout le
monde a également pu constater qu'une troisième tour, non moins herculéenne
que ses consœurs, mais qu'aucun avion n'a percutée, s'est néanmoins
effondrée, mais conformément au programme des dynamiteurs du béton et de
l'acier qui ont secrètement rédigé le scénario miraculeux, mais n'ont pu
empêcher des caméras de filmer le montage astucieux.
Mais,
dira-t-on, pendant plusieurs millénaires, des prodiges attribués à Mars ou
à Vulcain ne se sont trouvés contestés qu'en catimini et par une infime
minorité de savants et d'anthropologues soupçonneux. C'est donc,
pensera-t-on, que seuls les peuples ignorants et superstitieux croient aux
prodiges les plus sots - et l'on soutiendra que l'aveuglement et la naïveté
des foules du début du XXIe siècle se logent encore dans un habitat
imaginaire légitimé par la collectivité, de sorte qu'en toute logique
sociale, le surnaturel ne disposera jamais d'aucun autre moyen de
convaincre les masses que la sorcellerie des religions.
Mais la
crédulité populaire s'est répandue jusque parmi les savants, et cela à la
lumière de l'expérience phénoménale racontée ci-dessus. Certes, depuis
douze ans, aucun architecte n'a prétendu que des masses de plusieurs
centaines de milliers de tonnes de ciment et d'acier tomberaient en
morceaux comme de la porcelaine piétinée par un éléphant et pour un motif
ridicule - quelques centaines de litres de kérosène auraient instantanément
dilaté des métaux emprisonnés dans des murs épais et ce gonflement prodigieux
se serait produit sur une hauteur de plus de cent étages. Et pourtant cette
fantaisie demeure crédible et résiste à tous les démentis de la raison
scientifique actuelle et à toute réfutation au sein même de la classe
dirigeante du monde entier. Pourquoi l'imagerie de ces monstres réduits en
charpie ne se laisse-t-elle pas ébranler pour un sou, alors que les preuves
en direct de ce qu'il s'agit d'une explosion organisée et dont témoignent
des caméras cachées dans les coulisses de ce théâtre ne sont réfutées par
personne? Le simianthrope serait-il le seul animal qui, à la différence de
toutes les autres espèces, ne serait pas seulement composé de spécimens
distincts par la dimension de leur ossature et par la puissance de leur
musculature, mais principalement par la diversité de poids et de qualité de
leur boîte osseuse?
Supposons
qu'à ce prix, l'anthropologie scientifique ait enfin conquis son champ
d'observation et d'enregistrement légitime des causes et des effets
auxquels le crâne de cette espèce sert d'hôtellerie. Mais il se trouve que
l'intelligence globale et panoramique des élites est seulement de bas étage
à son tour: si vous tentez de brancher le cerveau d'un homme de génie sur
des territoires étrangers à l'hypertrophie locale qui singularise ses neurones,
une certaine polyvalence des performances de ses cellules grises se
révèlera compatible avec la spécialisation monstrueuse qui le caractérise.
Mais pourquoi, il y a quelques siècles encore, les cerveaux les plus
supérieurs dans leur ordre croyaient-ils, eux-aussi, à l'existence
objective du ciel et de l'enfer des juifs, des chrétiens et des musulmans
et pourquoi, de nos jours encore, toute l'intelligence critique du monde
n'y change-t-elle rien ?
5 - Pourquoi les mondes oniriques sont-ils les plus réels ?
Il se
révèle donc indispensable d'observer le psychisme rêveur qui singularise
l'entendement de cette espèce et qui l'a fait accéder à une animalité
songeuse afin de constater que le cerveau semi-animal théâtralise toujours
et spontanément des symbioses factices. Il s'agit donc de décrypter le
fonctionnement spécifique et les besoins propres au cerveau d'une bête
irrémédiablement dichotomisée entre le réel et le fantastique, donc clivée,
cloisonnée, disjointe, fractionnée, diffractée, démembrée et parcellée de
naissance.
C'est dire
qu'une anthropologie ne deviendra scientifique qu'à trois conditions: la
première, qu'elle s'assure de la nature et de l'étendue sui generis
de son territoire, la seconde, qu'elle illustre une zoologie biphasée,
bipolaire, bifide, schizoïde, la troisième, qu'elle rende compte du
fabuleux créateur dans les Lettres, les sciences et les arts. Dans De
l'amour, Stendhal a décrit le phénomène de la cristallisation
amoureuse, que la psychanalyse baptisera la sublimation et
dont elle fera le support du surmoi, donc des mondes artificiels
qu'habitent les sociétés. Malraux dira que le peintre accroche une toile
manquante dans l'univers mental de la peinture, mais Mallarmé ne fait pas
autre chose que de conquérir le monde mallarméen, Balzac le monde
balzacien, Proust le monde proustien, Stendhal le monde stendhalien, Hugo,
le monde hugolien ; et si Eschyle n'était pas eschylien et Dante,
dantesque, nous ne reconnaîtrions pas la lumière diversifiée dans laquelle
le génie littéraire, pictural ou musical éclaire le monde banal et aplati
que nous qualifions de "réel ". Quel est donc le prodige
universel qui rend onirique l'humanité?
6 - Le temps, cet orchestrateur du sens
Résumons : primo,
le zoologique de type simiohumain ressortit toujours et nécessairement à
des données psycho-cérébrales, secundo, ce bimane occupe des
demeures polychromes, tertio, ce bipède prend appui sur des
significations du monde de nature onirique, esthétique et spéculaire par
définition. Il résulte de ces trois évidences que les mathématiques, la
physique ou le jeu des échecs témoignent de ce que la "vérité"
tisse des connexions préjudicielles entre des faits dûment vérifiables et
dans leur nudité, d'une part, et des univers symboliques et théorisés, de
l'autre. Mais si cette étrange espèce se remplit de métaphores censées
incarner des valeurs, nous sommes encore loin d'avoir exploré les arcanes
de l'empire du fabuleux qu'habite le singe intellectualisé.
Il va donc
falloir apprendre à fixer le regard sur un animal inconnu de lui-même et
résister à la tentation de détourner un seul instant notre attention du
spectacle des pavois d'une bête à décrypter dans sa spécificité. Car cet
animal énigmatique met subrepticement en scène des évènements censés
enveloppés a priori d'une éthique roborative et d'une esthétique
artificielle. L'évènement matériel n'est donc jamais le véritable théâtre
du déplacement du regard simiohumain qui court sans cesse en direction de
la signification constructive qu'il surajoute aux objets.
Il faut
donc observer les recettes et les subterfuges innés dont se sert en secret
l'imagination auréolante de la bête avide de s'emparer d'avance d'un réel
glorifié et de le placer en retour - et d'autorité - sous sa coupe; et,
pour cela, demandons-nous si le vêtement universel de l'affabulation
narrative ne serait pas la clé commune au transport des faits ou des
évènements dans l'imagination flatteuse propre tantôt à la politique,
tantôt à la religion, tantôt à la haute littérature. Car la chronologie du
récit moralisateur fait entrer l'humanité dans un monde autobéatifié par
ses symboles. C'est le déroulement même de la fable, donc le transport du
contingent dans une continuité cognitive et mythique, qui installe la
narration à mi-hauteur entre le réel et le rêve. Si nous parvenions donc à
décrypter les contes de nourrice qui mettent l'histoire du sang et de la
mort à l'école du tic tac tranquille des horloges et la précipitent dans
des signifiants salvifiques, nous saurions comment les attentats du 11
septembre 2001 ressortissent à la mise en images et à l'art de raconter
dont usent les cosmologies mythiques qui, les premières, ont porté
l'humanité à la température littéraire et à la tension dramatique du vécu.
Prenons
l'exemple du déplacement des aiguilles de la pendule de Chronos dont
témoigne Robinson Crusoé et observons le voyage, sous la plume experte de
l'écrivain, d'un évènement d'abord présenté dans sa nudité biographique,
donc transitoire, puis appelé à basculer dans un monde pérennisé, universalisé
et placé, à ce titre, sous tension mythologico-collective.
En 1704 une
flottille de corsaires commandée par le capitaine William Dampier expédie
sur l' île déserte de Juan Fernandez et à sa demande expresse la plus forte
tête de l'équipage, Alexandre Selkirk (1676-1721), qui s'obstinait à
demander que le navire de son capitaine, fort endommagé dans les combats
contre l'empire maritime espagnol, fût réparé et mis en état de poursuivre
sa route avant de tenter de surmonter les périls bien connus du passage du
cap Horn. Cet entêté avait raison: son vaisseau-corsaire allait sombrer
corps et biens. Selkirk passe quatre ans et quatre mois sur le terrible
caillou qui sera rebaptisé Ile Robinson Crusoé en 1966. On lui avait
laissé quelques outils de charpentier, un couteau et un peu de poudre à
canon; mais le malheureux aventurier n'avait pas prévu qu'il subirait une
épreuve physique et morale dont il ne s'est jamais remis, malgré la
célébrité que ses malheurs lui avaient acquise auprès de ses concitoyens.
Voilà qui
nous place à une grande distance du roman Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre, des bergeries de Rousseau, des exploits de
Tarzan ou des exploits du Capitaine Nemo de Jules Verne. Mais Daniel Defoe
( 1660 - 1731) n'a pas l'esprit bucolique pour un sou. Cet homme politique
courageux en tire une épopée de l'individu industrieux aussi lue, depuis sa
parution en 1719, que L'Iliade et l'Oyssée
depuis la Guerre de Troie. Toute l'histoire de la civilisation du "travaillez,
prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins" de La
Fontaine se place sous la bannière du puritanisme laborieux, vertueux et
discipliné des Ecossais. Mais ce modèle de récit transfigurateur ne se
place-t-il pas également au fondement de l'évasion dans le fabuleux et le
fantastique d'un animal devenu méta-zoologique sous la meule du social?
Comment la
bête à la cervelle schizoïde va-t-elle progressivement se scinder entre
deux espèces? Prenez un certain Eugène Vidocq, né le 24 juillet 1775 au
222, rue du Miroir-de-Venise à Arras et mort le 11 mai 1857 au 2 rue
Saint-Pierre-Popincourt à Paris , actuellement au 82 de la rue Amelot. Il
s'agit de rien moins que du chef de la police de Paris sous la
Restauration, que Balzac a immortalisé sous les traits de Vautrin dans Splendeurs
et misères des courtisanes. L'île déserte de ce Robinson des bagnes
est celle d'un roi dont le trône l'a placé entre deux mafias. Ce bandit
règne sur la double face de l'univers du crime - car il est lui-même un
forçat célèbre pour s'être évadé plusieurs fois - mais il connaît de
l'intérieur l'autre pègre, celle qui s'est légalisée, et il sait mieux que
personne que les deux mondes qu'habite la bête biface ne diffèrent pas
foncièrement - les règles du jeu n'ont pas changé, comme Lord Bertrand
Russell le constatera trois siècles plus tard après un bref passage par la
prison de Londres sous l'accusation, alors infamante, de pacifisme.
Vidocq
obtient un rendez-vous "littéraire" avec Balzac. Il entend bien
raconter au romancier naïf des évènements qu'il est seul à connaître sur le
bout des doigts et qu'il n'a pas révélés dans les quatre volumes de ses Mémoires.
Balzac lui explique gentiment qu'Homère n'est pas le biographe d'Ulysse ni
Rabelais le mémorialiste de Pantagruel, qu'Hamlet ou le roi Lear sont des
héros symboliques, non des valises d'anecdotes à se colleter et que le
génie littéraire ne peint jamais qu'un seul héros et toujours le même, le
genre humain tout entier. Comment apprendre à regarder et à raconter cet
acteur biphasé ? Vidocq ne sait pas que les faits n'entrent dans leur
vérité trans-biographique que transportés dans l'univers semi-mythique de
la Comédie humaine, ou de Shakespeare ou de Cervantès , parce
que l'homme est à lui-même son propre démiurge!
Cent
soixante quatre ans après la mort du premier romancier-anthropologue, aucun
Etat n'est près d'enseigner dans les écoles les deux zoologies parallèles
et complémentaires qui se partagent l'histoire et la cervelle de la bête
auréolée de ses mythes sociaux dédoublés. Mais le lecteur est un
dichotomisé de naissance, ce qui lui permet d'entrer de plain-pied dans des
mondes socialisés, donc scindés. Balzac savait que le symbolique naît de la
bi-polarité du collectif et que Vautrin est un corps porteur de son écusson
policier, comme Diogène portait sa lanterne, Pénélope son fuseau et Clovis
son vase de Soisson. L'humanité se trouve placée sous le capitanat de ses
univers fantastiques, et ceux-ci se révèlent régis par la temporalité
spécifique que charrient des surmois musicalisés par leur mode symbolique.
Mais si les
civilisations diversifient leurs parfums et se fractionnent entre divers
climats sociaux, si le collectif met en place des univers mentaux de plus
en plus affinés, l'homme réel surgit de ses encriers; et cet animal se
partage entre une foule d'espèces: l'homérique, la dantesque,
l'eschylienne, la shakespearienne, la cervantesque, la moliéresque, la
balzacienne, la kafkaïenne, mais elle culmine dans le récit biblique qui
sous-tend l'histoire universelle.
Ce n'est
pas le génie de la communication de la Maison Blanche, mais l'âme
sotériologique du genre humain qui a aussitôt placé l'évènement dans le
canevas d'un récit, celui d'une histoire de l'Amérique théologisée depuis
trois siècles. Il était une fois un Etat élu par son Olympe; et ce pays
faisait régner sur toute la terre le droit et la justice de son Zeus. Mais
voyez comme cette gendarmerie bascule dans le cosmologique: soudain une
escadrille de géants s'est attaquée à deux temples de ce paradis. D'une
chiquenaude, le monstre outragé précipite des milliers d'innocents dans ses
geôles et les livre à la torture, parce que seule une vaste multitude de
méchants pouvait compenser l'énormité de l'insulte à la grandeur de
l'empire. Puis l'ange se rue sur l'Afghanistan, puis sur l'Irak - on le
retient de justesse de déglutir Damas et Téhéran.
Pourquoi le
récit authentique de l'explosion originelle est-il refusé ou éludé dans le
monde entier depuis douze ans? Parce qu'il s'agit d'une guerre entre le
Bien et la Mal, les ténèbres et la lumière, Lucifer et les séraphins de la
démocratie mondiale. Si la narration n'était pas pré-falsifiée par le
célestiforme depuis des millénaires, si le récit ne passait pas par le
creuset traditionnel du biblique, si l'histoire du monde n'était pas prise
en charge par une symbolique immémoriale de la grâce des dieux et de leurs
châtiments, les désastres renverraient au contingent, donc au profane. Il
s'agit de conserver la membrure eschatologique du destin des damnés et des
bienheureux, donc l'insertion des circonstances dans l'ossature du
scripturaire.
Si vous
retirez à l'histoire la signalétique théologique de la chute et de la
délivrance dont elle se nourrit, Clio cherra dans la souillure du temporel.
Quand un Etat protestant égare en chemin sa démiurgie salvifique et sa
finalité rédemptrice, il tombe dans l'ornière du monde - et c'en est fait
de sa cosmologie de libérateur et de délivreur de l'humanité. Les grands
visionnaires de la schizoïdie humaine voient les auréoles tomber dans la
zoologie. Israël ne serait qu'un prédateur sauvage si la lanterne de l'Exode
et la lumière de la "terre promise" ne lui servaient de
chapeautage religieux dans la plus haute atmosphère de la littérature
biblique. L'Amérique défend son phare intérieur, l'Amérique campe dans le
saint monastère qu'elle croit éclairer de ses feux. Un destin national
privé de sa couronne verbale ne serait pas le héros de la démocratie
messianique, évangélisatrice et apostolique que notre temps a hissée dans
les nues.
Comment les
civilisations ne seraient-elle pas à elles-mêmes leur sanctuaire, et cela
du seul fait qu'elles sont schizoïdes par nature et par définition? Voyez
comme la bête ascensionnelle tombe sans cesse dans la mise à l'estrapade de
ses prisonniers, voyez comme elle se couvre des ulcères du temporel, voyez
comme le Robinson eschatologisé par le saint Graal de la Démocratie et de
la Liberté ne sait plus comment exorciser la foule des terroristes
imaginaires qui ne cesse de cancériser sa sainteté!
Le mythe de
la délivrance démocratique a restructuré la planète entière sur le modèle
de la théologie du Moyen Age. En ce temps-là, des milliers de confessionnaux
drapés de noir surveillaient la population pécheresse du matin au soir et
du soir au matin; et l'hérétique, inspiré par un Lucifer aussi planétaire
et imaginaire que celui de notre temps, mettait en doute la légitimité de
la gendarmerie céleste. Aujourd'hui, le directeur de l'un des plus vieux
journaux d'Angleterre, le Guardian, est mis en accusation par
le gouvernement de son propre pays pour avoir prétendu invalider la
surveillance inquisitoriale des portails et des mails de toute la
population des Iles britanniques. Mais ce modèle de l'auto-vassalisation du
genre humain n'est-il pas universel et immémorial? Dans l'Epinomis,
Platon souligne déjà qu'il est impossible aux Etats de surveiller tout le
monde et que les dieux sont des geôliers que la sagesse enseigne à
craindre. L'espionnage planétarisé n'est que la dernière étape de la
théologie inquisitoriale et l'ultime clé de la bête scindée entre le ciel
et la terre.
11 - Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son
fumier)
Vidocq
ignorait que Musset avait flétri le retour des "noires araignées"
de la monarchie de juillet dans sa Confession d'un enfant du siècle,
que Vigny avait sonné le glas de l'épopée napoléonienne dans Grandeur
et servitude militaires, que Zola fouaillera les entrailles de la
"bête humaine" et que Balzac portait dans sa tête la première
société du symbolique dans laquelle le chef de la police était un forçat
plusieurs fois évadé.
Mais
avez-vous touché du doigt la vraie postérité de Vidocq et de Vautrin? Quel
est le pont que le bagnard a jeté entre deux prisons, l'Etat et la société
civile? Ce policier est l'inventeur d'une profession désormais mondialisée,
celle du détective privé. Cent cinquante ans plus tard, le plus puissant
empire de la terre est un Vidocq chargé de surveiller le genre humain sur
la planète tout entière - et cela, au nom de quelles hosties, sinon de la
Liberté, de la Justice et du Droit dont la Démocratie s'auréole? Et que
disent les victimes de cette incarcération planétaire? C'est avec un grand
retard que le coq gaulois s'est dressé sur ses ergots et qu'il a demandé la
convocation de l'ambassadeur de Vidocq à Paris - mais vingt-quatre heures
plus tard, sa crête se montrait toute penaude. On l'avait mal compris,
disait-il, il avait seulement demandé à son Excellence de "passer"
au Quai d'Orsay.
C'est que
tous les Etats de l'Europe sont devenus des Vidocq au service du Vidocq
sommital de la Maison Blanche. Le proverbe latin la plus cruel est sans
doute celui qui dit: Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le
coq est roi sur son fumier).
12 - Pour une spiritualité des solitaires du cosmos
Tel est,
depuis les origines, l'habillage du symbolique dont la narration
simiohumaine s'enveloppe. Pourquoi, de nos jours encore, le monde entier refuse-t-il
de se visser la loupe à l'œil et d'examiner les circonstances véritables de
l'effondrement de deux tours le 11 septembre 2001, sinon parce que les
évadés des ténèbres font monter leur "pain du ciel" dans le four
de la police de Vidocq. Il faut faire traverser les airs aux anges de la
démocratie mondiale, il faut se transporter dans un royaume des séraphins,
il faut se dire et se redire que l'homme "réel" n'est ni de ce
monde, ni logé en chair et en os dans les bâtisses de ses songes verbifiques,
parce qu'il renaît sans relâche sous la plume de ses Titans de l'écritoire.
Comment se
fait-il que tous les ordres monastiques aient élevé les ténèbres de la mort
au rang d'arme secrète de la conquête de leur lumière? L'heure aurait-elle
sonné de fonder la spiritualité en altitude des solitaires du cosmos? Mais
alors, le décorticage de la notion d'intelligibilité que charrie la science
expérimentale nous enseigne une finitude plus ascensionnelle que la
précédente.
La semaine
prochaine, j'observerai les rendez-vous que le nationalisme des descendants
de Nelson Mandela prendra avec la férocité des Titans de la démocratie
conquérante; et nous verrons bien de quel côté penche le fléau de la
balance du sang et de la mort quand l'histoire place les Etats sur le plateau
des anges et les peuples sur celui des meurtres sacrés.
le 14 décembre 2013
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