1 - Clio en panne de grandeur
L'histoire
du monde s'est invitée dans la République des Lettres avec l'Iliade et
l'Odyssée. Le germe homérique a multiplié ses récoltes et
Clio s'est révélée dantesque, shakespearienne, quichottesque. Puis ces
premières semailles se sont diversifiées et se sont révélées cornéliennes
avant de se rendre ubuesques et kafkaiennes. Mais, entre temps, la comédie
humaine était devenue balzacienne pour avoir rendu méticuleuse la divine
comédie.
Mais quelle
encre, quelle plume, quel pinceau nous raconteront-ils le ridicule et le
grotesque de M. Steinmeier, ministre des affaires étrangères des Germains,
qui expliquait doctement à la Russie que le G8 est prêt à la traiter en
enfant prodigue, mais repentant, et qu'elle pourrait revenir dans cette
enceinte, à condition qu'elle suive docilement l'itinéraire que la
démocratie des catéchistes lui dicterait. M. Steinmeier n'est le héros
d'aucun théâtre connu de l'histoire du monde.
On sait que
le 20 avril 2016 la Russie a définitivement claqué la porte d'un G8 que la
Sarkozie avait enterré aux trois quarts. Il faudrait saluer l'initiative du
fondateur du G20, s'il n'avait ensuite passé le reste de son mandat à se
repentir sur le mode gesticulatoire, et cela jusqu'à replacer la France
sous le joug de l'OTAN - la réoccupation du territoire national
antérieurement à 1966 se trouvant sinon momentanément exclue, du moins
remise à plus tard.
2 - Qu'est-ce que le G8 ?
Cette
farandole était composée de la manière suivante: un maître du monde,
l'Amérique, s'était donné un satellite docile et muet à souhait, le Canada.
Puis il s'était subordonné une Allemagne occupée par deux centaines de ses
bases militaires, puis une Italie occupée par cent trente sept forteresses
de son maître, puis une Europe quadrillée par cinq cents camps retranchés
de son souverain, puis un Japon soumis à son joug depuis soixante-dix ans.
Quel rôle
l'Angleterre et la France jouaient-elles dans ce concert des vassaux? Le
Royaume Uni vient de se faire rappeler à l'ordre. Son rôle était de
faciliter à son maître l'unification commerciale qui ferait du Vieux Monde
et du Nouveau une vaste zone de libre-échange à jamais émasculée. S'il lui
venait la fantaisie de quitter l'Europe, alors qu'elle y remplit la mission
d'étouffer toute velléité d'unification politique et militaire. La Maison
Blanche lui rappellerait qu'elle entretient des relations commerciales et
financières privilégiées avec la City. Du coup, l'Angleterre serait
rudement sommée de rentrer dans le rang, sinon elle "passerait en
queue du peloton" des quémandeurs.
Quelle
littérature a-t-elle jamais prêté sa plume et son encrier à cette
fantasmagorie? M. Steinmeier n'est pas dantesque - il lui manque la
grandeur et le tragique du peintre italien. M. Steinmeier n'est pas
quichottesque - il lui manque la noblesse et le souffle de l'univers
cervantesque. M. Steinmeier n'est pas shakespearien - il lui manque
l'étoffe des héros du grand dramaturge anglais. M. Steinmeier n'est pas
ubuesque - il lui manque le grain de folie qu'Horace jugeait insuffisant
chez Virgile. M. Steinmeier n'est pas kafkaïen - il lui manque le gouffre
de la mort que le grand Pragois a ouvert sous les pas du genre humain.
Décidément, il faudra invoquer la palette d'une littérature inconnue pour
peindre la chute dans une poussière muette de l'histoire des domestiques du
maître d'aujourd'hui.
3 - Cervantès et Shakespeare face à l'histoire
1616-2016 :
quatre siècles ont passé depuis la mort, la même année, de Cervantès et de
Shakespeare. Le monde entier commémorera l'apparition de cette double
fulgurance du génie littéraire dans l'histoire anthropologique des évadés
actuels de la zoologie.
Mais
puisque 2016 rappellera le quatre centième anniversaire de la mort de
l'auteur de Don Quichotte de la Manche et de celui
de Hamlet, quelle sera leur postérité politique? A qui
la palme du symbolique reviendra-t-elle? Certes, l'Europe est le Hamlet
international de notre temps. Mais l'arrière-fond de Shakespeare transcende
rarement le champ de la politologie, tandis que Cervantès prend à bras le
corps une espèce scindée entre don Quichotte et Sancho Pança, entre la
Rossinante de l'un et la mule de l'autre, entre Dulcinée et Maritorne.
Assurément,
Hamlet transcende la politique quand il se pose la question: "être
ou ne pas être". Mais à aucun moment le géant Anglais ne
s'interroge sur la signification anthropologique du verbe exister appliqué
au genre humain, à aucun moment, il ne se préoccupe de la spécificité du
simianthrope évolutif, tandis que Cervantès accède constamment à la science
anthropologique la plus originelle, celle de découvrir ce que signifie le
verbe être appliqué à un animal en suspens entre ses
Tobosos et ses platitudes.
Le seul
personnage transhistorique de Shakespeare est Lady Macbeth dont la tache de
sang indélébile sur ses mains illustre les relations que la bête meurtrière
entretient avec son propre sang. Mais Cervantès écrit de nos jours
l'histoire la plus abyssale d'Adam, celle de sa propre agonie. Car don
Quichotte est descendu dans le sépulcre de la mémoire, don Quichotte est
mort de désespoir pour avoir découvert qu'il n'y a pas de Toboso en ce
monde, qu'il n'y a pas de Dulcinée, qu'il n'y a pas de chevalier errant,
qu'il n'y a de choix qu'entre l'agonie des nobles utopies et les platitudes
qui livrent le simianthrope à ses apothicaires. C'est Cervantès qui fait
dire à Flaubert: "Mme Bovary, c'est moi", c'est Cervantès
qui parle chez Baudelaire.
C'est
Cervantès qui rédige l'histoire entière du romantisme français. C'est
Cervantès qui donne sa portée anthropologique à une espèce devenue
trans-animale entre ses terres promises et ses désastres. En 1989, le
psychanalyste jungien - et américain - James Wyly, publiait un essai
intitulé La quête phallique, dans lequel il démontrait
que l'homme est un animal métaphorique et qu'il transporte ses signifiants
dans un monde surréel. De mon côté, je démontrais, dès 1963, dans mon Chateaubriand
ou le poète face à l'histoire que l'homme est un
auto-transfigurateur qui charrie tout son être dans une trans-biographie,
ce que Valéry avait souligné depuis longtemps: le biographe, disait-il,
"compte les chaussettes, les maitresses, les niaiseries de son
sujet".
4 - La postérité de Cervantès
La
postérité de Cervantès est inépuisable, parce qu'elle véhicule, de siècle
en siècle, le regard en devenir qu'une espèce trans-zoologique porte sur sa
propre essence et quintessence. C'est sur le modèle du Quichotte que le
monde moderne meurt sous nos yeux faute de souffle, d'élan, de foi, de folie.
Le monde moderne meurt de désespoir au spectacle d'une Maritorne qui jette
des grains aux poules dans une basse-cour du village de Sagayo.
L'actualité
politique de Cervantès transcende, siècle après siècle, celle de
Shakespeare, car le décor de la comédie humaine du dramaturge anglais place
sans cesse la petite querelle entre les Montaigu et les Capulet derrière la
mise en scène de Roméo et de Juliette, tandis que Cervantès éveille une
anthropologie abyssale sur l'étrangeté d'une bête que sa noblesse égare
dans la folie et sa banalité dans les étranglements du quotidien. L'Europe
périra-t-elle dans la strangulation atlantiste, l'Europe périra-t-elle dans
la satellisation qui la vassalise sous l'égide du Dieu américain ou bien
l'Europe retrouvera-t-elle un souffle, un élan, une grandeur à entrer dans
le royaume prometteur d'une rencontre entre le génie russe et le génie
européen?
5 - Cervantès, psychanalyste de l'hypocrisie démocratique
Don
Quichotte mourra-t-il dans l'asphyxie démocratico-messianique ou bien
l'Europe s'ouvrira-t-elle à un quichottisme de la grandeur? Voilà qui fait
du héros de Cervantès un messager trans-politique dont la fécondité
grandira de siècle en siècle. Car Cervantès est aussi le pionnier mondial
d'un regard sur la bête dont l'hypocrisie ne cesse d'illustrer la double
face. Cervantès est aussi l'auteur potentiel d'une histoire de
l'hypocrisie. Celle-ci n'en est encore qu'aux balbutiements.
Quand
Molière donne la première représentation du Tartuffe en
1663 devant un Roi-Soleil âgé de vingt-cinq ans ans seulement,
l'anthropologie historique ne dépeint encore que les
"faux-dévots", parce que le XVIIe siècle ne cherche pas à
comprendre pourquoi le spectacle de leur hypocrisie irrite à ce point les
"vrais dévots". Puis, au XIXe siècle Le Rouge et le
Noir de Stendhal ne dépeint pas encore l'hypocrisie qui
s'étend au delà de l'enceinte sacerdotale et Balzac lui-même ne franchit
que quelques pas dans la peinture d'une Restauration dont il se révèle
l'annonciateur et qui fera d'un ancien forçat le chef de la police sous
Louis-Philippe. Cervantès va bien au delà dans le portrait du simianhrope:
il fait de l'hypocrisie le poison qui place don Quichotte sur le piédestal
intérieur de ses idéalités.
Il faudra
attendre la psychanalyse pour découvrir la portée anthropologique de la
cristallisation stendhalienne et de la sublimation freudienne, il faudra
attendre la seconde moitié du XXe siècle pour connaître le filtre de la
survie de l'humanité qu'est le masque de l'idéalisme quichottesque. Car
Cervantès est le découvreur du narcissisme idéologique ou théologique qui
permet au sujet de se réfléchir dans le miroir d'un quichottisme flatteur.
Le sujet se mire dans son propre masque, celui qui permet à l'hypocrisie
idéologique de se donner le royaume des vanités pour demeure dans laquelle
l'hypocrisie trouve l'appui d'une feinte élévation.
Décidément,
nous ne verrons pas Madrid, en cette année 2016, prendre la parole à la
face du monde et rappeler à l'humanité la vraie grandeur de Cervantès,
décidément, nous ne verrons pas la France de 2016 rappeler au monde que le
génie de la langue française du XVIIe siècle a porté don Quichotte sur les
fonts baptismaux de l'universalité de son destin, puis le XVIIIe siècle
porter don Quichotte sur les fonts baptismaux de la raison de demain, puis
le XIXe siècle porter don Quichotte sur les fonts baptismaux de
l'anthropologie de demain.
Ni la
classe dirigeante de langue espagnole d'aujourd'hui, ni la classe
dirigeante d'une Ve République agonisante ne sont de taille à empoigner à
bras le corps le génie prophétique et anthropologique du Cervantès d'hier,
d'aujourd'hui et de demain.
Le 20 mai
2016
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