Nouveau sur le site de :
L'Europe du naufrage de sa mémoire politique
"Interroger les grands
philosophes, c'est transformer les questions qu'on leur pose en instruments
d'approfondissement de la connaissance du genre humain."
Jaspers
1
- Le décervellement des dirigeants européens
2 - Le retour des modernes au polythéisme
3 - Une Renaissance inachevée
4 - Qui suis-je ?
2 - Le retour des modernes au polythéisme
3 - Une Renaissance inachevée
4 - Qui suis-je ?
On sait que le mécanisme
qui assure la vassalisation inéluctable de l'Europe est rudimentaire: aucun
Etat ne peut présenter sa candidature à son entrée dans l'Union européenne s'il
ne s'est placé au préalable sous le sceptre militaire de Washington et s'il n'a
pris place parmi les vassaux de l'OTAN. Ce préalable est tellement obligatoire
qu'un Etat pourra demeurer indéfiniment hors de l'Union européenne, telle la
Turquie - l'essentiel aux yeux du vrai souverain est seulement de le priver du
commandement de ses propres forces armées.
Mais pour que la plus puissante économie du monde, pour qu'une
population d'un demi-milliard de citoyens, pour qu'une civilisation forgée par
des siècles d'histoire et d'expérience de la politique produise une classe
dirigeante d'une aussi titanesque ignorance de la nature des Etats et des
empires, il faut que la culture gréco-latine la plus élémentaire ait fait
naufrage. Au XIXe siècle encore, toute la classe instruite du Vieux Continent
avait lu Tacite et Tite-Live. Ce dernier enseignait que ce ne sont pas les rois
ou les empereurs qui fondent les puissances politiques les plus durables, mais
les Républiques. Tite-Live notamment, souvent le plus rationaliste des
historiens antiques, raconte comment les patriciens du Sénat ont assassiné le
roi Numa Pompilius et aboli à jamais la monarchie, comment ils l'ont fait
descendre du haut des nues aux yeux du peuple romain et comment ils ont mis
dans sa bouche d'éloquentes prophéties sur le glorieux avenir de Rome.
C'est à Tite-Live également que nous devons la ruine du mythe
selon lequel le génie républicain et démocratique auraient donné au Sénat
romain une fermeté héroïque et inébranlable qui allaient faire l'admiration des
historiens du monde entier pendant tant de siècles: en réalité, le Sénat
comptait une commission toute puissante qui épurait chaque année cette
institution de ses membres soupçonnés de faiblesse.
Si la classe dirigeante européenne avait lu Tacite, Tite-Live ou
Thucydide, jamais le Vieux Continent n'aurait donné tête baissée dans un piège
plus puéril encore que grossier.
Mais il y a pire. Avec Christophe Colomb, la Renaissance a
découvert que les divers peuples de la terre vénèrent des dieux différents.
Scandalisés de ce que les Indiens du Nouveau Monde ne connaissaient pas
Jésus-Christ et ne vénéraient pas le "vrai Dieu", les Espagnols ont
donc tenté, en toute logique de l'époque, de leur inculquer la "vraie
théologie" par le fer et par le feu. Car si le "vrai Dieu" n'est
pas capable de convaincre tout le monde et si tous les dieux sont donc tenus
pour légitimes sans qu'on prenne le risque d'y aller regarder de plus près, il
en résultera logiquement que tous les dieux siègent dans les imaginations. Du coup, on tombe nécessairement dans
une indifférence générale sur la question du vrai et du faux, ce qui a toujours
caractérisé les civilisations moribondes. Nous devons donc tenter d'apprendre à
regarder tous ces personnages du dehors, à commencer par le nôtre.
Cette conséquence anthropologique, donc cette entrée dans un
regard de l'extérieur sur l'espèce humaine en tant que telle, était liée aux
découvertes de Copernic, puis de Galilée. Mais une aussi prodigieuse mutation
du "connais-toi" ne pouvait être comprise tout de suite. Il fallait
commencer par apprendre le grec enterré sous les siècles de la scolastique chrétienne.
S'y ajoutait l'apprentissage de l'hébreu et celui du latin correct, abâtardi
dans la Sorbonne du Moyen-Age. Tel était le programme du Collège de France,
qu'on appelait également le Collège des trois langues.
C'est pourquoi la Renaissance a d'abord dévié vers un
apprentissage de philologues qui l'a laissée indifférente à la science
historique et à la politique. Il faudra attendre Machiavel en Italie
(1469-1527), Montaigne (1533-1592) en France et enfin le XVIIIe siècle, avec
les Lettres anglaises et le Dictionnaire philosophique de Voltaire pour courir
enfin à grands pas vers la conquête d'un regard de l'extérieur sur la bête
onirique dont l'espèce de raison enfante des personnages imaginaires et les
tient pour plus réels que les vivants en chair et en os.
Mais ces premiers regardants du dehors de la bête livrée à la
démence de ses contes n'étaient pas en mesure de se situer eux-mêmes hors de
l'enceinte de leur vie onirique. Machiavel se gardera bien de jamais douter de
l'existence d'un créateur mythique du cosmos, Montaigne ira en pèlerinage pour
se guérir de la goutte, Voltaire célèbrera à grand tapage ses dernières Pâques
à Ferney afin d'éviter que son corps ne fût jeté à la voierie. Près d'un siècle
après la parution du De Revolutionibus en 1546, Descartes renoncera à publier
son Système du monde, parce que l'Eglise menaçait de renvoyer tout
le monde à l'astronomie de Ptolémée
.
De plus, de nos jours encore, la civilisation européenne ne
dispose en rien des instruments de la méthode anthropologique qui armeraient
notre interprétation de la Renaissance d'une raison explicative à la hauteur de
la question posée. La Vie d'Alexandre de Quinte-Curce a paru dès 1470 et a
connu plusieurs éditions au cours du XVIIIe siècle. Mais le cadre de
l'interprétation censée rendre cette œuvre intelligible n'a jamais dépassé
celui proposé par l'ouvrage lui-même: tout le monde admettait, mais sans en
fournir aucune explication anthropologique, que des hommes célèbres fussent
élevés au rang des dieux, notamment les grands empereurs romains, à commencer par
Jules César dont l'apparition d'une nouvelle étoile au firmament signalait sa
promotion sur l'Olympe.
La seule question qui tourmentait les philosophes grecs engagés
dans l'armée du grand Macédonien, était les abus qui pouvaient résulter de la
divinisation d'un chef de guerre bien vivant. Mais Alexandre savait que s'il
passait pour un dieu, il exercerait sur les imaginations une fascination
prodigieuse - un ennemi s'était rendu, terrorisé d'avoir blessé un Céleste à la
cuisse.
Même de nos jours, notre science politique et notre science
historique ignorent que la divinisation des chefs de guerre heureux remonte à
l'Iliade et que Vladimir Poutine vient d'en bénéficier à 78% des sondés. Nous
n'avons pas encore appris à analyser et à comprendre la folie cérébrale propre
aux évadés partiels de la zoologie que nous sommes devenus.
Expliquer le sacré demeure un tabou mondial. On sait que l'Union
européenne a commencé par rayer le siècle des Lumières d'un trait de plume en
légitimant toutes les croyances religieuses sans qu'il fût permis de peser le
degré de sauvagerie des dieux les plus anciens et les quelques progrès que
l'humanité leur impose au cours des siècles.
Depuis Pétrarque au XIVe siècle, qui a donc précédé
l'héliocentrisme de Copernic de deux cents ans, toutes les découvertes de
l'humanisme moderne s'inscrivent dans la logique déclenchée par nos
retrouvailles avec la civilisation antique. Mais aucune n'a trouvé les
instruments d'analyse et de synthèse prospectifs qu'exigeait la mutation
fondamentale de la connaissance du genre humain qu'appelait une révolution
d'une telle envergure. Et pourtant, de Platon à Kant, toute la philosophie
occidentale est une tentative de l'humanité d'observer de l'extérieur le
fonctionnement déficient de sa propre cervelle.
Il en est de même de la découverte du transformisme, sans doute la
plus extraordinaire de tous les temps. Car si l'humanité appartient à une
espèce en évolution proprement cérébrale, elle se trouve nécessairement en
voyage, en transit ou en suspension entre deux stades de son animalité. Or, la
spécificité de l'animalité humaine n'est pas immédiatement visible: il faut la
chercher dans sa singularité, donc en détecter les signaux et apprendre à en
enregistrer les signes ou les traces.
Or, depuis 1859, date de la parution de L'Evolution des espèces de
Darwin, les anthropologues du monde entier mesurent en aveugle des cubages
cérébraux, des dimensions de tibias et des formes de fémurs sans jamais mettre
la main sur l'animalité sui generis d'une bête qui transforme des mots en
concepts et les hypertrophie, puis les colloque dans les nues, d'une bête qui
se forge des animaux imaginaires dont la sauvagerie de leur code pénal n'est
que le décalque de la sienne. Ce ne sont pas nos anthropologues bornés qui ont
observé la bestialité cérébralisée d'un animal scindé entre le réel et le rêve,
ce sont les Chamfort, les La Rochefoucauld, les Vauvenargues et d'abord, un
fabuliste, Jean de la Fontaine, qui ont observé l'animal sui generis dont
l'ambiguïté rend l'hommage du vice à la vertu et qui a permis à Molière de
faire à jamais de l'hypocrisie une clé de l'histoire du monde.
Si Montaigne considérait Socrate comme le plus grand homme de tous
les temps, c'est qu'il s'est demandé, vingt siècles avant les Essais: "Qui
suis-je?".
Le 15 janvier 2016
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire