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LE COMBAT DE LA RAISON
Il y a
quinze jours, je rappelais la difficulté qu'éprouvent les paléontologues à
retrouver les sentiers par lesquels un bimane prédestiné à quitter la
zoologie et à devenir volubile a tenté de se mettre en apprentissage d'un
regard de l'extérieur sur lui-même; et j'avais remarqué qu'à l'origine du
langage, les dieux avaient paru remplir cet office à la satisfaction
générale, mais que, dès le Ve siècle avant notre ère, les Athéniens avaient
commencé de prendre leurs Célestes à revers et s'étaient attelés, dans un
premier éclat de rire de leur raison, à la tâche d'observer les Immortels
cachés dans leur dos, ce qui présentait un grand avantage politique pour
les deux parties; car les Olympes étaient en charge de rendre la justice,
ce qui permettait aux simianthropes de l'époque de découvrir
l'impossibilité dont souffre l'humanité de récompenser équitablement et de
punir à bon escient. Car sitôt que les dieux quittent leur royaume pour officier
dans les prétoires solennels des cités, ils se rendent ridicules et cruels.
Aujourd'hui encore, nos trois dieux uniques en sont réduits à la sauvagerie
de leurs châtiments et au grotesque dans la distribution de leurs vaines
gâteries aux ossatures immortalisées de leurs créatures.
Puis
l'homme moderne a tenté de se regarder de plus loin et il a chaussé les
lunettes de ses sciences dites expérimentales. Mais, du coup, il a
découvert, atterré, que les significations du monde précèdent les constats
censés les vérifier et que l'expérience coutumière demeurerait sans voix si
vous la priviez des paramètres qui éclairent les faits d'avance.
Du coup,
toute science descriptive commence par se donner des yeux et des oreilles ;
ce qui rend anachronique son décryptage antérieur de l'intelligibilité du
monde. Mais alors, l'autorité raffermie qu'elle revendique et qui la rend
prospective se fonde sur une distanciation intellectuelle régénérée.
Faut-il en flairer l'odeur le nez au vent? Nenni. Une science ne se révèle
heuristique que si elle demeure ambitieuse de surplomber le décryptage à
ras de terre qu'elle a vocation de réfuter. Mais comment rendre
compréhensibles les déchiffrages successifs d'une discipline qualifiée d'expérimentale
si l'expérience attend ses décodeurs sur des hauteurs sans cesse nouvelles?
Quel sera l'objet réel de l'expérience s'il faut connaître d'avance la
semence inconnue qui fécondera le champ. On ne réfute jamais qu'une myopie,
mais une myopie ne se révèle qu'à retardement.
C'est donc
que l'espèce de raison mise à "l'épreuve des faits", comme
on dit, donc en usage à telle ou telle époque de la lente évolution
cérébrale de la bête, cette raison, dis-je, perdra le titre d'expérimentale
et de scientifique quand nous aurons commis le sacrilège promotionnel
d'inaugurer une compréhensibilité plus en altitude que la
précédente; et celle- ci sera en rupture de ban avec les présupposés de la
connaissance jusqu'alors abusivement qualifiée d'objective. Seul le
recul d'une problématique déjà en marche, donc préjudicielle se révèlera
fécondatrice, donc profanatrice d'un verbe comprendre en gésine
perpétuelle de nos blasphèmes ascensionnels.
C'est ainsi
qu'en 1905 la raison publique de la France est devenue officiellement
laïque. Du coup, la raison religieuse d'autrefois a quitté en tapinois la
place qu'elle occupait à son aise et depuis des siècles pour se trouver
reléguée et mise à l'étroit sans plus attendre dans la vie privée des
citoyens. Mais la vérité partagée que chaque époque qualifie de hautement rationnelle
est toujours un personnage sottement collectif, donc unanimement
irréfléchi, ce qui contraint la vérité à se blottir dans des minorités
stigmatisées par le plus grand nombre. Du coup, notre histoire fait
l'expérience de la disqualification subite des majorités de l'ignorance
dont notre logique courante portait les armes . Du jour au lendemain, un
orage sera expliqué par les lois savantes de la météorologie et non plus
par la colère d'une divinité.
Comment
progresserons-nous à changer de tête d'un siècle à l'autre? Existera-t-il
une science de la succession de nos métamorphoses cérébrales? Les apanages
de la dernière arrivée de nos vérités peineront à prendre le relais des
prérogatives de nos dieux morts ; et la nouvelle discipline de la vérité
tout juste entrée en service sera difficile à mettre sur pied dans toutes
les têtes, parce que nous sommes cérébralisés selon tel ou tel modèle.
Notre pensée religieuse protégeait nos carcasses à titre posthume, tandis
que notre raison laïque est tragiquement déserteuse de nos ossements. Il
nous faudra donc prendre sur nos épaules la solitude du Dieu qui nous
déchargeait de notre déréliction dans le cosmos.
Mais
puisque les faits muets qui défilent sans relâche sur l'écran de nos
expériences n'échappent décidément à leur ratatinement dans l'éphémère qu'à
la faveur d'une mise en perspective iconoclaste de leurs paramètres pseudo explicatifs,
il nous faudra nous procurer une instance méthodologique durable, que nous
appellerons la théorie. Cet oracle sera chargé de rendre
intelligible le savoir aphone que nos huissiers enregistreront au greffe
non plus du tribunal de Zeus, mais de celui de la nature; alors seulement
notre théorie circonscrira pour longtemps le champ d'investigation
des prophéties de la matière, alors seulement nous ferons comparaître
l'univers dans le prétoire d'une juridiction un peu moins capricieuse que
celle de nos dieux. C'est ainsi que la longévité de nos preuves
scientifiques s'est étendue d'Archimède à Einstein. Nous appellerons
coordonnées les axes de nos vérifications, celles qui imposeront à nos
expériences le sceau de leur signification. Il y faudra une lanterne que
nous chargerons d'éclairer une masse de constats demeurés sans voix et qui
ne commenceront de "parler raison" qu'à l'heure de leur
comparution à l'audience de nos problématiques dûment autorisées à exercer
leur judicature.
Aussi,
depuis Platon, la philosophie explicative est-elle une science des
coordonnées qui donnent la parole à des maïeutiques de notre intelligence
en devenir. Seule une logique inspirée par nos accoucheurs socratiques sera
en mesure de tenir les rênes des faits et de les contraindre à nous avouer
leur signification théorique. Nous appellerons dialectique le cocher qui
conduira tout notre attelage à destination. L'art d'enchaîner nos
propositions les unes aux autres sous le fouet d'une logique unificatrice
et ascensionnelle change notre dialectique en une géométrie accusatoire,
celle des connaissances que nous promouvons au rang de rationnelles sur nos
échiquiers toujours en marche.
Mais sur
quoi nos accusateurs font-ils porter leurs réquisitoires? Précisément sur
la guerre qui règne entre nos présupposés d'hérétiques, qui seuls donnent
leur sens scientifique à nos expérience, et les a priori orthodoxes
de nos adversaires, qui leur ont été révélés, à les entendre, par la
divinité qui pilote tous leurs jugements. Saint Paul prétendait que la loi
divine se plaçait en amont du péché et qu'il ne nous restait qu'à définir
le Bien et le Mal à l'écoute du ciel, puis à châtier les pécheurs en
supplétifs d'une dogmatique, donc en auxiliaires placés en aval d'une
réponse doctrinale. Mais Socrate lui répond, avec un demi-millénaire
d'avance, que la mort de Zeus nous met en charge de la gestion de sa tête,
de son âme et de son éthique, tellement le défunt ne saurait avoir emporté
son savoir dans sa tombe.
Du coup il
nous faut mettre nos dieux sur le gril et les citer à la barre de notre
tribunal. Car nous ne saurions à la fois jeter nos Olympes aux orties et ne
pas occuper la place qu'ils auront laissée vacante. Quels étaient les
présupposés qui élevaient nos Célestes au rang de législateurs chevronnés
du cosmos, d'expérimentateurs légitimes de notre histoire, de vérificateurs
patentés de nos vérités à nous? Voici que notre raison dérélictionnelle se
demande comment nous l'avons construite, puis confiée à nos représentants
dans le vide de l'immensité.
Quelle est
la subjectivité originelle d'une créature devenue rebelle à l'autorité et à
la logique de ses dieux? L'Europe de notre temps illustre la première
civilisation dont les mythes religieux se révèlent radicalement
incompatibles avec les démonstrations et les connaissances de ses
astronomes. En 1543, Copernic révélait que la terre tournait autour du
soleil et que les anciens forgerons de l'infaillibilité de Zeus se
trouvaient tous réfutés dans leurs écrits pour avoir soutenu mordicus la rotation
en sens contraire du soleil. L'Eglise s'en est tellement affolée qu'elle a
prétendu - et pendant plus d'un siècle - que les preuves matérielles et les
témoignages oculaires d'une créature infirme demeuraient impuissants par
nature à réfuter les textes censés avoir été dictés du haut du ciel, donc
seuls incontestables, puisque racontés par la divinité en personne à ses
scribes assermentés.
Mais, du
coup, le fondement psychobiologique des croyances religieuses s'est révélé
indépendant des récits fantastiques qui les allèguent. Puis la découverte
de l'infini n'a nullement ruiné la crédibilité des narrations sacrées dans
les esprits: au contraire les croyants en ont aussitôt conclu que leur foi
se trouvait pleinement confirmée et même plus sûrement cautionnée par la
réfutation récente de l'autorité de leurs textes pourtant garantis
jusqu'alors par leur ancienneté, de sorte que, depuis le XVIIIe siècle, les
chrétiens, les juifs et les musulmans ne croient plus au géocentrisme sans
s'expliquer en rien de l'effondrement de leurs cosmologies mythiques sous
les coups de boutoir de la science.
Puis, au
début du XXe siècle, l'univers mesurable en longueur, largeur et profondeur
que les hommes et les animaux se partageaient depuis les origines a fait
naufrage à son tour, de sorte que le temps d'Euclide ou d'Archimède est
subitement devenu une forme de la matière soustraite aux instruments des
arpenteurs, tandis que le cosmos des atomes multipliait par quatre
milliards la distance qui nous sépare de l'étoile la plus proche - elle se
cache à quatre années-lumière de notre astéroïde. Enfin, l'évolutionnisme a
définitivement chassé Adam et Eve de l'Eden, mais sans jamais jeter à bas
les cosmologies mythiques de nos ancêtres. C'est donc que la subjectivité
du sacré semi-animal n'est en rien tributaire ni de la physique
mathématique, ni des axiomes de la géométrie d'Euclide, ni des lois
d'Archimède, ni de la logique d'Aristote.
Du coup,
l'Europe du XXIe siècle se trouve chargée d'une mission cognitive sans
exemple en aucun temps, celle de découvrir les racines de la panique qui
s'empare du simianthrope sitôt qu'il se sent menacé de se trouver à
l'abandon dans le cosmos et cela, précisément à l'exemple d'une divinité
jugée rassurante, puisque sa solitude à elle était si peu tragique et si
légère à peser sur ses seules épaules qu'elle paraissait nous délivrer du
poids de la nôtre. C'est dire que la mutation politique et intellectuelle
de la planète actuelle coïncide avec une plongée abyssale dans la
connaissance de l'animalité spécifique, donc de type cérébral, non
seulement de la bête volubile, mais des divinités qui la dédoublent et lui
donnent la réplique dans le vide de l'immensité et de l'éternité.
De toutes
façons, un animal onirique de naissance et qui n'a quitté la zoologie que
pour s'entretenir de siècle en siècle et le plus sérieusement du monde avec
des personnages aussi imaginaires que fantastiques - et qu'il traite en
souverains fabuleux de son histoire, mais qu'il finit par reconnaître pour
n'avoir jamais existé ailleurs que dans sa conque osseuse - un tel animal,
dis-je, s'ouvre à une spéléologie du titanesque cérébral entièrement
inédite; et une anthropologie prétendument scientifique, mais qui ignore
l'hallucination mentale de la bête demeure aussi éloignée d'une
anthropologie qualifiable de scientifique que l'alchimie du Moyen-Age
demeurait étrangère à la chimie de Lavoisier.
Mais
n'est-il pas étrange que la quatorzième ou la quinzième année de nos six
derniers siècles aient illustré un tournant décisif de notre histoire? En
1415, la bataille d'Azincourt a mis en évidence et rendu irréfutable une
scission sans remède entre l'Europe et l'Angleterre, et cette scission
entre les îles et la terre ferme retrouve de nos jours toute son actualité
politique. Puis, en 1515, la bataille de Marignan a fait débarquer le canon
dans le progrès continu de la technique de nos massacres à la guerre. Puis,
en 1610, l'assassinat d'Henri IV a démontré que nos cosmologies mythique
répondent aux diverses psycho physiologies de nos peuples et de nos nations
et que l'Europe latine conservera le catholicisme des magiciens de l'autel,
tandis que toute l'Europe du Nord persévèrera dans un rationalisme
protestant aux rituels quelque peu désensorcelés. Puis, en 1715, la mort
tardive de Louis XIV a coïncidé avec un nouvel essor d'un Siècle des
Lumières, qui avait commencé du temps de Bossuet. Puis, en 1815, le retour
inopiné des Bourbons allait conduire en quelques soubresauts le monde
entier au triomphe du régime démocratique Puis, en 1914, l'Europe a franchi
le premier pas vers sa sortie irréversible de la géopolitique. Enfin, en
2015, l'épicentre de la planète a définitivement basculé du côté de l'Asie
et l'Europe n'a plus le choix que d'entrer dans la planète de demain ou à
se coller en vassale aux chausses d'une Amérique condamnée au déclin.
Décidément,
c'est dans le prétoire du "connais-toi" socratique que la raison
simiohumaine accède à la dignité des accoucheurs du tragique; car la pensée
rationnelle brandit désormais sur nos têtes le fouet de nos futures
élévations mentales; et nous découvrons, dans l'ahurissement, que nous
étions des animaux cachés sous les effigies de nos sorciers du cosmos. La
philosophie est devenue un Zeus dont les éclairs nous brûlent les doigts.
Voici que le mythe de la Liberté enchaîne ses valets à son verbiage. Quel
est ce personnage et sur les planches de quel théâtre s'avance-t-il? Son
sceptre et sa dégaine sont-ils dignes du décodage d'une espèce larguée dans
le néant ou seulement un déguisement de notre politique, un déguisement de
notre justice, un déguisement de tueurs masqués par leurs dieux?
C'est ce
que nous verrons la semaine prochaine.
Le 9
janvier 2015
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