Nouveau sur le site de Manuel de
Diéguez
31 octobre
2014
" On ne peut apprendre
la philosophie, on ne peut qu'apprendre à philosopher."
E Kant
Eclaircissements
Avec la mise en
scène politique d'un personnage imaginaire - un revenant qui aurait changé de
tête ( Discours de campagne d'un revenant qui aurait changé de
tête , 4 octobre 2014) - je n'ai pas troqué un acteur en chair et en os de
l'histoire contre un fantôme, mais j'ai tenté, bien au contraire, de faire
débarquer dans l'arène les protagonistes réels d'une espèce onirique par nature
et par définition. Comment les évadés partiels de la zoologie qui, depuis le
paléolithique supérieur se déplacent à mi-hauteur entre la terre et leurs
soleils intérieurs se rendent-ils observables tantôt dans les airs, tantôt à
ras du sol?
Les protagonistes
en chair et en os de l'histoire des peuples et des nations se répartissent
entre les rêveurs ascensionnels et les voletants dans leur poussière. Ce
phénomène introduit une hiérarchie des âmes et des cervelles dans le récit de
tous les évènements. On l'a bien vu avec une Académie des sciences morales et
politiques qui, depuis 1832, s'est révélée une invention de la Monarchie de
Juillet et qui, à ce titre, se réclame d'une objectivation illusoire du monde
dont l'anthropologie critique radiographie les instruments pseudo explicatifs.
Dès 1802,
Chateaubriand proclame - quelle audace - qu'il ne s'occupe que de "théologie
poétique". C'était dire, avec plus de deux siècles d'avance, que
l'homme est à lui-même une poétique ambulante et que toute théologie n'est
qu'un art poétique déguisé en cosmologie fantastique. L'ascensionnel humain se
manifeste dans les religions, la littérature, la peinture, la musique,
l'architecture, la science. Les sentiers descendants sont ceux de
l'auto-rabougrissement académique ou sacerdotal. Dans les deux textes qui
suivent, je ferai se parler à lui-même un acteur central de l'ascensionnel
humain, le pape François.
Car le
débarquement effectif de ce poète de l'histoire dans l'arène de la géopolitique
contemporaine se poursuit à la faveur même de l'échec de façade d'un Synode
chargé, en principe, de réformer le statut des divorcés et de soumettre la morale
de l'Eglise non plus aux décrets d'une dogmatique inébranlable, mais aux
observations de l'évolution mondiale des mœurs, dont la vocation scientifique
s'inscrit dans la postérité sociologique de la Renaissance. Du reste, ce
tournant doctrinal semble avoir été expressément programmé par le Saint Siège
lui-même: il lui fallait accéder à la communication de masse. Sinon, comment
expliquer non seulement que la Curie ignorerait l'état d'esprit de la majorité
des deux tiers du clergé, mais que personne n'aurait informé le pape que son
Eglise n'est pas près de légitimer l'homosexualité et de relativiser une morale
inscrite dans les chromosomes de la bisexualité de notre espèce?
Raison de plus,
pour une anthropologie de l'histoire branchée sur une interprétation
métazoologique de la géopolitique, de proposer au lecteur une réflexion de fond
sur l'encéphale des chefs d'Etat élus au suffrage universel. Car ceux-ci se
révèlent tragiquement sous-informés de l'état des sciences humaines
d'aujourd'hui: ils ont pris un retard non moindre que celui de l'Académie des
sciences morales et politiques dans la connaissance nouvelle que notre espèce a
acquise d'elle-même au début de ce troisième millénaire. Observons donc les
embarras d'un Saint Siège d'avant-garde. Comment s'adapter au monde sans renier
le vide de la pensée théologique, qui ne pense jamais par elle-même, mais qui
charge un tiers mythique de penser à sa place afin de donner à sa réflexion une
caution censée irréfutable et de rendre son autorité publique inébranlable.
L'année
où j'ai publié - c'était en 1965 - mon Essai sur l'avenir poétique de
Dieu, j'étais loin de me douter que, quarante huit ans seulement plus
tard, un acteur de la spiritualité chrétienne tenterait de débarquer subitement
sur une scène politique rendue muette à l'école de la médiocrité de ses élites
: le pape François. A l'époque, le débat philosophique concernant le statut des
religions faisait encore écho aux fracas du siècle des Lumières en ce qu'il
portait, d'un côté, sur le rang intellectuel et psychique du sacré, de l'autre,
sur la nature et le statut des sciences du calculable.
Constatant,
il y a un demi-siècle, que le Dieu polymorphe des chrétiens de mon temps
n'était plus celui de Voltaire, et encore moins celui du siècle
ecclésiocratique précédent, je me demandais seulement pourquoi Bossuet, Pascal,
Chateaubriand et Claudel s'étaient obstinés à feindre de mettre en scène une
divinité artificiellement centralisée alors qu'en fait, ils évoquaient déjà
quatre géniteurs défocalisés du monde, lesquels n'accordaient ni la même voix
au mythe, ni ne le laissaient afficher la même démarche, ni ne pratiquaient la
même politique, ni n'usaient d'un art unanime d'orchestrer le cosmos.
L'humanisme occidental avait-il donc si peu progressé depuis le Moyen-Age que
tout le monde brandissait maintenant une effigie diversifiée, mais sur laquelle
personne ne s'accordait plus? Que faire d'un scénario flottant et d'une
divinité irréfléchie, mais encore artificiellement centralisée à Rome?
Certes,
me disais-je il y a cinq décennies, le Saint Siège n'est ni un apprenti de
l'histoire et de la politique, ni un néophyte du pilotage concerté de notre
encéphale parmi les récifs du temporel. Longtemps, le destin bruyant ou
tranquille de la cervelle du monde d'ici bas et de là-haut était passé par le
creuset de la schizoïdie catholique. Les croisades, la querelle des
investitures, les guerres de religion du XVIe siècle, l'anti cléricalisme de la
Révolution française, la séparation progressive de l'Eglise et de l'Etat à la
suite de la loi de 1905 sur le statut d'une République laicisée, tout cela avait
forgé le destin dichotomisé d'une espèce scindée de naissance entre le surréel
et le terrestre, donc d'un animal bifide et rendu d'avance aussi impuissant à
confondre qu'à séparer clairement ces deux coulées du temps tumultueux ou
sommeilleux - mais toujours biphasé - des peuples et des nations.
Mais,
depuis longtemps, les guerres bipolaires de la théologie ne se lovaient plus au
cœur de l'aventure cérébrale et politique des fuyards de leurs ancêtres
toisonnés: le quadrumane à fourrure que vous savez semblait avoir achevé la
course aventureuse de ses schizoïdies cérébrales. Du coup, le Zeus d'hier
s'était endormi dans les ultimes marmonnements de sa créature ; mais celle-ci
est néanmoins demeurée plus bicéphale que jamais, puisque le sceptre du prix
Nobel de la foi est tombé des mains du Créateur dédoublé de la bible dans
celles du grand Pontife américain qui, depuis 1945, officie à la tête d'une
Eglise plus impériale que la précédente , celle des Saintes Ecritures
apocryphesde la Liberté démocratique mondiale.
Nous
n'avons rien gagné à ce basculement du goupillon du ciel des modernes dans les
caisses d'un suffrage universel plus scindé que jamais. Le pape François a pesé
les poids respectifs de la tiare du Dieu romain et de celle de son rival
triomphant, le Jupiter de la Justice et du Droit auquel les rois de la finance
internationale présentent désormais leurs offrandes.
Le
Saint Siège a donc observé avec attention les erreurs de parcours et de
jugement de l'une et de l'autre de ces divinités administratives; et il a
remarqué que la balance de la première s'est rouillée entre les mains d'un
sacerdoce de célibataires et celle de la seconde dans les ateliers de la
bureaucratie de la Liberté. Et il s'est dit qu'il était temps de changer le
fléau, les plateaux, les poids et les mesures des deux Curies. Si la boîte
osseuse de la bête se trouve encore encombrée de la ferraille d'une cosmologie
mythique, comment y rallumer les flambeaux de la vie ascensionnelle de
l'humanité? Mais si cet animal trébuche maintenant parmi les auréoles de la
sainteté des démocraties verbifiques, à quoi bon troquer l'Olympe ancien pour
les lampadaires de la sainteté des droits de l'homme?
Dès
le séminaire, le pape François s'est fait remarquer parmi ses condisciples par
la propension naturelle de son esprit à observer les taupinières de l'endroit
réfléchies dans un ciel local et un ciel local dans les coutumes et les mœurs
des populations. En 2014, la paléo-anthropologie des hérésies en dit aussi long
qu'autrefois sur la diversité des aventures à la fois cérébrales et
géographiques des premiers évadés de la zoologie. Et pourtant, depuis les
origines du christianisme, les scissions doctrinales et neuronales confondues
du simianthrope se laissent toutes recueillir dans un seul filet des songes
sacrés, celui de l'arianisme: à toutes les époques et en tous lieux, il s'agit
toujours et principalement de savoir si le Dieu incarné braillait dans son
berceau ou s'il lui avait fallu attendre patiemment l'âge adulte pour égaler en
esprit son Père domicilié dans le ciel.
Afin
de ne pas dichotomiser trop brutalement la personnalité d'un Dieu encore
vagissant dans les langes, la question avait été tranchée avec simplesse dans
le sens de l'unité évidente et censée facile à comprendre de la personnalité
dédoublée du Sauveur. Mais à cette résolution décidément trop rudimentaire du
Concile de Nicée en 325; avait succédé celle, plus affinée, du Concile d'Ephèse
de 431 et celle, embarrassée, du Concile de Chalcédoine de 451: le pape Léon
1er avait décidé que Jésus n'était Dieu qu'à l'heure où il marchait sur les
eaux, changeait Lazare en sursitaire de sa mort, guérissait un aveugle ou un
paralytique, mais nullement quand il se mettait en colère, maniait le fouet
parmi les changeurs du temple ou tombait de fatigue.
Mais,
puisque l'Eglise ne pouvait s'offrir le luxe de renoncer d'un seul coup à l'ambiguïté
politique de substantifier les métaphores de la vie spirituelle de l'humanité -
elle y aurait perdu le contact pastoral indispensable avec les masses
illettrées de l'époque - où fallait-il faire passer la clôture intérieure entre
l'homme ascensionnel et le Dieu extériorisé et banalisé de tout le monde?
Impossible d'en décider au gré des circonstances et des vœux changeants de
l'auditoire. Aussi, la doctrine autorisée en est-elle venue à théoriser une
psychophysiologie de l'abaissement du mythe de l'incarnation du ciel: le
prophète s'est vu doté de "deux natures" aussi artificielles l'une
que l'autre. De nos jours encore, le catéchisme officiel de la religion
romaine enseigne que Jésus aurait retrouvé la rate, le foie et les organes de
Zeus ou d'Athéna (Voir Catéchisme romain, 1992, p.104, n°468).
Aussi
le pape François ne peut-il faire un pas dans l'ambiguïté de la politique et
dans la géhenne de l'histoire sauvage du monde sans se demander comment
l'Eglise et lui-même marchent dans une mixture et une décoction du ciel et de
la terre. Le Vatican va-t-il se dépêtrer d'une métaphore entêtée à se colloquer
des deux côtés de l'humain? S'il s'avisait d'envoyer à la casse le vieux
Lucifer et l'armée entière des exorcistes assermentés que Rome a placés bien en
vue ou seulement en images auprès de tous les évêques de la chrétienté, s'il
livrait au feu des tonnes de cierges et d'encensoirs patentés, s'il disait sans
attendre, avec le Bérenger du XIe siècle, que les chrétiens sont devenus une "troupe
de sots" de s'imaginer que le vin de leurs messes se changerait
subitement en sang humain et métaphorique confondus et le pain de leur
sacrifice en chair de composition cellulaire et figurée bien emmêlées, s'il
livrait aux flammes d'un incendie planétaire les cargaisons d'ex-votos,
de prie-Dieu et de statuettes de bois, de pierre ou de plâtre façonnées par des
magiciens de leur foi, il dresserait contre lui des régiments de sorciers, de
devins et de scribes - et ses jours seraient comptés à la tête de l'Eglise;
mais s'il laissait le genre humain à ses prosternations en chaîne et sous la
grêle de ses sortilèges , comment construirait-il la balance de Dieu que le
siècle attend? Car, pour fabriquer la balance à peser les têtes et les cœurs,
c'était le roi des âmes en personne qu'il fallait livrer là-haut aux fondeurs
et aux forgerons du Dieu de demain. Or, les Eglises sont des musées du rêve
d'éternité qui taraude le genre humain. On y expose des lanternes immortelles
et des flambeaux éteints. Comment empêcher l'Eglise des torches vives de
s'éteindre dans l'Eglise des âmes mortes?
Et
puis, François est un mystique attisé, d'un côté, par l'ordre des Jésuites, qui
le compte dans ses rangs et, de l'autre, par le Poverello, fondateur de l'ordre
des Franciscains. Or, les divers ordres religieux se réclament en tout premier
lieu des témoins du ciel qui répondent à leur vocation spirituelle spécifique.
Parmi les saints, les uns se veulent des protagonistes de l'histoire en sang,
les autres, des méditants. Ceux-là tournent le dos aux acteurs tombant dru du
ciel de la politique.
Ignace
de Loyola était un guerrier-né. Il avait été rendu infirme des deux jambes au
siège de Pampelune. Du coup, le rescapé boiteux avait fondé un ordre para
militaire et avait pris la tête des héros d'un ciel marchant au pas sur la
terre. La Compagnie de Jésus est rangée en ordre de bataille sous les ordres de
son général. La théologie du chef des paradis de la foi porte les galons du
code qui font la force des armées. La discipline militaire endosse la casaque
d'un catéchisme. Les cohortes de la piété défilent au pas de charge - les
pécheurs descendent à l'abîme en rangées bien ordonnées. Toute sa vie, Ignace a
jugé que le centre de commandement de la Trinité manquait d'un képi. Peu de
temps avant sa mort, il avait assisté en rêve à une délibération de
l'état-major, composé du Père, du Fils et du Saint Esprit, qui avait décidé
d'adjoindre à son quartier général un expert de la guerre, ce qui élevait le
triumvirat théologique officiel à une quaternité aguerrie.
Le
Poverello, lui, était un convertisseur enflammé - mais on ne sanctifie pas la
pauvreté sans obéir à une vocation érémitique. Comment François accorde-t-il le
génie politique de l'homme d'épée avec l'appel de la Thébaïde? Un pape attiré à
la fois par le désert et par les arènes du monde voit notre temps prendre
rendez-vous avec Israël à Gaza. Bien plus, le christianisme est condamné, deux
mille ans après l'épreuve à la fois réelle et métaphorique que le chrétien
appelle le Golgotha, à en découdre à nouveaux frais avec Israël et, cette
fois-ci, à l'échelle de l'histoire et de la politique de la planète tout
entière, parce que le peuple de Jahvé tente, depuis soixante-dix ans et les
armes à la main, de retrouver la Jérusalem terrestre et toute la Judée des
géographes.
Comment,
dans ces conditions, le monde moderne ne poserait-il pas à la fois au peuple de
la Bible et au peuple chrétien la question: "Qui es-tu? Qu'appelles-tu
l'esprit?"
Dès
lors que le pape est redevenu un acteur de poids de la géopolitique, mais sans
que la science historique ait comblé son retard épistémologique et conquis les
méthodes d'interprétation rationnelles des mythes religieux qu'attend notre
siècle - depuis plus d'une génération, les philosophes reprochent à Clio de se
montrer petitement "événementielle" - le retour spectaculaire de la
diplomatie vaticane sur la scène internationale contraindra inévitablement la
narration chronologique, donc irrémédiablement superficielle, de mettre un
canon sur la tempe du héros qu'on appelait l'objectivité. Cet oracle
est-il un muet de naissance? Son verbe conquerra-t-il un recul révolutionnaire
à l'égard du sens caché des mythes de type théologique? Il y faudra rien moins
que le déchiffrage du cerveau onirique de l'humanité, donc un décodage
anthropologique des orthodoxies et des hérésies.
Du
coup, le territoire de la métazoologie s'étendra à l'analyse du dialogue secret
entre les bouches à feu d'Ignace de Loyola et le feu intérieur de François
d'Assise - ce qui enrichira la science du passé sur plusieurs points décisifs,
tellement la science historique devra s'armer d'une connaissance
simiantropologique de la vie rêveuse d'un animal demi-cérébralisé. Car la
notion même d'objectivité est tombée en quenouille au sein de la politologie
mondiale.
Pour
tenter de comprendre le sens de cette aporie, commençons par constater que le
pape François n'entretient nullement des relations catéchétiques banales et
ridiculement scolaires avec Ignace de Loyola. Un demi-millénaire après la
fondation de l'ordre des Jésuites, il n'est pas homme à contempler les rangs
serrés des malheureux censés marcher en ordre de bataille vers l'Hadès. En
revanche, les mythes vivants sont des fenêtres grandes ouvertes sur les secrets
les mieux cachés du genre humain. On y contemple une espèce encore enveloppée
dans les langes d'une théologie puérile. A ce titre, un pape humaniste sait que
les cosmologies fabuleuses et ensanglantées présentent aux hommes d'Etat et aux
historiens pensants le spectacle d'un monde de blessés à mort et que les
affabulations sacrées sont à la fois les creusets et les décalques de la
politique mondiale.
Alors
que la Compagnie de Jésus connaît de l'intérieur les fauves qu'on appelle des
Etats et des empires, le saint d'Assise illustre l'autre face de la religion du
Golgotha. Et puisque le christianisme du XXIe siècle s'accommodera mal d'une
divinité aux yeux fermés et aux oreilles bouchées, le rendez-vous spirituel de
l'Eglise romaine avec le sens caché de son propre récitatif apostrophera en
retour le Vatican de la tradition sacerdotale. La Curie reniera-t-elle le vrai
message de la Croix? Ponce Pilate, le Sanhédrin, Judas et la sueur de sang du
prophète au jardin d'agonie de Gethsémani, tous les protagonistes semi
mythologiques que la narration fondatrice du christianisme a portés à une
cosmologie symbolique et réaliste confondues trouveront-ils place dans une
orthodoxie plus houspillée que jamais entre ses deux figures emblématiques,
Ignace de Loyola et François d'Assise?
Mais
il y a plus : il existe un lien profond entre les croyances religieuses et les
"exercices" du soldat bien entraîné. Même aux yeux d' Erasme, qui a
publié en 1503 un Poignard du soldat chrétien (Enchiridion
militis christiani), c'est le poignard de Dieu à la main et sur les
champs de bataille du ciel que le royaume de Dieu se conquiert. Les célèbres Exercices
spirituels de saint Ignace renvoient aux exercices guerriers du
seul fait que le verbe exercere renvoie à l'exercitus, l'armée -
donc à l'entraînement continu, à la souffrance physique et à l'exténuation du
fantassin dans la quotidienneté de la vie militaire dont Alfred de Vigny
évoquait la grandeur et la servitude confondues. Mais, en grec, exercice
se dit askèsis , qui a donné ascèse en français. L'ascèse
monastique est copiée sur la vie réglée et épuisante des camps, parce que
l'empire des cieux se travaille comme une terre à féconder. Le moine qui se
lève à deux heures du matin pour prier sait que seul un travail acharné et
aride fait exister Dieu.
Si
la citadelle entourée de la muraille de ses métaphores - on l'appelle le Saint
Siège - tentait de passer au large de ses retrouvailles avec son labourage
bi-millénaire de l'histoire universelle, la science historique y perdrait son
champ de manœuvre et le christianisme doctrinal ferait naufrage dans l'oubli de
son rêve de justice. Ignace rappelle à ce pape que la politique est la sueur de
l'histoire en marche et que l'homme d'Etat ignorant des rouages et des ressorts
langagiers du sacré est un idiot qui se raconte une histoire de fou, comme dit
l'anthropologue William Shakespeare , tandis que François d'Assise raconte aux
serviteurs ritualisés d'un culte vieilli que l'homme est un animal
désespérément ascensionnel et assermenté à titre seulement subalterne en ce bas
monde.
Mais
comment se colleter avec le temps de l'histoire en ce début du IIIe millénaire,
comment conduire à bon port la barque de saint Pierre si le rêve d'une alliance
de la foi avec la justice gît dans les décombres de Gaza où, une fois de plus,
Israël donne rendez-vous à la guerre multimillénaire de l'humanité entre la
Lettre et l'Esprit?
Le
pape François est descendu résolument et sans attendre dans l'arène instable de
la politique mondiale, mais nullement aux côtés d'un Dieu des chrétiens
redevenu explosif et dont la dynamite reste entièrement à faire débarquer sur
la terre. Ce pape s'est présenté aux côtés des légions traditionnelles de ses
Jésuites au garde-à-vous et de quatre-vingts de ses ambassadeurs de choc; et il
s'est bien gardé d'invoquer la voix irénique de la religion du Golgotha, mais
exclusivement celle de la raison politique en armes et de la sagesse
diplomatique la plus aguerrie.
Pourquoi
a-t-il néanmoins appelé les nations civilisées à demeurer dans leurs casernes
au lieu de se ruer l'arme au poing sur la Syrie? Pourquoi les revues bien
affûtées de la Compagnie de Jésus ont-elles diffusé sur les cinq continents un
message exclusivement ancré dans la logique de la civilisation du droit
international? Certes, le pape François a rudement admonesté la France des
Lettres, des arts et de la pensée rationnelle, donc de la santé mentale
d'ici-bas. Mais où avait-il caché le Dieu en gésine qui alimentera la planète
du feu et de la fournaise de la vie spirituelle de demain?
Décidément,
se disait le Saint Père, notre pauvre espèce ne saurait demeurer plus longtemps
l'otage de son double orphelinat, celui de ses sciences exactes, d'un côté,
dont les fiers travaux ne l'ont conduite à aucun éclat des âmes et à aucun
resplendissement des intelligences contemplatives et, de l'autre, au veuvage
des Eglises, dont le dessèchement dans les routines du culte et dans
l'exténuation des catéchèses étalent la ruine spirituelle de tous les
sacerdoces.
Et
puis, le rendez-vous du siècle avec les lois sauvages du temporel se révèlent
plus universelles et plus féroces que jamais: il a fallu réhabiliter en toute
hâte une théologie squelettique de la sauvagerie de la "guerre
juste", mais au détriment des oriflammes des "guerres justes"
d'autrefois, qui se trouvaient si effrontément qualifiées de
"saintes", parce que le ciel du bon sens rendrait burlesque, hélas,
une religion dont le pacifisme oratoire proclamerait hérétique d'arrêter la
marche des coupeurs de têtes en Irak. Mais si, quelques siècles auparavant, les
Vandales, les Burgondes, les Wisigoths, avaient envahi l'Europe, c'était, selon
saint Augustin, parce que le Zeus de Job et celui des chrétiens voulaient démontrer
d'un commun accord à leurs frêles créatures qu'ils n'avaient en rien à se
préoccuper des sanglantes broutilles du temporel. Mais alors, comment garder
intacte parmi les barbares la barque de la théologie biphasée des chrétiens?
Décidément,
si saint Ignace et saint François d'Assise se révèlent les génies tutélaires de
l'Eglise romaine, leurs théologies respectives donnent bien du fil à retordre
au Saint Père. Et pourtant, il y avait urgence à brandir le glaive de la foi
parmi les infidèles, les ignorants et les sots, parce que la vie théologique
d'une humanité titubante avait été confiée à un président des croyants
d'outre-Atlantique tellement ignorant des affaires de là-haut - donc également
de celles d'ici-bas - qu'il s'était exclamé: "Aucun Dieu ne demande
l'assassinat des femmes et des enfants, aucun Dieu ne demande la décapitation
publique des hérétiques", alors que, dans le même temps, il appelait
le monde entier à suivre le panache blanc de sa propre sainteté contre la
Russie de Dostoïevski et de Tolstoï et que son ministre de la guerre, M. Hagel,
proclamait que les légions en armes de la patrie des Tsars étaient "aux
portes de l'OTAN"! Washington se rappelait peut-être que, depuis
le Déluge, les trois Dieux uniques actuellement en exercice pratiquent jour et
nuit l'assassinat de masse et torturent sans relâche leurs offenseurs aux
enfers. Mais qu'allait faire la Russie avec ce Dieu-là sur les bras?
Et
puis, le guide de la démocratie réputée la plus sainte du monde pouvait-il
confesser que les théologies monothéistes sont à la fois génocidaires, et
fondées sur la sainteté d'une seule et même justice? L'incohérence théologique,
donc cérébrale, de la Maison Blanche posait aux disciples des trois
monothéismes des questions anthropologiques aussi insolubles que celle-ci:
quelle est l'identité mentale des démiurges bibliques les plus unifiés et de
leurs créatures les plus pieuses, quelle est la cohérence cérébrale de
l'arianisme de type démocratique, puisque ce manichéisme se veut aussi
dogmatique et séraphique que les précédents? Seul l'absurde serait-il vrai,
comme le soutiennent tant de mystiques et depuis tant de siècles?
Dans
ce cas, comment s'y retrouver dans le chaos des démiurgies? Un pape ne peut ni
s'en tenir au credo quia absurdum, (Je crois, parce que c'est
absurde) ni refuser l'absurde sans rejeter le mystère et réhabiliter le
Démon censé se cacher dans les recoins de la pensée logique. Mais alors, Ignace
ne cesse de rappeler au Saint Siège les droits imprescriptibles qu'exerce un
réalisme politique indispensable, hélas, à la conduite d'une Eglise installée
sur la terre - et l'absurde devient la godille des dérobades intellectuelles
multiséculaires de la foi.
*
Le souverain Pontife reprendra le cours de sa réflexion
la semaine prochaine. Il se demandera notamment si le Dieu du simianthrope
actuel se trouve placé à la hauteur des questions métazoologiques que la
démocratie mondiale pose à la théologie chrétienne. Faut-il changer de divinité
ou retrouver le vrai Dieu sous les loques du Dieu de Washington?
"A partir de cette date, et compte-tenu qu'on ne luttera efficacement contre le naufrage de la langue française que si le Président de la République et le Premier Ministre se voient nommément mis en cause, je relèverai quelques-unes de leurs fautes."
-
1 - M. Valls dit: La France a procédé à des économies conséquentes. On
dit: La France a procédé à des économies importantes.
-
2 - M. Hollande confond cesser et arrêter: on arrête une force
matérielle, on cesse de se livrer à telle ou telle activité.
Le
31 octobre 2014
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