1 - Le
tribut au bourreau
Chateaubriand conserve une avance indélogeable sur
la pauvreté anthropologique de la science actuelle des religions. Il a, en
effet, formulé deux remarques fondamentales, comme en passant. L'auteur du Génie du christianisme souligne
qu'il ne s'occupe que de "théologie poétique" et que les
sacrifices ne sont pas nés des religions, mais les religions du meurtre de
l'autel, donc de la vocation rédemptrice d'un assassinat sacré.
Il était audacieux, en 1802 de rappeler que tout
l'appareil hiérarchisé des sacerdoces, tout l'appareil doctrinal des
théologies, toute la construction cérébrale des cosmologies mythiques n'est
qu'un habillage des divinités sacrificatoires et notamment de celles du
christianisme qui se fonde sur un meurtre satisfactoire à un monstre du
cosmos. Il faut payer à quelqu'un une redevance pour le droit de se trouver
là et négocier avec un géniteur imaginaire du cosmos l'offrande d'une
victime d'autant mieux rémunérée qu'elle sera jugée plus précieuse par le
récipiendaire, donc d'un coût plus considérable tant par sa valeur
marchande que par sa rentabilité. Ainsi, au cours de la retraite des
Dix-Mille, les Grecs avaient sacrifié jusqu'à leurs bœufs d'attelage.
Aussi l'histoire du christianisme a-t-elle été
dominée des siècles durant par le calcul du prix politique qu'avait coûté à
l'autel la subite tiédeur religieuse d'Abraham. Quelle audace de substituer
à Isaac un agneau de vil prix, ce qui avait affaibli à jamais l'autel des
Hébreux par l'audace sacrilège d'ordonner à Jahvé de se contenter
dorénavant d'un animal. Par bonheur, pensait-on, le christianisme avait
retrouvé l'immolation précieuse et quasiment hors de prix d'un être humain.
2- La vocation guerrière du sacrifice
Mais la contestation morale et la vocation
civilisatrice des sociétés avait commencé dès le sacrifice d'Iphigénie : la
sainte décision d'Agamemnon d'immoler sa fille, afin d'acheter les faveurs
de Zeus et d'Arès avait inspiré à son épouse Clytemnestre une fureur aussi
indifférente à l'issue de la guerre de Troie qu'à toute la théologie des
sacrifices; et elle avait vengé sa fille en assassinant son mari. Mais son
indignation au spectacle du meurtre sacré avait été partagée par toute
l'antiquité civilisée de l'époque puisque le théâtre d'Euripide s'en était
fait l'écho avec Iphigénie en
Tauride.
Mais le fondement guerrier et politique du
sacrifice humain a été derechef illustré au Concile de Trente: l'armée des
sanctificateurs chrétiens du meurtre de l'autel savait bien qu'à attiédir
et à réduire à un meurtre sacerdotal figuré le sacrifice de la crucifixion
de Jésus, l'Eglise catholique allait perdre l'armée sans cesse renouvelée
qui, de génération en génération, convainquait les saints chrétiens
d'offrir leur chair et leur sang bien réels à la divinité.
Comment convaincre les soldats de mourir pour la
patrie sur le champ de bataille si, depuis Abraham, les religions se sont
donné une vocation civilisatrice et intellectuelle incompatible avec les
lois de la guerre. Le Maréchal Pétain savait cela en guerrier et en
anthropologue de la politique des sacrifices. Celle-ci sert de moteur à
l'histoire du "vrai Dieu", lequel n'est qu'un déguisement de
Chronos, le monstre dévoreur de sa propre progéniture. "L'esprit de
jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice", disait le
guerrier de Verdun, tant il savait que l'auto-immolation de Thérèse de
Lisieux avait inspiré le sacrifice de ses soldats dans les tranchées de
Verdun. Il n'est que d'observer la théologie embarrassée de la guerre des
Massignon, des Bourdaloue et en premier, de l'Aigle de Meaux qui, sous
Louis XIV, tentaient de christianiser les guerres du Roi Soleil.
3 - Les embarras théologiques de la Renaissance
Mais il y a plus : le débat sur la vocation
civilisatrice ou la vocation guerrière du monothéisme a été illustré par la
querelle sanglante qui a déchiré la théologie de la Renaissance entre les
protestants et les catholiques. Erasme a illustré ce conflit dans saDisputatiuncula de taedio et pavore
Christi de 1499 (Petite
dispute sur le dégoût et l'épouvante du Christ). A l'époque, une
foule de théologiens s'indignaient de la poltronnerie de Jésus-Christ, qui
avait, le malheureux, tremblé comme une femmelette, parce que son
"Père" revenait à la théologie anté-abrahamique de l'immolation
et demandait au "Fils" de valider à nouveau le sacrifice d'Isaac
qu'il s'était laissé ravir avec une bonne grâce apparente.
Mais que répondait Erasme à un John Colet
prédicateur à la cathédrale Saint Paul de Londres, qui s'indignait que le
Christ n'ait pas couru à son holocauste comme un saint André, alors qu'on
lui demandait seulement d'offrir réellement sa charpente à tuer en échange
du salut éternel de tout le genre humain?
Erasme n'ose soulever la question anthropologique
des fondements politiques et historiques d'un sacrifice aussi
disproportionné en apparence: l'auteur de la Ratio verae theologiae en
était réduit à tenter de laver la victime de l'accusation de lâcheté. En raison
de son omniscience divine, la victime chrétienne, écrit-il, connaissait sur
le bout des doigts et dans le détail, les tortures rédemptrices qu'elle
allait subir sur l'offertoire du Golgotha.
L'homme de L'Eloge de la folie avait puisé toute sa philosophie
du courage dans la lecture du Lachès de Platon. En ce temps-là, l'opinion publique
confondait largement le courage avec la violence physique. A ce compte, les
bêtes féroces étaient considérées comme les plus courageuses du monde. Tout
le texte de Platon oppose le courage aveugle du baroudeur Lachès au courage
réfléchi de Nicias, le tacticien et le savant dans l'art militaire. Il
s'agit de rattacher le courage à la lucidité, à la conscience de soi et
pour tout dire, à la personnalité.
4 - La raison éducatrice des dieux
Et si, vingt-huit siècles après le sacrifice
d'Iphigénie, le temps avait fait son œuvre et si la vocation éducatrice des
sociétés se trouvait désormais contrariée par l'horreur universelle
qu'inspirent les vengeurs d'Allah, qui se promènent, une tête coupée à la
main, ou qui exécutent leur propre mère accusée de tiédeur religieuse!
L'avenir de l'islam est-il anté-abrahamique ou bien s'inscrit-il dans la
postérité d'un Christ horrifié au spectacle de la régression religieuse de
son "Père", qui sanctifie une potence et qui place au cœur du
christianisme un instrument de torture à vénérer.
Mais alors, la querelle actuelle entre un Allah
vengeur et un Allah post abrahamique ne se place-t-elle pas au centre de la
politique mondiale et la remarque de Chateaubriand n'est-elle pas devenue
plus focale qu'en 1802? Ce poète du christianisme se révèle un
simianthropologue avant la lettre, lui qui portait sur la spécificité de
l'animalité humaine un regard que la postérité de Claudel ou de Heidegger
est loin d'avoir rejoint. Car Heidegger proclame que l'homme "habite"
le monde en poète. Mais il ne se demande pas encore, en quoi l'homme se
révèle le poète de la vie et de la mort de ses dieux.
L'islam d'aujourd'hui s'interroge en poète sur la
vie et la mort d'Allah, mais aussi en sorcier d'une idole qui dévore ses
enfants. L'islam d'aujourd'hui reproduit les querelles théologiques du
Concile de Trente. L'islam d'aujourd'hui ne sait pas encore de quel côté de
l'histoire et de la politique faire pencher Allah. Mais puisque l'islam du
sang et de la mort, puisque l'islam du meurtre sacrificiel, puisque l'Europe
du sacrifice qu'on appelle l'histoire divisent aujourd'hui le monde entier
sur le modèle des théologiens du Concile de Trente, soyons reconnaissant à
l'infini de tuer tous nos repères. Soyons reconnaissants au vide et au
silence de l'immensité de priver de timon et de guidage une humanité à
jamais livrée sans boussole à l'éternité. L'immolation de soi-même, puisque
le sacrifice au néant auquel la bête humaine se trouve appelée, rouvre les
trois religions du Livre à la question du vrai destin des fils de Chronos !
Le 22 décembre 2016
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