1 - Un
globe oculaire en devenir
Ecoutons un
instant la voix de la postérité de Cervantès et de Swift, de Darwin et d'
Einstein, de Freud et de Kafka.
Le destin
de ces capitaines au long cours nous interpelle de haut et de loin. Au cœur
du typhon, Clio voudrait dresser dans les nues une effigie de la mémoire du
monde plus méditante que celle d'aujourd'hui. Mais voyez sa perplexité: son
musée n'expose encore que des colifichets. Cette logeuse de pièces rares
voudrait connaître le mémorial qu'il lui faudrait mettre en évidence parmi
les broutilles des nations; et elle se demande maintenant, la pauvresse, si
la bête cérébralisée dispose d'ores et déjà d'un regard métazoologique sur
ses souvenirs. Puisque nous appartenons à une espèce évolutive, notre
cervelle se trouve nécessairement encombrée de solennités inutiles. Comment
faire le tri entre nos trophées et nos vanités? Pouvons-nous rêver avant
l'heure du globe oculaire dont notre science du passé disposera demain?
On prétend qu'il
y aurait seulement vingt-cinq siècles qu'un premier regard distanciateur se
serait allumé chez l'animal dichotomisé entre sa carcasse et sa cervelle:
Socrate aurait demandé à Théétète s'il était possible d'imaginer une
science de l'individu, alors que nos mots sont des tenailles à ne jamais
capturer que l'insaisissable, l'abstrait et le vaporeux. Depuis lors, nous
n'avons cessé de nous prendre dans les rets de cette difficulté. En quels
bimanes la nature nous aura-t-elle métamorphosés quand notre effigie du
XXIe siècle se gravera sur la rétine de nos métazoologues? Pour seulement
tenter d'esquisser le portrait d'un animal en attente de la lumière dont il
éclairera sa cervelle, ce sera l'histoire de son œil qu'il nous faudra
filmer tout au long de son parcours.
2 - Le recul de la science historique
Les grands
témoins de la mort des civilisations et des Etats comptent parmi les plus
glorieux enregistreurs de l'histoire du cerveau de la bête. Thucydide et
Tacite doivent leur génie à l'étendue des cimetières qui sollicitaient leur
regard; et leur réflexion se nourrissait de l'alliance que les siècles
déclinants scellent avec la mémoire des nations. Et pourtant, les mausolées
ne nous aident pas à courir vers l'abîme. Au contraire, "nous
entrons dans l'histoire à reculons" disait Valéry. Mais peut-être
la claudication des spéléologues de notre mort est-elle précisément notre
chance, parce que les historiens plus tardifs croient, bien à tort,
disposer d'un rétroviseur fiable, alors que seule la victoire d'un camp sur
un autre leur donne l'illusion de disposer des verdicts crédibles du
funèbre.
C'est ainsi
que le triomphe éclatant de la démocratie sur les ténèbres de la monarchie
s'est révélé un miroir déformant. Et pourtant, l'on a vu les historiens du
monde entier chanter la gloire de la liberté politique censée avoir
débarqué sur la terre. "Les cités libres et illustres sont suivies
comme leur ombre par l'envie", disaient les Anciens. Mais les
chantres de la citoyenneté universelle se sont vus contraints de se glisser
derrière leurs miroirs ternis; et ils ont titubé parmi les décombres, faute
de rétroviseurs auxquels emprunter un regard éclairé sur le vote populaire.
L'histoire des places publiques est un amas de ruines. Le mémorialiste hume
la poussière des décombres et trébuche à se chercher le télescope qui le
tirera d'embarras. On ne raconte pas les sépulcres à se dresser sur une
taupinière.
3 - Les Gulliver de la mémoire
Impossible
aux simples chroniqueurs d'observer de haut et de loin le naufrage des
grands Etats. Faute de grimper sur un mât de fortune, faute de vous
précipiter sur un radeau de sauvetage, faute de défier les stupides
constats des huissiers, il vous sera impossible de raconter l'effondrement
d'un géant. Il vous faut le lampion d'une Illiade.
Le recul
sommital des Thucydide ou des Tacite leur est si peu donné par des
anecdotiers notariaux que vous fuirez les affres des petits caboteurs pris
dans une tempête au ras des côtes. L'historien de génie s'arme des bésicles
d'une distanciation ennemie des rivages. Seules les arènes de la mort
enfantent des prospecteurs hors pair. Quand Tite-Live souligne les ravages
des climats et des époques sur l'esprit des nations et des peuples, c'est
l'annonciateur des grands lunetiers du XVIIIe siècle qu'il faut écouter,
quand ce Titan scrute les tours de passe-passe des prestidigitateurs du
sacré, quand ce patriote vous raconte la magie des patriciens qui
fabriquèrent de leurs mains le prodige de la descente du ciel de Numa
Pompilius en prophète de la grandeur future de Rome, quand ce Virgile de
l'histoire vous apprend que le Sénat stoïque de la République tenait d'une
main de fer les membres d'une commission d'épurateurs qui retranchait
chaque année de l'illustre Assemblée les patriciens amollis ou hésitants,
il se veut le visionnaire des funérailles à venir et nous rend spectateurs
de l'empire qu'il voit sombrer autour de lui.
Les grands
historiens marchent de long en large sur le pont d'un navire en cours
d'engloutissement. Ces vigies et ces croquemorts des nations , ces
prophètes et ces ordonnateurs des funérailles du temps, ces chantres de la
grandeur des peuples et ces ensevelisseurs de leur mémoire demandent à leur
héritière, l'Europe du XXIe siècle, de leur montrer son télescope-géant.
Depuis
quelques millénaires seulement, notre encéphale se trouve en attente de sa
lanterne. Devenu simiohumain, cet organe désormais en chemin témoigne d'une
progression capricieuse de son fonctionnement dans le banal ou le
fantastique. Pour observer son parcours sur la scène internationale qui lui
est dévolue et qui lui sert de théâtre en tous lieux, il convient de faire
monter à ses côtés un coadjuteur attentif, à savoir la logique,
parce que cette actrice conduira d'une main sûre la simianthropologie
moderne à la conclusion que la conque sommitale de la bête se rend
effectivement quelque part et qu'il convient d'observer les étapes que ce
locuteur a franchies sur les planches du monde depuis le paléolithique -
tantôt clopin clopant, tantôt au galop.
Mais la
logique laissée à elle-même demeure une manchote: c'est sans tarder qu'il
lui faut disposer d'un enregistreur de l'itinéraire auquel sa
semi-animalité paie un tribut saccadé - et cet enregistreur s'appelle la dialectique.
Aussi longtemps que notre raison trottinante ou en cavale ne se racontera
pas le parcours du concept d'intelligibilité qui guide notre
logique, nous ne comprendrons goutte aux poussées sporadiques de notre
lucidité en gésine; car ce sera seulement à la bougie de nos raisonnements
tautologiques que nous croirons progresser. Prenez notre vieille
démonstration du théorème de Pythagore. Notre géométrie d'Euclide croyait
l'avoir bien cadenassée dans notre univers à trois dimensions; et nous
croyions nous trouver dotés à jamais d'une méthode de démonstration
rationnelle - mais la dialectique veille au grain. Elle montrera son chemin
à une métazoologie qui nous mettra sur la piste de nos erreurs les mieux
déguisées en vérités.
5 - Les diagnostics exacts et les fausses problématiques
Essayons-nous
un instant à narrer les principaux évènements qui ne se graveront sur notre
rétine que le jour où notre globe oculaire aura appris à filmer nos
aventures d'autrefois. Alors seulement, nous verrons clairement notre boîte
osseuse trébucher et nos faux pas en chaîne faire échouer nos entreprises.
Pourquoi nos tentatives d'hier et d'aujourd'hui ont-elles toutes avorté,
sinon parce que la notion de légitimité, donc de compréhensibilité
dont se nourrissaient nos savoirs exacts se trouvait abusivement
prélégalisée par nos juristes impénitents du cosmos. Du coup, le statut de
notre concept de réfutation n'avait pu trouver son sens
psychobiologique.
Depuis
lors, il nous est devenu évident que l'impuissance d'un remède à guérir le
patient ne démontre pas nécessairement l'erreur de diagnostic du médecin
traitant, mais seulement l'échec - provisoire ou définitif - de la
médication qu'il aura vainement essayée . Au pire, la pathologie constatée
se révèlera incurable et le trépas du malade s'ensuivra fatalement.
Cette
observation sur la nature et l'objet de nos preuves porte également sur les
pièges qui guettent les observations thérapeutiques de nos métazoologues.
Qu'en sera-t-il de l'intelligibilité transanimale du roman historique dont
le récit va suivre? Car la première preuve de la bestialité spécifique dont
souffre le cerveau simiohumain actuel s'exprime par une narration faussée
de ce qui est effectivement arrivé. La précipitation dont témoignent les
récits du bimane actuel démontre que son encéphale se raconte un désastre
qu'il croit consécutif à l'application d'une thérapeutique erronée et qu'il
imagine inappropriée à un diagnostic indubitable, alors qu'il s'agit d'une
nosologie placée sur un faux échiquier. Mais alors, ce sera la
problématique même au sein de laquelle la maladie se trouve située par
erreur, donc sa logique interne et toute sa dialectique qui se révèleront
trompeuses. Aussi voit-on les faux évadés de la zoologie conclure d'un seul
et même élan qu'ils jouissaient d'une parfaite santé, tant physique que
mentale, avant qu'ils eussent ingurgité le malencontreux remède qui les
aurait empoisonnés.
Cette
observation est également applicable aux sciences dites exactes, donc
fondées sur des calculs vérifiables : les diagnostics chiffrés de
l'astronomie de Ptolémée étaient exacts et il a fallu longtemps pour que la
digue de leur exactitude fût rompue au profit de la problématique appelée à
les rendre parlants.
C'est ce
que la métazoologie nous démontrera la semaine prochaine.
14 juin 2014
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