1 - Un
animal suspendu entre ses songes et ses arpents
Une laïcité
privée d'assise philosophique est un carré rond, mais une philosophie sans
spiritualité est un rond carré. Mais comment demander à des Etats de plus
en plus rationnels de faire usage de leur seule raison politique et, dans
le même temps, leur conseiller de s'accorder des pouvoirs censés validés de
se fonder sur des dogmes hérités des premiers âges? Le fossé ne saurait se
creuser indéfiniment entre des connaissances dûment vérifiées par
l'expérience et l'ignorance des gouvernements réputés recevoir leurs
directives du ciel de l'endroit. Les Etats schizoïdes se déliteront-ils et
courront-ils au naufrage sur le même modèle qu'à la fin du Moyen-Age, à
l'heure où l'abîme entre l'encéphale des rois théologiens et celui, encore
timide, des premiers humanistes sapait les fondements divins des dynasties?
Or, si tous
les Etats auto-proclamés laïcs, donc censés être devenus de grands
raisonneurs depuis Voltaire, substituent leur autorité aux volontés encore
qualifiées de révélées, donc recueillies de la bouche d'une divinité, aucun
n'a raisonné le moins du monde sur ce point précis. Peut-on légitimer les
verdicts de la pensée laïque sans les avoir démontrés? Ou bien l'Etat laïc
n'aura pas prouvé les droits attachés à la raison raisonneuse, ou bien il
craindra de découvrir les ultimes secrets religieux du singe locuteur et il
redoutera de descendre dans les arcanes de sa propre cervelle. Mais, dans
ce cas, le naufrage de l'humanisme superficiel des modernes dans un culte
aveugle du vote populaire se révèlera parallèle à la débâcle cérébrale de
la théologie du Moyen-Age. Car une civilisation qui renonce au
"connais-toi" est déjà couchée sur son lit de mort.
La preuve:
près de quatre-vingts ans après la mort de Freud et cent cinquante cinq ans
après la parution de l'Evolution des espèces de Darwin, non
seulement la réflexion scientifique et philosophique sur les mythes
religieux est suspendue sine die dans le monde entier, mais la
notion même de progrès intellectuel agonise au sein de nos sciences
humaines privées de profondeur, donc de génie du tragique et les Etats
républicains défendent une laïcité tellement décérébrée que ses fondements
anthropologues remontent à 1905.C'est pourquoi, en l'an de grâce 2014, nous
commémorons tranquillement et dans une acéphalie satisfaite le deux cent
vingt-cinquième anniversaire de la Révolution ambiguë des droits d'une
raison humaine trépassée d'un côté et d'une Révélation reléguée au musée
des mythologies sacrées de l'autre.
Et
pourtant, depuis vingt-cinq siècles, jamais les progrès de la pensée
véritable n'ont passé par une politique des cervelles fondée sur le culte
des droits de l'ignorance et de l'irréflexion - et si l'on ne reproche au
Front National que de faire rétrograder la France des petits synchrétistes
triomphants, c'est dans l'oubli que ce parti passe outre, comme tous ses
confrères, à toute spéléologie du crâne humain, donc à toute résurrection
de la raison mondiale. On ne fait pas revenir une nation sur son
décervellement à prétendre réhabiliter le vieux principe de la séparation
entre une Eglise stagnante et un Etat creux.
Mais
pourquoi ce parti du "renouveau" fait-il aussi peu progresser la
connaissance anthropologique des ressorts et des rouages des croyances
sacrées que les défenseurs de toutes les superstitions du monde? C'est
cela, la mort d'une civilisation: on brandit le drapeau d'un humanisme vide
de sens et fondé en catimini sur le refus pur et simple d'approfondir la
connaissance critique des évadés partiels de la zoologie, on exalte
subrepticement une " tolérance " religieuse glorificatrice d'une
culture épidermique. Circulez, il n'y a rien à voir.
2 - L'animalité cérébralisée
Comment se
fait-il que la question centrale des apanages que revendiquent
respectivement le temporel et le mythe n'ait jamais été abordée ni de
front, ni de biais dans la République et que le débat soit tombé dans
l'insignifiance aux yeux des plus hautes instances de l'Etat laïc? Une
démocratie n'aurait-elle pas le plus grand intérêt - et précisément un
intérêt proprement politique - à préciser les prérogatives que s'arrogent
des croyances réputées de provenance surnaturelle d'un côté et, de l'autre,
les apanages majeurs que revendique la pensée logique - celle dont le sens
rassis du genre humain voudrait se réclamer à bon escient - alors que cette
aporie s'est rallumée sur les cinq continents depuis un demi-siècle et
n'est pas près de quitter l'estrade de la géopolitique du XXIe siècle?
L'Amérique
du Sud veut rendre le christianisme allègre et libérateur, mais ne sait que
faire de la théologie des empires infernaux en fusion dont les trois
monothéismes se partagent l'incendie éternel, que l'islam se déchire sur
toute la terre entre les fanatiques et les médiateurs avisés d'Allah et que
l'Europe des Etats issus du siècle des Lumières sombre dans la crainte de
peser les encéphales métazoologiques, ce qui lui interdit de rédiger un
nouveau Discours de la méthode sur notre astéroïde.
Tristan
Bernard disait: "Shakespeare est mort, Dante et mort, Goethe est
mort et moi-même je ne me sens pas très bien". L'heure aurait-elle
sonné de dire: "Jonathan Swift est mort, Darwin est mort, Kafka est
mort. Ces trois méta-zoologues de génie ont tenté de cerner l'animalité
spécifique du singe locuteur et de préciser les contours d'une bestialité
cérébralisée." La postérité de ces trois précurseurs sera celle
d'une science du regard que les évadés de la zoologie porteront demain sur
le crâne que leur évolution a fait débarquer dans leurs univers de la
parole.
3 - Que signifie le verbe penser?
Jusqu'où un
régime politique officiellement fondé sur l'éducation patiente des nations
demeurées en retard dans l'ordre de la pensée logique et des cervelles
encore en gésine de l'espèce de raison que le XVIIIe siècle avait lancée
sur le marché de la connaissance scientifique, jusqu'où ce régime, dis-je,
pouvait-il solennellement réaffirmer l'existence de Dieu jusque dans
l'enceinte de ses écoles publiques, mais sans jamais peser le sens du verbe
exister? Jusqu'où l'éducation pseudo rationaliste moderne a-t-elle
tenté de valider le coup de force, astucieusement imaginé par Napoléon, de
faire promulguer l'existence de Zeus par la volonté expresse des Athéniens
rassemblés sur l'Agora et de légitimer, par conséquent, le christianisme et
tous ses dogmes en état de marche par la volonté expresse d'un suffrage
universel miraculeusement informé des ultimes secrets de la matière
cosmique?
"Le
peuple français proclame l'existence de Dieu" avait fait dire
l'empereur aux citoyens campés en souverains aussi bien du cosmos que
d'eux-mêmes sur leurs lopins. Il faut s'y résigner: le Dieu privé de grammaire
actuellement en fonction n'a pas jailli des fonts baptismaux d'une
théologie révélée, mais d'une souveraineté démocratique salutatrice des
exploits religieux de la culture mondiale. Le trône de ce législateur est
donc subjectif par nature ce qui le rend renversable au gré des majorités
culturelles du moment. Du coup, le ciel peut également retrouver
subitement, toutes ses prérogatives provisoirement abolies par le verdict
passager des urnes. Mais alors, sur quelle civilisation de la raison un dieu
Démocratie issu de la seule volonté du peuple souverain fonde-t-il la
transcendance de la bête métazoologique?
4 - Les embarras de la science
Si la
laïcité a bâti la validité des croyances dites "révélées" sur la
liberté d'opinion pleine, entière et mise hors de contrôle de toutes les
nations et de tous les peuples semi-rationnels de la terre et si la
croyance en l'existence de ce Dieu-là loge qui bon lui semble dans les
nues, il faut reconnaître que la syntaxe et le vocabulaire de la laïcité
moderne se dont rendues plus décérébrées que la théologie des juifs, des
chrétiens ou des musulmans réunis, puisqu'elle ne précise ni le statut
politique de la raison seulement humaine, ni celui d'une foi scindée entre
plusieurs théologies du monothéisme; car elle se contente de gérer dans son
coin et platement la confusion mentale qu'elle a universalisée au nom d'un
Dieu boitillant entre ses majorités passagères. Mais pourquoi l'ignorance
des ignorants blasonnés du titre de docteurs par la foule massée sur les
places publiques serait-elle moins observable sous le baudrier de
l'éducation nationale que celle des prêtres de l'Apollon de Delphes ou de
l'Aphrodite d'Ephèse?
Et
pourtant, une histoire asservie aux sortilèges d'un temporel assermenté par
les feux-follets d'une démocratie claudicante se hâte davantage que la foi
des ancêtres de réfuter l'interdiction laïque de penser sérieusement. Car
les civilisations tombées dans les mythologies sacrées se réjouissent
bruyamment de penser tout de travers; mais de son côté et deux siècles seulement
après la prise de la Bastille, une République délibérément privée de
cerveau cogitant se châtie durement elle-même; car du moins s'en veut-elle
d'échouer dans son combat décérébré contre la décérébration d'une
démocratie mondiale qui se garde bien de penser l'humanité à l'échelle de
la planète. Pourquoi cela, sinon parce que la séparation orageuse entre la
souveraineté de l'Eglise et celle de l'Etat, donc entre la vérité réputée
venir d'ailleurs et l'erreur rusée des hommes, cette séparation, dis-je, s'est
couverte de la poussière d'un siècle entier, comme il est dit plus haut,
pour n'avoir osé aborder aucune des difficultés psychologiques,
anthropologiques, historiques ou politiques que soulève la survivance
entêtée des cosmologies oniriques des premiers âges au sein de la
civilisation mondiale tout entière.
Comment la
pensée logique refuserait-elle de se demander pour quelles raisons les
évadés actuels, donc partiels de la zoologie se dotent obstinément d'un
chef et d'un maître inégalement vaporeux et qu'ils installent plus ou moins
commodément ou au prix des plus grandes difficultés dans la solitude du
cosmos? Pourquoi défrichent-ils le désert de l'immensité, pourquoi
labourent-ils un vide avec lequel seul celui de l'infini se met en mesure
de rivaliser?
Une chanson
de Charles Trenet dit:
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
L'origine
de l'alliance du pouvoir politique avec le pouvoir religieux résulte de
l'impossibilité, pour les classes dirigeantes des sociétés primitives,
d'avouer à leurs congénères qu'elles ignorent l'origine du soleil et de la
lune. Avant l'invention des cosmologies mythiques, seul le culte des morts
et des dieux lares rattachait la conduite des Etats à la connaissance des
ultimes secrets de l'univers. Puis, peu à peu, une astronomie demeurée
mi-descriptive, mi-explicative a passé pour coiffer les pénates. Et
maintenant, on ne sait plus quelle est l'origine de notre système
d'éclairage du cosmos, mais on calcule la masse de lumière et de chaleur
que dégagent nos lampions. Et pourtant le poète chantant, avec son vers de
douze pieds, vaillamment suivi d'un autre de treize, échoue à redonner aux
astres le rang de personnages en activité dans une immensité mystérieuse -
et nous ne savons toujours pas ce que sont nos deux geôliers principaux,
l'espace et le temps.
Toute la
physique contemporaine a oublié que le temps n'est pas seulement un
coadjuteur chargé d'épauler la matière en mouvement et de régler le débit
des heures sur la vitesse de son compagnon de route, mais la condition de
l'existence même du cosmos. Le temps échappe à l'expérimentation de
l'accélération des particules: impossible de jamais connaître ce cocher
dans son existence spécifique. Sitôt que je veux rendre compte de cet acteur
de l'univers, je suis déjà pris dans son enceinte, donc incapable de jamais
me situer hors de son étau; et si j'entends penser le temps qui me capture,
donc le monde dont il tient les rênes, c'est l'univers tout entier que je
dois renoncer à placer sous le joug du verbe être.
Impossible
de s'attacher à préciser la nature d'une durée qui échappe à nos cyclotrons
et qui ne saurait se présenter à l'observation, puisque le temps trépassé
ne saurait se placer sur la balance à peser l'existence d'un monde encapsulé
dans le temps. Mais s'il faut peser la lumière du non-être à la lumière du
non-être, seuls les mystiques ont rencontré l'aporie à laquelle se heurtera
toute la science physique de demain - à entendre les expérimentateurs du
néant, l'univers serait "tombé dans le temps".
La physique
mondiale a rendez-vous avec l'ultime finitude de la science de la matière
et du temps; et cette finitude-là ne se laissera pas "observer"
dans les laboratoires. On attend les expérimentateurs de la mort de
Chronos.
La loi de
1905 sur le divorce de l'Eglise d'avec l'Etat coïncide avec la découverte
de la relativité générale d'Einstein. Cent dix ans plus tard,
l'enseignement laïc n'a pas davantage adapté l'éducation nationale à
l'univers de la quatrième dimension dans les écoles de la République que
l'Eglise du XVIIe siècle n'avait quitté l'astronomie de Ptolémée.
En ce
temps-là, l'espace et le temps étaient encore candidement séparés, et nos
ancêtres les croyaient unifiables chacun de son côté. Aristote avait
expédié la question en arpenteur: "Le temps est la mesure du
mouvement", disait-il, ce qui supposait que la clepsydre ou le
sablier cachaient deux acteurs dans leur coulée, la durée ou l'étendue.
Mais, en
1904, Copernic enregistrait naïvement une métamorphose du cosmos qu'il
aurait dû prévoir. Pourquoi ne tirait-il pas les conséquences logiques de
l'expérience suivante: si vous échangez des balles sur un navire en marche,
leur va-et-vient ne tient aucun compte de la course de leur support sur les
eaux; et si tout objet en mouvement charrie son espace et sa durée
confondus avec ses atomes, on comprend que la lune tourne autour de la
terre comme si celle-ci ne courait pas autour du soleil à la vitesse de
trente kilomètres à la seconde. De même les planètes tournent autour d'un
astres censé immobile dans l'espace de Copernic, alors que cette étoile se
rue en direction de la constellation de Bételgeuse. Pis encore, si je
chevauchais un rayon de lumière, je périrais aussitôt, parce que mon cœur
battrait cent fois moins rapidement, mais si je survivais un an à ce
ralentissement, je retrouverais la terre vieillie d'un siècle.
Le temps
n'est donc pas plus unifiable que l'étendue - je suis lové dans une durée
dont la coulée obéit à des rythmes variables, je suis livré à un vide coupé
en tranches mystérieusement séparées. Tout cela n'a rien de commun, existentiellement
parlant, avec le système métrique sûr de lui et les horloges peu étonnées
de Copernic et de Newton. La laïcité peut-elle se tromper d'astronomie
comme elle se trompe d'anthropologie?
6 - Retour au temple d'Aphrodite
La
difficulté de penser le sacré démocratique et le sacré religieux commence
avec l'impossibilité de préciser le contenu scientifique et psychologique
d'une foi stabilisée par une théologie rigoureuse. Quel était le contenu
doctrinal bien arpenté de la foi des Grands à la cour de Louis XIV? D'un
côté, ils écoutaient les logiciens d'un ciel bien structuré par les
Bossuet, les Bourdaloue ou les Massillon avec une ferveur conciliatrice de
la dialectique avec la politique, mais, de l'autre, ils réconciliaient
autant que faire se pouvait, les maîtresses du roi avec la monarchie de
droit divin, donc un Evangile irénique avec les conquêtes guerrières dont
se nourrit la gloire de tous les rois du monde.
Un siècle
plus tard, quel était le contenu syllogistique de la foi d'une haute et
d'une moyenne bourgeoisie plongée dans la lecture de Madame Bovary ou
de La Vie de Jésus de Renan? Quelle est la dévotion
argumentée des Napolitains d'aujourd'hui? Chaque année, le 19 janvier, une
foule de fidèles convaincus de la sincérité de leurs dévotions se presse
dans l'enceinte de la cathédrale où un notaire apostolique est censé
constater de ses yeux le prodige rituel de la liquéfaction, tantôt retardée
de quelques instants, tantôt ponctuelle à souhait du sang d'un saint
Janvier appelé à se retrouver durci dans sa fiole pour le reste de l'année.
Sur quelle assise catéchétique la foi de cet officier ministériel repose-t-elle?
Visiblement, il est de mèche avec un Vatican dont la pastorale juge sage de
cautionner le subterfuge par l'autorité d'un tabellion assermenté. Mais ni
la piété notariale, ni l'ecclésiale n'en sont ébranlées pour un sou. Dans
ce cas, quelle est le pilier cérébral de la dévotion censée argumentée du
Saint Siège lui-même?
Et
maintenant, quittez les parvis de la superstition napolitaine et courez
dans les rues et les ruelles de la ville, et maintenant demandez aux
passants leur sentiment sur le miracle traditionnel du 19 janvier. Je vous
le dis, vous ne croiserez pas un seul mécréant, parce que le prodige figure
dans la liste des trésors religieux de la ville. Si vous vous rendez à
Milan ou à Venise, trouverez-vous des jaloux du riche magasin des
accessoires religieux des Napolitains? Nenni: le même patriotisme
confessionnel vous dira que l'Italie est la capitale d'une religion
universelle, donc respectable et qu'il ne serait pas civique de porter
atteinte à la gloire d'un saint célèbre dans le monde entier. Les visiteurs
des temples prestigieux d'Aphrodite, d'Apollon ou de Junon ne disaient pas
autre chose.
Puis,
partez pour l'Allemagne protestante où Luther vous fera prudemment
escamoter, mais nullement réfuter vigoureusement le dogme de l'immaculée
conception ou de la naissance virginale, tandis que la Prusse calviniste
vous livrera à un Dieu privé des colifichets d'une prêtrise
substantifiable, donc de lien social pétrifié, mais dont le sceptre sera
d'autant plus redoutable que ses foudres se seront privées des renforts du
bois, du fer ou de la pierre et n'auront ni anse, ni manche à tenir dans
vos mains. Le fondement de la foi réformée serait-il seulement la croyance
ferme et inébranlable en l'existence du Dieu solidifié que les Français ont
couronné de la tiare de Napoléon?
Mais, du
coup, votre embarras ne fera que grandir. Car s'il est possible de préciser
ce que signifie concrètement le verbe exister appliqué à un arbre ou
à une charrue, que faut-il entendre par la notion abstraite d'existence
attribuée à un Dieu insaisissable par nature et par définition? Bien plus,
qu'en est-il de l'existence vaporeuse, mais établie, de la géométrie si
seule la logique d'Euclide s'en porte garante et si elle a fait naufrage
dans le cosmos en 1905? Que penser des démonstrations attestées des
mathématiques tridimensionnelles, que dire d'une philosophie ritualisée par
sa scolarisation intensive, comment peser une République enchainée à ses
démagogues institutionnels, comment libérer une Démocratie ficelée à un
corps électoral d'ignorants? Ou bien vous observez la nation telle qu'elle
se présente ligotée dans l'enceinte d'une Assemblée Nationale de la sottise
publique ou d'un Sénat des Sancho Pança de la démocratie et, dans ce cas,
ce n'est pas elle que vous voyez si mal fagotée par ses écuyers, mais
seulement son ombre ou sa caricature. Mais si vous la définissez dans son
idéalité cérébrale, donc dans sa perfection gargarisée, jamais vous ne
saisirez ce don Quichotte à bras le corps - le canasson Rossinante veille
au grain.
Il en est
ainsi de "Dieu": cette Dulcinée échappe à ses liturgies, à ses
encensoirs ou à ses prêtrises sur le même modèle que la République tourne
le dos à ses magistrats, à son clergé d'Etat et à tout son cérémonial. Mais
si vous évoquez le souffle du mythe caricaturé par sa pastorale, sa toison
vous glissera sans cesse des mains. Et vous vous direz: "Qu'en est-il
de ce personnage d'apparat dont le monde entier se dit habité"?
Serions-nous
sur la piste de cet acteur obsédant? Car enfin, nous sommes tous
dichotomisés sur le modèle de cette effigie: notre corps, ce n'est pas
nous, mais notre âme est un vivant incapturable: "Je pense, donc je
suis", disait fièrement Renatus Cartesius. Mais qui es-tu, toi qui
voudrais te connaître pour un animal pensant, alors que ta pensée n'est
jamais que ton spectre et qu'à peine cernée un instant, cette ombre a bondi
plus loin et te précède de nouveau? Décidément, le sang tour à tour coagulé
et liquéfié de saint Janvier, c'est toi ! Quel alchimiste que le mythe!
En vérité,
nous ne savons ni qui nous sommes entre nos Béatrice et nos Maritorne, ni
de qui nous parlons quand nous évoquons la France, la République ou la
divinité. Nos mathématiques demeurent en cours de définition, mais elles
sont inachevables, notre philosophie est en cours d'accouchement, mais elle
a ouvert l'infini devant elle. Qu'en est-il de l'ambition de connaître
l'animal en fuite devant la bête qu'il pourchasse et qui n'est autre que
lui-même ?
Si
l'éducation nationale initiait les nations à la spiritualité qui
inspirerait une laïcité pensante, peut-être la raison du monde
trouverait-elle un pilote capable de conjuguer le verbe exister.
Car, selon les Grecs, symboliser (sum-ballein) c'est "jeter
ensemble" le signe et la chose signifiée. Si la France des signaux
trouvait un gouvernail, si la lucidité et le courage trouvaient leur
signalétique, si la pensée trouvait sa solitude, si la politique se
signalait comme une bouée de sauvetage sur une mer démontée, la laïcité
dirait à ses prêtres: "Vous êtes les hommes-signes de ce temps. Qui
serez-vous quand vous conjuguerez le verbe le plus porte-lanternes dans
toutes les langues de la terre, le verbe exister?"
Décidément,
une laïcité respirante dans le symbolique se réserverait bien des
surprises. Qu'en serait-il de son identité intellectuelle et spirituelle?
Longtemps, cette actrice s'est montrée trop sûre de sa démarche. Elle s'est
voulue le guide de l'esprit de raison de la France, celle du "Que
sais-je?" de Montaigne, puis elle s'est rêvée le souffle
ascensionnel de notre nation et son éducatrice sur le long chemin des
élévations du genre humain. Mais pourquoi ne se demanderait-elle pas
également ce qu'il en est de l'identité titubante des grands vivants en
devenir de leur absence qu'elle a largués dans le cosmos?
Chez les
Grecs déjà, les dieux dissimulaient leur absence sous les masques de leurs
géniteurs apeurés. Qu'ont-ils à se cacher à eux-mêmes, les fabricants des
masques titanesques qui leur accordent une prestigieuse effigie en retour?
Serait-ce la peur qui leur interdit de se glisser dans le dos de leurs
portraits gigantifiés dans le sacré? Mais si Jupiter était seulement
l'exorciste de la solitude de ses créatures et le pédagogue de leur
érémitisme originel, quelle ascension que d'enseigner aux idoles qu'elles
n'ont pas de vis-à-vis sur lesquels se retourner et qu'elles servent
seulement de béquilles du vide aux infirmes épouvantés par l'infini d'une
éternité privée d'interlocuteur?
Qu'ont fait
d'autre tous les mystiques du monde, sinon de chercher l'Absent dont ils se
trouvaient habités? Qu'est-ce donc que l'élévation intérieure, sinon cette
ascension-là? Mais alors, qu'en serait-il de la laïcité française si elle
initiait la nation de la pensée aux secrets de vie ascensionnelle de la raison
elle-même, celle qui réconcilierait vingt-cinq siècles de la philosophie
d'un "connais-toi" insaisissable avec les profanateurs des idoles
qui disaient à Zeus: "Ote-toi de là, Grand Fuyard, je n'ai pas besoin
du soutien du soutien de ton effigie. Je sais que je brûle du feu de ton
absence." L'absence de "Dieu" est le pain spirituel de tous
les saints.
Et si les
solitaires du cosmos, c'était chacun de nous?
7 juin 2014
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