1 - Une
animalité cérébralisée
Depuis notre évasion de la zoologie, seule une
connaissance anthropologique et critique des masques sacrés que nous
arborons sera en mesure d'ouvrir une brèche dans la cécité du récit
historique dont nous demeurons les otages. Comment conquérir un regard de
l'extérieur sur les premiers pas de l'évolution cérébrale de notre espèce?
La boîte osseuse du chimpanzé tropical que la nature a progressivement
biphasé à l'écoute de ses cordes vocales avait commencé de nous fournir
quelques repères embryonnaires du grossissement cosmologique de notre encéphale.
Nous pensions, bien à tort, que les jalons
langagiers que nous avions plantés dans notre astronomie aléatoires
suffiraient à nous éclairer sur les étapes suivantes de notre évasion
rudimentaire, mais périlleuse du règne animal. Nous étions fiers des premières
vaillances de nos totems vocaux, puis de notre Olympe de grands
ripailleurs, et enfin du démiurge dichotomisé, mais réputé omnipotent,
omniscient et sommital que nous avions colloqué dans le ciel de Ptolémée et
qui nous a glissé des mains. Mais quand nous avons découvert que le cerveau
de notre Zeus, même en fuite dans l'infini, prolongeait seulement nos
pauvres facultés cérébrales de bestioles semi-miraculées, nos archéologues
ont bien ri de nos descriptions détaillées de la cervelle d'insectes de
notre créateur. Tout cela s'est trouvé maladroitement consigné dans la Somme théologique de saint
Thomas d'Aquin, qui, encore de nos jours demeure le "docteur
angélique" et le premier des saints aux yeux de l'Eglise
catholique.
Mais nos premiers candidats à un examen plus
sévère de la migration de notre espèce dans la métazoologie se sont fiés à l'exactitude de leurs relevés des
comportements de la matière et d'eux-mêmes; et ce type d'enregistrement des
répétitions de la nature s'est aussitôt présenté tout auréolé de nos
idéalités en vadrouille. Du coup, nos savoirs verbifiques n'élevaient plus
dans les airs que les vapeurs de notre langage.
2 - Les fondements de notre asservissement
Demeurés en apprentissage de l'ubiquité de nos
voilures à venir, nous nous sommes soumis à des concepts ridiculement
messianiques et sottement voletants - la Liberté, la Justice,
l'Egalité. Mais nous nous
sommes bientôt aperçus que nous nous étions seulement procuré un
déguisement vocal de plus; notre ciel d'autrefois avait simplement basculé
dans une science expérimentale angélisée à souhait à l'école de nos
abstractions pseudo-élévatoires. Comment prendre notre vol, comment nous
élever dans les airs avec, greffées dans le dos, les ailes d'un Icare
lexicalisé?
La troisième étape de l'histoire cérébrale de la
bête schizoïde que nous sommes devenus a vu une dialectique débarquer à grandes enjambées dans le préau de nos
discours. J'ai déjà dit qu'un animal évolutif et dont quelques spécimens se
sont armés des rouages d'une syntaxe ne saurait se proclamer à la fois en
chemin et déjà arrivé au terme de son parcours. Il nous faudra donc nous
décider à observer notre animalité grammaticalisée, puis oser nous demander
comment un primate soi-disant devenu hyper-cogitant témoigne, en réalité,
d'une bestialité nouvelle et précisément issue de la volubilité d'un monde
qu'il aura vocalisé sur un mode demeuré animal.
Les Romains connaissaient deux types de paroles
que les rétroviseurs de leur langage attribuaient au cosmos : d'un côté, le
vol bavard des oiseaux, assorti de l'écoute de leurs savants piaillements,
de l'autre, l'examen de l'appétit ou de la déambulation rapide ou lente de
leurs poulets. Si le volatile domestique dédaignait doctement les grains
qu'on lui offrait - si pulli non pascebantur - ou s'il quittait sa
cage en traînant la patte - si tardius exibat e cavea - les présages
étaient jugés funestes.
On voit, je le redis, que toute la science
véritable des gosiers dont nous sommes en gésine depuis des millénaires
sera fatalement sacrilège, et cela tant par nature que par définition,
puisque nous enfournons à la pelle notre vocabulaire dans la matière et
attendons qu'elle nous donne la réplique. Nous sommes des animistes à
l'écoute de leur propre voix et nous blasphémons sitôt que nous retirons
ses cordes vocales au cosmos.
C'est dire que notre anthropologie se trouve
scolarisée, neutralisée et artificiellement optimisée par les idéaux dont
nos démocraties la nourrissent. Aussi, notre pseudo-science refuse-t-elle
de nous expliquer des faits dont l'animalité spécifique s'imposait déjà aux
peseurs de nos poulets. Car, pour nous risquer à expliquer les
comportements monotones de la matière et le vol favorable ou funeste des
oiseaux, nous avons commis le blasphème de nous demander ce qu'il en est de
l'animalité propre aux semi-évadés de la zoologie quand ils consultent
l'estomac de leurs gallinacés ou le vol de leurs oiseaux afin de tenter de
connaître leur avenir et de piloter le destin de leurs cités.
Car enfin, une bête capable de construire de
gigantesques aqueducs et de fabriquer des machines de siège terrifiantes,
mais qui, dans le même temps, consulte les entrailles de ses bœufs pour
s'orienter dans le cosmos, une bête de ce genre souffre d'une maladie
proprement cérébrale et inguérissable.
De toute évidence, nous sommes demeurés des
animaux sourds et muets. Nos antennes, devenues langagières, ressortissaient
seulement à une bestialité loquacisée - celle qui nous appartient en propre
dans le cosmos et qui se révèle une folie soumise à des modalités de plus
en plus énigmatiques. Aujourd'hui, nous nous connaissons à la fois pour des
vivants devenus transcendants au règne animal et néanmoins livrés à des
séquelles tenaces de notre hérédité zoologique. Mais ce statut regrettable
est précisément celui qu'il nous faut apprendre à décrypter. Un poète a dit
que nous étions un " ni ange ni bête " et que cet entre-deux
serait l'énigme qu'il nous fallait tenter de résoudre.
"Voici : d'entre les feuilles une Figure vint.
Une figure vint à la lumière,
Dans la lumière,
Et il regardait de toutes parts,
Et celui-ci n'était " Ni Ange ni Bête ".
(Paul Valéry, Paraboles pour accompagner douze
aquarelles de Lou Albert-Lasard)
Nos premières analyses métazoologiques de nos
incantations langagières exprimaient les facilités d'une anthropologie
demeurée en cale sèche et dépourvue de tout regard sur les méthodes dont
usent les animaux parlants pour tenter de se comprendre dans leur animalité
propre. Pour cela, nous nous armons du râteau d'une conceptualisation
effrénée du monde. Il nous faut donc apprendre à analyser dans sa
généalogie, puis dans ses métamorphoses et enfin dans ses conquêtes
leurrées les prisonniers de la mémoire historique falsifiée qu'ils sont
demeurés.
Quand notre anthropologie flottante sera devenue
rationnelle au sens transanimal que ce terme aura pris, elle se branchera
nécessairement sur la vocation ascensionnelle, mais encore cachée à nos
regards, dont bénéficiera une espèce née scissipare, donc bipolarisée de
naissance et rendue schizoïde par la dichotomie que son vocabulaire lui
aura longtemps imposée. Pascal fait dire à sa divinité : "Plus il
s'abaisse, plus je l'élève. "
4 - L'ascensionnel à l'épreuve de la bête parlante
Un éclairage transzoologique de notre animalité de
simianthropes prospectifs se révèlera la condition sine qua non de
l' élévation progressive de notre anthropologie future à la pesée
méthodique de notre cerveau . Il y a deux millénaires seulement, nous
étions une bête vouée à consulter la démarche ou l'appétit des poulets.
Puis notre ascension dans la métazoologie nous conduira nécessairement à
l'étude de la miniature d'encéphale que nous attribuions à nos trois dieux
uniques. On sait que ces géants offrent à des insectes force sucreries et
gâteries à consommer dans un royaume censé éterniser leurs ossatures, mais
qu'en cas de récalcitrance aux bienfaits de leur sottise, ils seront rôtis
sans relâche dans un camp de concentration souterrain où ils attendront une
résurrection improbable de leurs squelettes.
L'élévation et l'abaissement alternés de la
bestiole que nous observons sont donc inscrits dans l'adage: "Dis-moi
quel est ton Dieu et je te dirai qui tu es". L'élan de nos mystiques
et de toute notre vie spirituelle d'autrefois se résumait à l'apostrophe
des théoriciens audacieux de notre évolution, qui nous disaient:
"N'avez-vous pas honte d' avoir couru à perdre haleine et des millénaires
durant de vos poulaillers vaticinants à l'halluciné sanguinaire qui vous
torturera dans l'éternité et, pis que cela, au nom de sa "sainte
justice"?
Mais si la métazoologie scientifique de demain
échouait à abaisser les détoisonnés des forêts jusqu'à leur faire observer
de haut et de loin l'essoufflement de l'animalcule qu'ils sont demeurés,
comment notre évolution demeurerait-elle crédible dans le champ de nos
sciences humaines actuelles, qu'on voit encore privées de toute
méthodologie? Car aussi longtemps que notre civilisation ne saura où faire
passer la frontière entre le simianthrope de demain et l'animal actuel,
nous ne saurions paraître armés de sciences qualifiables
"d'humaines". Demain, la connaissance scientifique de notre espèce
sera un baptême continuel dans la lumière de nos abaissements élévatoires.
A la semaine prochaine .
Le 23 janvier 2015
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