1 - Des exorcismes sacrés aux magies de l'atlantisme
La
vassalisation de la civilisation européenne par l'Amérique depuis 1945
entraînera une refondation de la réflexion sur la spécificité de notre
espèce. Les philosophes, les anthropologues, les psychologues, les
politologues se demanderont comment nous oscillons entre les cosmologies
mythiques des religions et notre enracinement dans des identités locales
que les latins appelaient des "génies du lieu".
Sitôt que
nous sommes quelque peu sortis de la zoologie, nous avons appris que nous
avions un ennemi invincible et toujours victorieux: la mort. Nous avons
donc tenté de l'amadouer à l'aide de nos exorcismes sacrés. Mais dans le
même temps, nous avons tenté de prendre racine à la manière des végétaux.
Or, notre asservissement au nouveau monde met en évidence que nos religions
ne sont plus proportionnées à notre connaissance scientifique de l'univers,
tandis que nos identités étroitement localisées nous reconduisent aux
tribalismes et aux folklores.
Cette
ambiguïté avait déjà été mise en évidence en 1927 par Julien Benda qui,
dans La Trahison des clercs accusait
l'intelligentsia occidentale de perdre l'universel et de choir dans le
temporel. Or, depuis 1948, Israël illustre la même contradiction
originelle. D'un côté, et à l'image de Julien Benda, ce peuple nous adjure
de cultiver les grandes idéalités supra nationales qui placent la vérité
au-dessus des Etats et des nations, alors que, de l'autre, ce même peuple
nous appelle à soutenir le massacre des populations locales afin
d'enraciner à nouveau sur la terre ferme un peuple réputé le bénéficiaire
d'un cadeau céleste - une "terre promise" offerte à des ancêtres
chanceux par une divinité.
Or, Julien
Benda avait achevé sa vie par un reniement de toute son œuvre, puisque
l'épreuve de l'occupation l'avait persuadé qu'on ne chasse pas un guerrier
de ses terres à l'école des exorcismes mythiques et des idéalités
subrepticement sacralisées de la démocratie mondiale. C'est cette forme
antique et nouvelle de l'ambiguïté de notre espèce que le XXIe siècle
approfondira. En marche, dit M. Macron, En arrière
toute, dit François Hollande, qui fait le dos rond à se replacer
entièrement sous le joug de l'atlantisme et de l'OTAN.
2 - Qu'est-ce que l'anthropologie critique?
C'est dans
les ténèbres que s'allument les flambeaux. Il en est ainsi d'une science
anthropologique qui ne saurait disposer d'avance de ses méthodes et de son
éclairage. Dans l'Eloge de la folie d'Erasme
l'anthropologie renacentiste se limite à dénoncer le torrent des
superstitions gréco-romaines qui s'est déversé dans la religion nouvelle et
qui ramène le catholicisme au culte des fétiches du polythéisme.
L'anthropologie
de Jonathan Swift va plus loin : les Yahous possèdent un microscopique
grain de raison, mais qui ne saurait les rendre rationnels. Quant à
l'anthropologie de Cervantès, elle se montre par endroits en avance sur
celle de notre temps, car il observe la scission interne du christianisme
entre des idéalités dulcinesques et des pratiques sanchiques.
L'anthropologie de Kafka accède déjà à une connaissance de l'animalité
proprement humaine.
Mais rien
dans tout cela ne dispose encore de l'éclairage d'une anthropologie
critique, puisque les notions de fétichisme, de magie et de sorcellerie
n'ont été découvertes qu'aux XIXe et XXe siècles. Il s'agit donc de savoir
ce que devient une anthropologie quand elle s'éclaire des concepts nouveaux
et révolutionnaires. Depuis Durkheim et Lévy-Bruhl, nous procédons à un
examen psychobiologique qui sert d'assise à une civilisation : le Zeus
actuel recourt à la sauvagerie extrême de rôtir ses ennemis dans des
marmites hypocritement confiées à un Lucifer. L'anthropologie moderne se
sert de la théologie pénale et de la mythologie punitive du christianisme
comme d'un miroir nouveau de l'humanité.
Une psychanalyse
et une politologie éclairées par une anthropologie prospective est un
flambeau qui ne peut s'allumer que dans la nuit des décadences. Nous
combattons une ignorance encore inconnue d'elle-même, celle des derniers
fondements de la politique dans le terrorisme.
3 - Le terrorisme nucléaire
Le
terrorisme nucléaire se révèle parallèle à celui des monothéismes. Si l'on
compare le comportement du monothéisme chrétien dans sa fuite en direction
d'un gigantesque purgatoire au comportement de l'enfer nucléaire, on
découvre que les deux terrorismes perpétuent leur foudre originelle tout en
l'apaisant sur le mode utilitaire dans la pratique quotidienne du
politique. Le purgatoire laissait allumés les feux exterminateurs de
l'enfer. Mais, dans le même temps, cette gigantesque purgation amollissait
l'enfer tout en adaptant aux travaux et aux jours une mythologie de
l'épouvante jugée indispensable: un Dieu qui ne ferait plus trembler
l'humanité perdrait beaucoup de son autorité et de son prestige. Comme le
disaient déjà les Grecs, la sagesse commence par la crainte des dieux.
De même,
l'épouvante nucléaire se cache dans les profondeurs de l'apocalypse
atomique, tandis qu'au quotidien, l'usage pacifique de l'atome a permis
d'humaniser cette épouvante jusqu'au jour où le nucléaire civil s'est
révélé aussi inutilisable sur le long terme que la foudre d'Hiroshima,
parce que, si tous les stratèges savent fort bien, désormais que l'atome
militaire rend impossible le suicide à deux ou à plusieurs, le feu doux
d'un passage par l'atome civil attend seulement son heure pour se révéler
une lèpre mythologique à son tour.
Le XXIe
siècle sera celui dune profonde réflexion sur l'animal scindé entre le réel
et le songe et dont les deux encéphales se disputent la prééminence tour à
tour. Il est malaisé de vivre au jour le jour avec une arme du suicide
collectif dans les mains. C'est que l'arme du dernier recours qu'on
appelait l'ultima ratio s'est divisée entre huit propriétaires
embarrassés par la perte du monopole de la terreur. Quand huit divinités se
partagent l'apocalypse finale, toute l'histoire et toute la politique s'en
trouvent bouleversées, tellement l'humanité a besoin de remettre le sceptre
de l'exclusivité de l'épouvante entre les mains d'un seul - sinon l'ultima
ratio tombe en quenouille.
On a pu le
vérifier récemment: le bruit a couru que le pape François aurait cessé de
croire en l'ultima ratio de Dieu qu'on appelle l'Enfer,
l'Apocalypse ou le Déluge, le Vatican s'est hâté de démentir une rumeur
aussi fâcheuse. Aussi bien la théologie que la politique à l'âge
thermonucléaire ont besoin de garder en réserve la foudre ultime de la
mort.
Le premier
bouleversement qui résulte de la chute de l'ultima ratio entre
les mains de huit gestionnaires du trépas collectif est une mutation de la
réflexion anthropologique du genre humain sur le fonctionnement de sa
cervelle. Un journaliste se demandait récemment si le candidat à la Maison
Blanche, Donald Trump a compris "comment fonctionne l'empire
américain" ou s'il feint seulement de l'ignorer parce qu'il adapte
son discours à ce que son auditoire du moment attend de lui. Le seul fait
qu'un simple journaliste se pose la question en ces termes nous fait entrer
dans la postérité de Stendhal et de Balzac que j'évoquais le 8 avril, parce
que les premiers, ils ont observé comment "fonctionnent"
les sociétés, les nations et les religions.
Mais quand
Mme Hillary Clinton crie sur les toits: "Moi, Présidente, la Chine
rentrera dans le rang", on se demande comment "fonctionne"
l'encéphale d'une candidate dont la proclamation publique ne serait
crédible que si elle la gardait secrète. Quelle est l'ultima ratio de
cette candidate, comment faut-il peser le double encéphale d'un chef d'Etat
potentiel dont le double encéphale fait naufrage, à la fois à l'échelle de
ses songes et du réel? Un empire qui rêve de faire rentrer tout le monde
"dans le rang", un empire qui non seulement avoue, mais
qui crie à tue-tête que notre astéroïde lui appartient, place la question
de l'identité de notre espèce sur les plateaux d'une balance à construire à
l'école d'une anthropologie entièrement nouvelle.
5 - La dictature du silence
Dans mon
analyse d'anthropologie critique de la situation du 8 avril, je suggérais
qu'un peuple proclamé souverain par la voix du suffrage universel ne le
serait qu'à titre fictif si ses représentants à la Chambre des députés et
au Sénat ne se trouvaient pas informés des arcanes de la politique
étrangère, donc de la guerre diplomatique de la France sur la scène
internationale. Or, soixante députés se sont regroupés pour rejeter
l'interdiction que le pouvoir exécutif leur a signifiée d'informer le
peuple des péripéties de la gigantesque négociation engagée entre
l'Amérique et l'Europe afin de consolider la vassalisation du Vieux Monde
par la signature d'un traité qui règlerait les échanges commerciaux entre
les deux continents. Une zone qualifiée de "libre échange" serait
alors soumise aux normes économiques et aux règles législatives de
Washington.
Mais une
République en mesure d'interdire au pouvoir législatif d'informer la
population du sort qui lui serait réservé n'inaugure-t-elle pas une forme
de la dictature propre aux démocraties? N'est-ce pas le propre du
despotisme de commencer par ordonner le silence? Ne suffit-il pas
d'observer de quel sujet il est interdit de parler pour savoir qui est
notre maître si tout despotisme commence par vous bâillonner afin de vous
mettre le bandeau du silence sur la bouche. Alors il devient évident qu'une
république fictive et qui proclame souveraine une nation ligotée de la
sorte, inaugure la forme de la tyrannie propre seulement aux Etats dans
lesquels le mutisme se trouve secrètement ordonné par les représentants
mêmes du peuple.
6 - A l'heure de Gaius Mucius Scevola
Or, ici
encore l'histoire romaine nous éclaire sur la situation réelle de la France
et de l'Europe. Car au VIe siècle avant notre ère, le peuple de la Louve
qui avait si souvent vaincu les Etrusques, se trouvait changé en otages
soudainement amollis jusqu'à la déliquescence face au roi des Etrusques
Porsenna. Son consentement semblable à celle de l'Europe d'aujourd'hui
avait convaincu le jeune Mucius Scevola que seule une phalange ardente de
guerriers pouvait renverser la situation, tellement le sort des nations
appartient aux minorités salvatrices quand la masse de la population est
tombée dans le sommeil.
Il demande
à une ombre de Sénat l'autorisation de se rendre dans le camp du roi des
Etrusques pour une action d'éclat sur laquelle il garde le silence, mais
dont il promet quelle profitera à la gloire du peuple romain. Ecoutons le
récit de Tite-Live. Autorisé par le sénat, il cache un poignard sous ses
vêtements, et part. Dès qu'il est arrivé, il se jette dans le plus épais de
la foule qui se tenait près du tribunal de Porsenna. On distribuait alors
la solde aux troupes; un secrétaire était assis près du roi, vêtu à peu
près de la même manière, et, comme il expédiait beaucoup d'affaires, que
c'était à lui que les soldats s'adressaient, Mucius, craignant que s'il
demandait qui des deux était Porsenna, il ne se fît découvrir en laissant
voir son ignorance, s'abandonna au caprice de la fortune, et tua le
secrétaire au lieu du prince. Il se retirait au milieu de la foule
effrayée, s'ouvrant un chemin avec son fer ensanglanté, lorsque, au cri qui
s'éleva au moment du meurtre, les gardes du roi accoururent, le saisirent,
et le menèrent devant le tribunal. Là, sans défense et au milieu des plus
terribles menaces du destin, bien loin d'être intimidé, il était encore un
objet de terreur. "Je suis un citoyen romain, dit-il; on m'appelle
Gaius Mucius. Ennemi, j'ai voulu tuer un ennemi, et je ne suis pas moins
prêt à recevoir la mort que je ne l'étais à la donner. Agir et souffrir en
homme de cœur est le propre d'un Romain. ) Et je ne suis pas le seul que
ces sentiments animent. Beaucoup d'autres, après moi, aspirent au même
honneur. (…)
Nous sommes
trois cents, l'élite de la jeunesse romaine, qui avons juré ta mort. Le
sort m'a désigné le premier; les autres viendront à leur tour, et tu les
verras tous successivement, jusqu'à ce que l'un d'eux ait trouvé l'occasion
favorable.
Apprête-toi
donc, si tu crois devoir le faire, à combattre pour ta vie à chaque heure
du jour. Tu rencontreras un poignard et un ennemi jusque sous le vestibule
de ton palais. Cette guerre, c'est la jeunesse de Rome, c'est nous qui te
la déclarons. Tu n'as à craindre aucun combat, aucune bataille. Tout se
passera de toi à chacun de nous."
Dira-t-on
que l'Europe d'aujourd'hui ne ressemble pas aux Romains décadents du temps
des Etrusques sous prétexte que le Picrochole de Rabelais s'est transporté
aux Etats-Unis si l'on se souvient que picros signifie amer, piquant acerbe
et que cholé signifie la bile. La vésicule biliaire de Mme Clinton entend
faire "rentrer dans le rang" un milliard trois
cent millions de Chinois, "rentrer dans le rang" un
milliard trois cent millions d'Indiens, "rentrer dans le
rang" si l'on y ajoute la population de la Russie, six cent
cinquante millions d'Européens,"rentrer dans le rang",
plus d'un milliard d'Africains, "rentrer dans le rang",
près de cinq cent millions de Sud Américains. On attend que cette masse
immense et amorphe se réveille et rompe son silence à l'échelle de la
planète si aucune super-élite de Gaius Mucius Scevola de la démocratie ne
vient réveiller la multitude endormie d'une fausse démocratie mondiale?
Que fait
d'autre la Russie de Gaius Mucius Scevola que de réveiller la masse
endormie des Romains d'aujourd'hui, que fait-elle d'autre que de promettre
aux Romains leurs prochaines retrouvailles avec leur Liberté, leur
puissance et leur gloire d'antan? Que manque-t-il à la Russie devenue la
garante de la paix du monde sinon le retour des Romains d'aujourd'hui aux
règles d'une éthique élémentaire de la démocratie?
Quel
silence que celui qui règne sur la présence du renforcement et de
l'expansion continues de cinq cents bases militaires américaines chargées
de quadriller l'Europe du nord au sud et de l'est à l'ouest ! Quel silence
que celui des représentants des peuples souverains et placés sous le
drapeau de la démocratie mondiale! Quel silence de la presse et des médias
sur une Europe réduite à son ombre! Quel silence que celui du consentement
tacite de tous nos gouvernements à la mécanique à laquelle nous n'opposons
que la mollesse et le sommeil des Romains à l'heure des Etrusques de
Porsenna.
Et les
Assange, les Snowden et les Mannig que sont-ils d'autre que les Scevola
d'aujourd'hui, à cette différence près que le Mucius Scevola des Romains
est rentré à Rome tout auréolé de la gloire de son sacrifice, alors que
Manning croupit dans un bagne aux Etats-Unis. Tel aurait été le destin de
Snowden si la Russie n'avait accepté de lui servir de terre d'asile - car
aucun Etat démocratique dans le monde entier n'a osé l'accueillir et que
l'Angleterre, autrefois fière d'avoir servi d'asile aux Zola et aux Victor
Hugo, promet de livrer Assange aux USA qui se trouve protégé de se trouver
réfugié à l'ambassade d'Equateur à Londres, hypocrisie à laquelle il faut
ajouter que le Foreign Office se voilera la face. Il cachera sa propre
pleutrerie sous le masque d'un transit de la victime par Stockholm.
Quelle
honte pour les donneurs de leçons de la fameuse "communauté
internationale" - réduite en réalité aux serviteurs de l'empire -
que seul un petit Etat d'Amérique du Sud ait accepté de donner asile au
célèbre lanceur d'alerte! Où sont les trois cents kamikazes de la
démocratie que Gaïus Mucius Scevola évoquait.
Puissent
les Tite-Live et les Tacite de demain prendre le relais du mutisme de la
"démocratie mondiale" d'aujourd'hui .
Le 22 avril
2016
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