1 - La
balance de Karl Marx
Au premier
abord, la taille et la nature de l'infirmité neuronale dont souffre la
logique des fuyards actuels de la zoologie paraîtra surréelle à tout
observateur assermenté des ténèbres dans lesquelles le malade se trouve
plongé; et pourtant la pathologie native qui affecte la cervelle de cet
animal s'est manifestée une fois de plus et avec un grand éclat tout au
long des trois derniers quarts de siècle. Par conséquent cette folie
entrecoupée de quelques lueurs de raison ne saurait encore se trouver
définitivement réfutée, puisque le monde entier s'imagine avoir d'ores et
déjà invalidé le diagnostic d'un certain Karl Marx sous le prétexte que la
pharmacopée de ce médecin contenait des remèdes censés guérir le choléra.
Or, les
calculs de Karl Marx étaient aussi irréfutables dans l'ordre de l'économie
de son temps que ceux de Ptolémée dans l'ordre de l'astronomie alexandrine
- simplement, les symptômes de la maladie observée renvoyaient à un autre
système de référence, à une autre signalétique, à un autre code du
signifiant. Du coup, le cerveau simiohumain de type ptolémaïque du XIXe
siècle s'est contenté d'observer la nosologie de l'économie mondiale de
l'époque; et cet Hippocrate avait si clairement décelé la maladie que son
diagnostic est demeuré irréfutable. Si vous vendez à un prix exorbitant des
produits destinés à une consommation massive, disait-il - et à seule fin
d'empocher la plus abondante plus-value possible sur des biens de première
nécessité - par quel prodige les acheteurs disposeraient-ils de la masse
d'écus sonnants et trébuchants qui leur permettrait de rompre leur jeûne
forcé et d'acheter, au gré de leurs goûts et selon leurs besoins, une
marchandise que vous déverserez aussi massivement que vainement sur un
marché préalablement asséché par votre passion du gain?
On voit que
la psychobiologie des miracles, tant religieux qu'économiques, se situe au
fondement des révolutions épistémologiques, parce que ce ne sont pas les
faits dûment constatés qu'il faut réfuter - ils sont bien observés et
ressortissent au plus simple bon sens - mais les problématiques qui
sous-tendent les échiquiers de la connaissance, donc la logique et la
dialectique qui leur servent de champ de manœuvre.
Je le
redis, le célèbre Dr Karl Marx avait tiré à bon escient le scalpel et le
bistouri les plus tranchants de sa trousse; et c'était son disciple le plus
fidèle, donc le plus obéissant, un certain Lénine, qui avait coupé la tête
des capitalistes ptolémaïques, afin, pensait-il, de tuer le
"capitalisme de Ptolémée" en son essence et quintessence - et
pour des motifs évidemment censés pastoraux et évangéliques à souhait.
Naturellement, cette chirurgie expéditive avait guillotiné l'industrie et
le commerce de tous les pays qui s'étaient avisés de l'appliquer à leur
économie, parce que la fainéantise des peuples bien nourris, jointe à la
voracité insatiable de leurs élites politiques et industrielles a
nécessairement reconduit notre astéroïde au culte de la gangrène la plus
vieille du monde, celle dont la guérison par l'exécution des coupables
était réputée avoir assuré l'élimination: la gangrène de la pauvreté et de
la richesse, dont la pathologie remonte au paléolithique. Mais alors, il ne
suffit plus de colloquer Copernic derrière Ptolémée, puis Einstein derrière
Copernic: il faut se demander ce qu'il en est de la nature inconsciemment
zoologique de toute notre astronomie "objective" et
"expérimentale".
Tentons
donc de comprendre dans son universalité le phénomène mental qu'on appelle
la déraison; et pour cela, demandons-nous non seulement sur quelle
balance métazoologique nous pèserons le cerveau du simianthrope, mais
également comment nous en rendrons fiables les plateaux et le fléau. Pour
cela, nous remarquerons que la balance de Karl Marx ne pouvait peser la
conque sommitale de l'animal semi pensant et que l'atelier de ce peseur ne
disposait pas des outils requis pour une pesée métazoologique de
l'humanité: car seule une balance prospectrice nous permettra de déposer la
moitié animale de la boîte osseuse de la bête sur l'un des plateaux de la
balance et l'autre sur le second.
2 - De l'industrie de luxe à la charpie
Si nous
suivons ce chemin de la collaboration de la dialectique avec la logique,
une première analyse des métamorphoses internes que le capitalisme a
connues ou subies depuis Karl Marx nous conduira à l'examen de la
problématique transanimale qui commandera la simianthropologie et la
méta-zoologie de demain.
Au XVIIe
siècle, Louis XIV s'était rendu à Venise pour y admirer, mais également
pour s'y faire expliquer l'art de la miroiterie qui avait rendu la cité des
Doges célèbre dans toute l'Europe. Ce premier exploit de l'espionnage
industriel avait fait comprendre au roi que les technologies d'avant-garde
étaient la clé de la future production industrielle et que les Etats
dominants prendraient dorénavant sur le reste du monde le même type
d'avantage que l'âge du bronze sur celui de la pierre taillée. Les
tapisseries d'Aubusson et des Gobelins, la porcelaine de Sèvres et de
Limoges en appelaient à une alliance nouvelle de la production économique
avec le capitalisme de marché. Mais, au XVIIIe siècle, Diderot et surtout
Grimm (1723-1807), dans ses lettres à Frédéric II, citaient sans cesse
l'exemple de l'Angleterre qui, la première, avait conduit le capitalisme au
machinisme et le machinisme à la production de marchandises de grande vente
et de consommation courante.
Casanova
s'était acheté une manufacture avec les sommes considérables qu'il avait
extorquées à la Duchesse d'Urfé, une folle qui voulait se donner le sexe
d'en face, ce qui, à l'époque, était demeuré un exploit hors de la portée
des chirurgiens. Le bistouri du grand Vénitien n'était encore qu'un rayon
de lune réfléchi par une baignoire dans laquelle trempait la nudité de la
duchesse. Mais les manufactures de l'époque ignoraient encore le travail
manuel morcelé en fractions infimes, dont l'ultime surréalité inspirera le
film Les temps modernes de Charlie Chaplin en 1936.
Le premier,
Frédéric-Guillaume, le père de Frédéric II, avait imaginé d'automatiser les
mousquetaires et les grenadiers sur les champs de bataille, ce qui
augmentait fort efficacement la rapidité du chargement des armes à feu. Le
capitalisme du XIXe siècle s'est inspiré de ce progrès des armes à poudre
pour réduire l'ouvrier à un automate mécanisé sur le modèle du guerrier
prussien. Mais, dès la fin du XIXe siècle, Hippolyte Taine décrivait une
forme nouvelle et non moins efficace de la dynamique industrielle
automatisée: à Chicago, toute la masse du bœuf entrait vivante à un bout de
la chaîne et sortait hachée menu et mise en conserves à l'autre bout. Cette
fois, un capitalisme servi par des mangeoires d'acier conduisait le monde
entier au même concassage de la viande que les machines à tisser du XVIIIe
siècle, qui avaient affamé des milliers d'ouvriers tisserands.
3 - Le déplacement de la mythologie
Au XXe
siècle, les armes mêmes de la répétition mécanique ont commencé de
réconcilier - à leur manière et indirectement - le capitalisme moderne avec
l'industrie de luxe, à cette différence près que la marchandise fabriquée
sortait maintenant des mains de savantes phalanges de techniciens issus des
grandes écoles. Le capitalisme a donc constamment changé de plateforme
opérationnelle et de problématique, donc de logique interne. Aujourd'hui
Airbus, Boeing ou les trains à grande vitesse investissent des sommes
immenses à concevoir et à construire des prototypes hors de prix: un
colbertisme de l'invention permanente et institutionnalisée se place de
décennie en décennie à l'avant-garde d'un progrès ininterrompu et
inachevable du machinisme somptuaire. Les pièces d'orfèvrerie de la
modernité ne sont plus à l'usage des propriétaires terriens du XVIIe siècle
- ce sont les nouveaux signes de la richesse collective. Ces joyaux à la
fois rentables et coûteux se répandent au profit d'une société héritière de
la bourgeoisie rentée du siècle de Voltaire. Du coup, la classe ouvrière de
Karl Marx a subi une érosion tellement drastique de sa masse qu'elle a
quasiment quitté la scène.
Dès lors,
le cerveau du simianthrope n'entre en service qu'à l'heure où il se trouve
en mesure de ravir leur territoire aux machines, lesquelles ne cessent de
ronger les arpents que les neurones traqués de la bête défendent pied à
pied ; et la frontière entre les emplois conquis par la mécanique et ceux
des encéphales de plus en plus triés sur le volet enfantent un chômage et
des crises économiques propres à une autre espèce d'évadés de la zoologie
que celle du XIXe siècle: d'un côté, le champ des boîtes osseuses utilisables
se ratatine, de l'autre, une joaillerie de pièces rarissimes s'expose à
l'étalage des bijouteries de pointe. Les cerveaux sommitaux sont devenus
une richesse dont le modèle était connu au XVIe siècle. Les nouveaux rois
du monde se trouvent à Pékin, à San Francisco, à Tokyo; et la France publie
la liste de ses cerveaux en fuite. Que faire des millions de têtes devenues
inutilisables et de celles qui se vendent ou s'achètent à la bourse? On
voit que l'humanité change de crâne à chaque siècle.
4 - Entre un marché illusoire et un marché de luxe
Il faut
donc se demander, en métazoologue prospectif, avec quelles apories
nouvelles de la psycho-biologie le monde moderne a pris rendez-vous. La
décérébration de la main-d'œuvre automatisée de Charlie Chaplin a bien pu
faire place pour quelques instants à un capitalisme relativement
démassifié, la crise de 1929 n'en a pas moins marqué de son sceau l'échec
d'un capitalisme qui était censé remplacer celui de la haute et de la
moyenne bourgeoisie du siècle de Karl Marx. Ford avait cru enfanter un
marché parallèle et durable. Pour vendre ses automobiles à ses ouvriers, il
suffisait à ces derniers d'économiser héroïquement chaque mois quelques
sous sur leur salaire de famine.
Mais ce
type de débouché s'est révélé illusoire. Un surendettement strangulatoire
des consommateurs artificiels a bien vite conduit le monde entier à des
crises abusivement qualifiées de "surproduction". L'économiste
français Firmin Oulès (1904-1992), fondateur de la "Nouvelle
école de Lausanne" avait dénoncé ce capitalisme des ventres creux.
Que faire d'une économie dont les paramètres renvoient à une problématique
des subterfuges inconnue jusqu'alors de l'histoire du cerveau humain? Seule
une problématique englobante, celle de la métazoologie, peut conquérir un
regard de l'extérieur sur la bête empêtrée dans son outillage et dont l'évolution
cérébrale prend de plus en plus de retard sur son outillage.
Car la
logique interne qui pilote une civilisation modélisée, mais au sein de
laquelle l'investissement dans l'invention technologique, tant
macroscopique que microscopique, précède quelquefois de plusieurs années la
production et la consommation des biens, une telle civilisation, dis-je,
renvoie à la postérité véritable de Darwin et de Freud. Quand Siemens relie
par le train Pékin à Canton en cent soixante dix-huit minutes, soit à la vitesse
de trois cent soixante kilomètres à l'heure, les constructeurs du bolide
d'en face font rouler cinq wagons vides à cinq cents kilomètres à l'heure,
mais seulement sur une courte distance. Ce doublement de la vitesse des
derniers avions à hélice de 1950 suffit à démontrer à la concurrence et
sous le regard des télévisions du monde entier en extase, que le progrès
ferroviaire est un potentiel international dont l'assise cérébrale a besoin
de se nourrir d'un monde parareligieux, celui que sécrète l'univers semi
mythologique d'une technologie béante sur la fiction.
5 - A la recherche d'un rétroviseur
On voit
que, depuis le milieu du XIXe siècle, quinze décennies ont suffi pour que
le capitalisme changeât plusieurs fois de problématique, donc de logique
interne et d'échiquier mental. Ces évènements ne pouvaient se trouver
esquissés, même partiellement, dans Le Capital de Karl Marx,
tellement le concept de progrès passe désormais rapidement d'un
machinisme obsolète à un machinisme provisoirement d'avant-garde. Mais cela
signifie également que la science historique s'en trouvera rendue mouvante
jusque dans ses anciens fondements, tellement l'expansion et le déclin
précipités des grands Etats divise maintenant la politique mondiale entre
les anciens mythologies religieuses, tantôt déclinantes et tantôt
renaissantes et l'ascension d'un génie mécanique en extension continue au
sein d'une espèce politiquement dépassée par ses propres conquêtes: la sève
nouvelle de l'inventivité des évadés de la zoologie passe désormais par
leurs machines. La bête à l'œil rivé sur ses rouages et ses engrenages ne
sélectionne pas encore ses cerveaux politiques.
C'est dire
que la pensée scientifique s'est délocalisée dans sa propre cécité: Karl
Marx n'avait prévu ni que l'utopie de guillotiner purement et simplement le
capitalisme se nourrirait nécessairement d'une résurgence planétaire du
vieil évangélisme chrétien et de la haine des stoïciens pour la propriété
privée, ni que la classe dirigeante issue d'un prolétariat messianisé à
nouveaux frais et sur toute la terre habitée se trouverait fatalement
dirigée par un clergé au service d'un déguisement du mythe retrouvé du
salut, ni que cette ecclésiocratie s'auto-catéchiserait aussi
inévitablement que la précédente et fournirait aux "masses
laborieuses" sanctifiées une eschatologie étroitement calquée sur
la sotériologie d'autrefois, ni que l'ère mythologisée par l'utopie de
l'économie mondiale s'épuiserait immanquablement et subitement sur toute la
mappemonde. La chute du mur de Berlin en 1989 a tué cette mystique en
quelques jours seulement, alors qu'elle avait converti la quasi-totalité de
l'intelligentsia mondiale. Et depuis lors, l'économie s'est lancée dans un
expansionnisme ultime et non moins aveugle que celui de Lénine, celui du
salut et de la délivrance du globe terrestre par la conquête du Graal de la
"Liberté".
Comment ne
pas placer l'histoire du cerveau de la bête au cœur de l'histoire du monde
si l'utopie est le vrai roi de l'espèce semi cérébralisée ? La rêverie
marxiste n'aurait jamais été réfutée davantage que le prodige eucharistique
s'il n'avait pas eu l'imprudence de se soumettre aux verdicts d'un tribunal
terrestre, celui du mur de Berlin.
6 - L'enclume de notre cervelle
Et voici
que la démocratie onirique véhicule des songes de moins en moins crédibles.
Où les auréoles verbales que contenait la boîte de Pandore de 1789
sont-elles passées? Les Etats-Unis d'Amérique suent sang et eau à présenter
à la pointe du glaive et sur les cinq continents le concept apostolique de
Liberté . Mais ce levain de l'empire se révèle de moins en moins
salvifique, tandis que l'autre moitié du monde conduit le pragmatisme
capitaliste au terme de la logique interne de ses carnages, celle du
triomphe de la platitude d'un monde privé de surréalité.
Décidément,
la question posée est devenue méta-zoologique: quelle est la distanciation
cérébrale dont disposera demain la bête singulière qu'une bizarrerie de la
nature a rendue locutrice? La dichotomie dont souffre cette espèce ne la
scinde plus seulement entre le sacré et le temporel, mais entre une
technologie d'avant-garde et un retard scientifique plus infranchissable
qu'entre l'âge de bronze et l'âge de fer. De plus, cette scission de
l'encéphale simiohumain n'est pas nouvelle: elle retrouve la chute
classique des civilisations d'autrefois que leurs progrès avaient privées
de mondes oniriques. Alors, le naufrage de la crédibilité de son éthique
collective menace la bête soudainement vocalisée dans le vide.
L'un des
paradoxes du progrès matériel est de faire resurgir le même néant que celui
dans lequel était tombée la Perse décrite par Quinte-Curce dans sa Vie
d'Alexandre: d'un côté les religions tentent de se décharger de la
cargaison des superstitions moisies qu'elles charriaient depuis la nuit des
temps, mais de l'autre, l'érosion de leur sorcellerie accélère un
pourrissement universel des sociétés privées d'oracles, de fétiches et de
totems.
On voit
que, cent cinquante et un ans seulement après la parution de Le
Capital de Karl Marx (1867), la réflexion de la méta-zoologie sur l’outillage
de l'animal spéculaire en appelle à un approfondissement sans exemple de la
connaissance de ses miroirs. Quel interlocuteur que notre tête! Marx fut le
premier observateur qui ait placé la constellation du machinisme au cœur de
l'histoire universelle. Depuis lors, notre astéroïde s'inscrit dans la
postérité d'un visionnaire froid, mais qui, dans son mausolée, tourne
depuis plusieurs générations sur le gril de l'utopie. Car, d'un côté, un
infini asséché rend microscopique un animal largué dans le silence éternel
de l'immensité, de l'autre, les exploits de cet insecte passionné de
mécanique laissent pantois.
Peut-être
le tragique est-il le trésor cérébral de la bête épouvantée par les
exploits de sa boîte osseuse. Œdipe ou Prométhée, Icare ou Antigone, Ulysse
ou Hamlet, que d'effigies d'un tragique dépassé! On attend d'autres aigles
du tragique. Mais la vraie postérité de Karl Marx nous contraint de
reforger toute notre science politique sur l'enclume de notre cervelle.
21 juin 2014
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire