1 - A la recherche d'un regard de l'extérieur sur les dieux
En 1981, M.
Jean d'Ormesson a publié un ouvrage dont le titre, Dieu, sa vie,
son œuvre s'est révélé un thermomètre de la raison de
l'époque. Car, d'un côté, le niveau cérébral de l'Eglise catholique à la
française n'était déjà plus suffisant pour susciter des réactions
indignées, qu'on puisse comparer Dieu à un écrivain talentueux. Mais de
l'autre, la cervelle de l'humanité de ce temps-là n'était encore ni
suffisamment prospective pour s'interroger sur le statut de l'intelligence
humaine, ni suffisamment armée pour observer de l'extérieur le
fonctionnement du cerveau simiohumain au stade actuel de son évolution, car
la notion même d'extériorité de l'observateur était encore
titubante et pour ainsi dire dans les limbes.
Aussi
personne n'était-il en mesure de se demander à partir de quelle extériorité
Jean d'Ormesson s'était donné un observatoire qui lui permettait de
capturer dans le champ de son télescope l'extériorité de type chrétien. Et
pourtant, il s'agissait d'une étape cruciale dans l'histoire de la
postérité du XVIIIe siècle, puisqu'on se trouvait déjà loin de Voltaire:
jamais l'auteur de Candide, au reste déiste, n'aurait songé à regarder de
l'extérieur son célèbre "horloger" de l'univers.
Mais, en
1981, la question commençait de se poser de savoir pourquoi, avant le
siècle de Platon, aucun philosophe, aucun apprenti anthropologue, aucun
théologien, aucun mystique n'avait songé à conquérir un observatoire des
géniteurs assyro-mésopotamiens du cosmos. Le monde gréco-latin se racontait
les exploits et les frasques de Zeus. On savait par cœur ce que ce Céleste
avait accompli sur la terre, mais ni Platon, ni Aristote, ni aucun
historien de l'époque n'était capable de décrire Zeus, Athéna, Poséidon en
tant que représentants masqués du genre humain, tandis qu'avec le
christianisme, il était devenu évident que le Dieu nouveau se trouvait
condamné à tracer sur la terre le même sillon que sa créature et à
s'embourber dans le lacis inextricable des contingences. Que fait d'autre le
chrétien, sinon de se diluer dans une transcendance détachée de tout lien -
c'est ce que signifie le mot absolutus - puis de se
colleter avec les heures et les labours.
2 - Dieu, ce miroir de l'homme
Il devenait
évident que l'homme ne pouvait apprendre à se connaître sans se regarder
dans les miroirs respectifs de Jahvé, d'Allah et du Dieu des chrétiens. Il
n'était plus possible de douter que si un Dieu unique avait pu rassembler
ses trois prototypes, leurs théologies respectives demeuraient radicalement
incompatibles entre elles.
Il fallait
donc se demander pourquoi il existe pour le moins trois dieux ambitieux,
chacun pour leur part, de rafler la mise; il fallait donc, dis-je, se demander
pourquoi l'humanité se place sous la protection, le joug et le sceptre de
trois dieux différents. Il fallait, enfin, forger une anthropologie capable
d'expliquer pourquoi telle portion du genre humain a besoin de tel Zeus et
telle autre portion de telle autre réplique de Jupiter.
En vérité,
Jean d'Ormesson ne savait pas que son ouvrage de 1981 conduisait une
anthropologie politique en marche à observer le mythe de la Trinité du
dehors. Car l'homme latin a besoin de placer les affaires du monde sous le
commandement de deux timoniers responsables de tout le temporel - un Père
et un Fils assis à l'établi de la politique - tandis que l'Orient orthodoxe
se fonde sur une théologie du Saint Esprit en mesure de placer les
gestionnaires susdits sous son contrôle souverain.
Mais voici
que l'anthropologie critique rejoint toute l'anthropologie contemporaine,
car le Dieu protestant répond aux besoins d'une humanité désireuse de se
placer sous le commandement d'une divinité désormais attachée à élire ses
serviteurs et à leur accorder le privilège d'une grâce exclusive et
suréminente, celle des annonciateurs du règne de sa vérité et de sa
justice. C'est ce type d'élite politique de pasteurs des peuples et des
nations qui arme aujourd'hui l'empire américain et ce sont ses
ramifications fondatrices et pourtant collatérales qu'incarnent le
Pentagone et l'OTAN. C'est dans cet esprit qu'un type nouveau d'empereur du
monde a débarqué sur la scène, un empereur propriétaire de l'esprit divin,
un empereur dont le sacerdoce se confond avec sa politique de conquête.
Mais il y a
plus: un dieu hollywoodien est appelé à faire descendre la bande dessinée
dans la géopolitique. Le héros hollywoodien est un personnage dont la
légende se nourrit d'exploits surhumains, mais s'il est capable d'arrêter
un train d'une seule main, il ne faut pas s'y tromper - cet exploit se
répercute sur le mythe de la toute-puissance de l'empire américain et il en
est une représentation saisissante, fascinatoire et qui se veut invincible.
Certes,
l'histoire de la création du monde en sept jours est la première bande
dessinée de l'humanité moderne. Mais le mythe hollywoodien en figure
l'achèvement, puisque Mme Hillary Clinton et M. Obama se proclament l'un et
l'autre les chefs de la seule nation salvatrice, celle dont les apanages
proclament ouvertement qu'il appartient aux autres nations de se soumettre
à leurs prérogatives, puisque la nouvelle Providence, donc la nouvelle
prévoyance, appartient à la forme suprême de la divinité et au peuple des
élus de naissance.
4 - Trois dieux en apprentissage
On voit que
le titre de Jean d'Ormesson attend des décrypteurs d'un type nouveau. Peu
importe que Cervantès n'ait pas compris quelle serait la postérité de Don
Quichotte, peu importe que Shakespeare n'ait pas compris la postérité
d'Hamlet, du roi Lear ou de Macbeth, car l'anthropologie critique regarde
de l'extérieur une espèce qui se place sous le type d'autorité qui répond à
ses besoins. Pour comprendre la construction dans l'imaginaire à laquelle
se livre une espèce onirique par définition, il faut observer comment les
dieux font parler leurs créatures et leur mettent entre les mains le joug
et le sceptre qui répondront à leurs besoins.
Il manquait
à la panoplie des Célestes du monde moderne une divinité dont le flambeau
suprême serait la soumission inconditionnelle de ses fidèles à son
omnipotence et à sa miséricorde, il fallait le Dieu que Muhammad a mis dans
la bouche de l'ange Gabriel. Entre le Dieu du Coran et
le Dieu des élus souverains, le monde moderne est appelé à un nouvel
apprentissage, celui d'un regard rationnel de l'humanité sur elle-même et
sur ses dieux.
Du coup, la
conquête d'un regard sur le Dieu unique des juifs, des chrétiens et des
musulmans passe par l'examen des maladresses et des naïvetés de leur
apprentissage de l'histoire et de la politique. On n'imagine rien de plus
obtus et de plus stupide que le Déluge. Du reste, son inventeur s'en est
repenti - c'était la méthode punitive la plus myope et la plus inefficace
qu'on pût imaginer. Car le mythe de Noé et la pléthore de ses descendants
allaient démontrer que les humains retomberaient dans les vices congénitaux
censés détectés tout subitement et avec un grand retard par une prétendue
sagesse divine désespérément en quête de ses repères. Puis, quoi de plus
sot que de faire rôtir éternellement sous la terre des créatures mal
construites dès le départ et dont les rôtissoires posthumes reconnaîtraient
l'impossibilité d'en jamais changer la nature.
5 - L'éducation des dieux
L'apprentissage
du métier de divinité unique raconte l'histoire des tâtonnements de la
justice humaine des origines à nos jours. Mais les trois dieux uniques ont
vieilli sous le harnais. L'homme s'est révélé de plus en plus l'éducateur
de ses géniteurs. Du coup, les vieillards du cosmos sont devenus tellement
aveugles et durs d'oreille qu'ils ont pris des siècles de retard sur
l'humanité pensante. Voyez la longue résistance que le Mathusalem chrétien
du cosmos a opposée aux audacieux qui prétendaient abolir la peine de mort,
tellement il est contradictoire de se donner un dieu des tueurs et, dans le
même temps, de condamner Caïn tueur de son frère.
Car un
Sarkozy reconnaît que le modèle d'intégration républicain a échoué et qu'il
faut tenter d'assimiler les adeptes du Coran. Mais quel
sera le degré de réflexion qu'il faudra acquérir pour mériter
"l'assimilation" ? Faudra-t-il placer la barre tellement haut
que le concept "d'assimilation" aurait un contenu digne des
progrès de la connaissance actuelle d'une espèce viscéralement onirique,
digne d'une connaissance de l'anthropomorphisme sacré, digne d'une
connaissance anthropologique des cosmologies mythiques?
Car les
dieux du polythéisme se soustrayaient déjà à leurs représentations
corporelles. On pouvait dresser des statues d'Auguste, de Jules César ou de
la Louve romaine nourricière de Remus et de Romulus. Mais les dieux
échappaient à leurs représentations physiques: les sculpteurs des immortels
produisaient des "signa", c'est-à-dire des signes de leur
transcendance et ces signes renvoyaient à des symboles qu'on appelait
également des "simulacres". Le verbe exister appliqué
à une divinité renvoyait à des personnages dotés d'un corps impérissable et
censé rendre resplendissante une chair immortelle. Le monde païen
nourrissait déjà le rêve animal de l'immortalité des corps triomphants dans
l'éternité de leurs organes.
C'est
désormais la France qu'il faut accuser d'irrationalisme. D'un côté, la loi
de 1905 déclare que la laïcité ne reconnaît, donc ne légitime, aucune
religion et que leur absurdité interdit aux descendants du XVIIIe siècle
d'en valider les dogmes et la doctrine. De l'autre, on entend le Président
de la République manquer de courage intellectuel au point de déclarer que
la laïcité n'est pas opposée aux religions. On peut dire ce que l'on veut,
mais on ne saurait ignorer la signification de ce que l'on dit. Depuis
1905, la France laïque n'a progressé en rien dans la connaissance
anthropologique de l'onirisme humain et dans la connaissance de l'anthropomorphisme
des mythes sacrés. Elle paie sa paresse intellectuelle, philosophique et
scientifique d'un reniement de toute l'histoire de la pensée européenne
depuis le XVIIIe siècle.
C'est dire
que le nouvel obscurantisme n'est autre que celui d'une laïcité frileuse et
qui prend le relais de la peur religieuse.
Quel signe
et quel symbole est-il à lui-même et aux yeux du monde, le dieu de
Hollywood et de la bande dessinée! Ce dieu-là change ses vassaux européens
en otages du traité de Lisbonne, ce dieu-là éternise la présence de cinq
cents de ses bases militaires au cœur d'une Europe asservie. Rien de moins
socratique qu'une civilisation de la glorification posthume des corps, rien
de moins étranger à la pensée qu'une civilisation du transport des
squelettes dans l'éternité.
Le 6
octobre 2016
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