1 - L'oiseau de Minerve et le crépuscule de l'Europe
On dit que
l'oiseau de Minerve ne prend son vol qu'au crépuscule des civilisations, on
soutient que les ailes de la mort des Etats attendent l'heure du déclin ou
de l'effacement des hommes d'épée et des rois de l'action, parce qu'alors
seulement il est permis aux fécondateurs de la mémoire des grands trépassés
de féconder leur postérité intellectuelle. Comment le flambeau de la
réflexion passe-t-il des mains des bâtisseurs à celles des peseurs de nos
cellules grises, comment l'histoire passe-t-elle du tranchant des glaives
au tranchant de la dialectique? Il s'agit d'apprendre sur le fil du rasoir
si la civilisation européenne se trouve d'ores et déjà dans une situation
suffisamment crépusculaire pour faciliter l'envol - toujours et
nécessairement tardif - d'une pensée lourde des catastrophes de la
lucidité? Mais il se trouve que, depuis Aristote, la science des
civilisations mourantes s'est toujours régénérée à l'écoute d'une
réinterprétation révolutionnaire de leurs funérailles et d'une mise en
évidence de la signification secrète de leur descente au sépulcre.
Car les
codes et les clés du décryptage des errements les plus anciens de la
philosophie ne sont jamais qu'un rappel impérieux de ce que la maïeutique
socratique est une herméneutique ou n'est pas et qu'à ce titre, elle ne
cesse de se placer à l'avant-garde des évadés des forêts. Campera-t-elle un
jour à bonne distance de l'encéphale de cet animal, parviendra-t-elle à
observer cet organe du dehors - et cela aussi bien dans son fonctionnement
réputé "naturel" que dans son aptitude native à se placer au
travers son propre chemin? C'est donc la pesée de la qualité et des forces
d'une extériorité cérébrale à conquérir qui fait toute la difficulté - car
la balance dont les plateaux pèsent l'errance des encéphales n'est pas
celle dont les poids et les mesures s'inscrivent sur le cadran où
l'aiguille du quotidien accompagne la course de l'encéphale banalisé des
nations.
Le nouvel
envol de la chouette de Minerve enseignera aux serviteurs de la déesse
comment quatre peseurs originels - Platon, Descartes, Kant et Hume - ont
essayé de se planter à l'écart de leur propre crâne et comment la postérité
de leurs tentatives de se distancier du monde se révèleront
préfiguratrices, donc signifiantes ou si leur recul intellectuel
embryonnaire échouera à raconter l'histoire véritable de notre boîte
osseuse.
2 - L'annonciation platonicienne
L'annonciation
platonicienne a tenté la première de préciser les deux mises à distance
principales qu'emprunte la réflexion heuristique à l'égard de ses propres
exercices. Quel est le déplacement de la caméra qui préside aux
raisonnements de la géométrie et à ceux de la théologie? Ces deux
laboratoires intellectuels ne sont séparés qu'en apparence; aussi se
gardent-ils l'un et l'autre de chercher la vérité en tant que telle et pour
elle-même, puisque ces deux types d'opérateurs sont censés la posséder
d'avance et dûment enchaînée dans des postulats jugés inébranlables, donc
irréfutables - et cela en raison même de leur pétrification. Il ne nous
reste donc qu'à adresser à nos géomètres et à nos croyants le même
questionnaire: telle proposition est-elle conforme à la logique innée qui
régit leur discipline tout entière? Est-il possible d'en vérifier le chemin
de jalon en jalon? Le géomètre et le théologien se passent discrètement la
même consigne: jamais ils ne s'interrogeront sur les fondements ultimes du
théorème d'Euclide ou de la croyance en l'existence de Zeus, d'Isis ou de
Jahvé. Ces gens-là suent sang et eau à se demander seulement si telle ou
telle proposition juridique, politique, scientifique, morale ou religieuse se
trouve solidement clouée sur les pilotis réputés inamovibles de leur foi.
Le recul
des entendements fixés à leurs piquets exorcise des sacrilèges jugés
attentatoires à leurs a priori. La seule vérification des
conséquences logiques du contenu des tabernacles n'est donc pas encore de
nature philosophique, puisque la pensée des sylvestres détoisonnée commence
par le blasphème d'observer et de peser les présupposés cognitifs qui
pilotent les neurones des doctrines en tenue d'apparat. Mais comment
fabriquer la balance cérébrale à peser les problématiques bancales sur
lesquelles les savoirs faussement assurés bâtissent leurs théorèmes
inauguraux? Car l'hérésie présente des "preuves matérielles"
et les proclame accablantes. Il faut donc recourir à des matériaux d'un
type nouveau pour réfuter des axiomes sûrs de leurs molécules et de leur
dégaine.
La seconde
proposition de recul à l'égard de l'encéphale pré-aménagé auquel s'essaie
notre espèce se rencontre dans le Théétète. Le philosophe
athénien y souligne que le nez camus de Théétète ne se rendra jamais
saisissable dans sa spécificité si nous tentons de le capturer dans
l'enceinte du concept généralisateur de "nez camus". Mais s'il
n'existe pas de science de l'enfermement du singulier dans le singulier, le
langage tissera des réseaux conceptuels absentifiants donc inaptes à
encercler le particulier dans le panier percé de la parole généralisatrice,
parce que le vocabulaire est un filet de mots abstraits, donc universels,
dont on jettera vainement les mailles trop lâches sur un monde
compartimenté à l'extrême. Il faudra attendre seize siècles pour
redécouvrir, avec Abélard, que le langage est une herse à désubstantifier
le singulier. Comment déjouer le piège inévitable dans lequel les premiers
évadés de la zoologie tomberont par définition et avant même d'avoir ouvert
la bouche?
Demandons à
l'oiseau de Minerve de traverser à tire-d'aile vingt siècles de mutisme de
la science de notre tête et demandons-nous comment Descartes s'est heurté
aux mêmes obstacles dont Platon avait détecté la nature et la fatalité. Car
il va falloir se décider à prendre la mesure de la nécessité d'une balance
à peser la signification des preuves qualifiées de
"matérielles". Si nous fondions toute science et toute
connaissance assurées de nous-mêmes et du monde sur les évidences dont
notre sens commun ne cesse de nous présenter le généreux étalage et
qu'éclairent, du matin au soir, nos "lumières naturelles", nous
échapperions, dit Descartes, au fatras de nos métaphysiques religieuses
dont, depuis des millénaires, le verbiage entrave l'essor naturel de nos
sciences expérimentales, dont la bonne santé ne cesse pourtant d'expérimenter
au grand jour la "signification rationnelle", donc
"objective" de la matière inanimée, donc l'inlassable
intelligibilité des ritournelles communes à la logique et à la physique.
Ce pari sur
la compréhensibilité en soi et "naturelle" d'un monde rendu persuasif
par l'autorité attachée à ses répétitions s'est révélé fécond sur nos
balances à peser les redites réputées parlantes de la nature. Mais, en
1904, les postulats multimillénaires de la géométrie d'Euclide et de la
physique d'Aristote ont volé en éclats dans un univers subitement évadé de
la geôle de l'espace et du temps tridimensionnels des ancêtres. Comment
allions-nous construire la balance à peser l'incompréhensibilité de la
matière et de toute la logique d'Aristote si notre croyance en l'intelligibilité
du monde repose sur des certitudes falsifiées dans le fondement même de
tous nos raisonnements? Quels sont les mécanismes psychiques innés qui
confèrent leur rang de preuves à nos preuves? Démontreraient-elles tout
autre chose que ce que nous leur demandons de prouver - c'est-à-dire que
les redites de la matière rendraient loquace leur rabâchage et oraculaire
par nature tout ce qui veut bien se répéter?
Mais si le
convaincant fonctionne à nos yeux sur le même modèle qu'aux yeux des
animaux, nos rétines et les leurs obéissent au même modèle d'enregistrement
de la "vérité" et les deux systèmes oculaires ne mesurent que les
degrés d'un seul et même profit. Le château de cartes de notre logique
tridimensionnelle va-t-il s'écrouler aux côtés de vingt siècles de notre
métaphysique? Allons-nous nous trouver réduits à rédiger un inventaire plus
ou moins détaillé des coutumes d'un monde rendu obstinément muet? Les
trottinements éternels de la matière auraient-ils contraint l'encéphale des
prisonniers du cosmos à se forger une logique sur les piétinements
impavides de l'univers ? Une zoologie phonétisée au cours d'une petite
centaine de millénaires seulement a-t-elle suffi à faire couler notre
matière grise dans le moule des trépignants du cosmos?
Peut-être
serait-il utile de jeter tout de suite un regard étonné, dépité ou
impatient sur la postérité kantienne de la problématique aveugle à
elle-même de Descartes. Il y faut une rétrospective riche en catastrophes
épistémologiques. Car sans rien connaître ou prévoir ni de Darwin, ni de
Freud, ni d'Einstein, alors en embuscade dans les limbes d'un nouveau
"Je pense, donc j'existe", Kant s'est demandé, dans la
boutique bien rangée de son cordonnier de père, si le cerveau humain ne
serait pas un outil à examiner en tant que tel et seulement à la lumière du
mécanisme universel qui commande son fonctionnement pourtant diversifié.
Certes, cet
organe se trouve programmé de toute éternité sur les pistes des coutumes
immortelles auxquelles obéit la matière en tous lieux. Mais ne serait-il
pas possible d'énumérer quelques catégories a priori et
inébranlables du logiciel humain? Le fonctionnement de la meule de la
pensée animale et humaine exercerait néanmoins et spontanément le pouvoir
automatique et inné de déchiffrer les secrets de l'univers coutumier, donc
de décoder les habitudes perpétuelles auxquelles se livre un cosmos
mystérieux. Car, remarque le célèbre horloger de Königsberg, si je dis
seulement: "Quand une pierre est exposée au soleil, elle chauffe",
je n'ai pas encore conquis une connaissance proprement scientifique de cet
évènement - j'ai seulement constaté la ponctualité des routines du monde;
mais si je m'avise de dire: "Le soleil chauffe la pierre",
j'introduis dans un savoir expérimental campé dans son exactitude, mais
encore aveugle au mécanisme qui le commande, une catégorie loquace du
jugement - le projecteur volubile du principe de causalité, qui ne saurait
se révéler fallacieux.
5 - Les premiers pas de l'anthropologie critique
Hélas, le
premier type de recul cérébral éclairant qu'affiche la bête parlante ne me
conduira qu'à la connaissance du déroulement des phénomènes de surface,
donc à des vaguelettes du monde, mais nullement à une explication
métaphysique et a priori du théâtre de l'univers de la matière. Peu
importe, dira Kant, puisque non seulement la science expérimentale du
dérisoire, mais toute la grande industrie allemande trouveront leur assise
pratique dans une science théâtrale de la course à laquelle se livre
l'univers; et nous n'aurons plus besoin de recourir à une mythologie
religieuse inefficace, confuse et engoncée dans le Moyen-âge. Quant aux
liturgies romaines - elles exerçaient leur office de satisfaire tout le
monde et pas cher - l'honnêteté protestante et l'esprit évangélique des
Germains inspireront un pragmatisme à bas prix, lui aussi, lequel suffira
amplement à rentabiliser l'essor d'une connaissance paisible et utile tant
de l'homme cogitant que d'un monde décidément muet. Car un décodage
superficiel, des litanies observables et capturables, que nous appellerons
une phénoménologie, comblera d'aise une planète livrée au profit mécanisé.
On voit que
l'histoire de la distanciation fructifère du cerveau pragmatique des
sylvestres d'hier à l'égard de la rentabilité croissante de leurs rouages
mentaux se révèle une plaie impossible à cicatriser, puisque la progression
cérébrale de ces animaux n'est jamais qu'un rabougrissement et un
ratatinement accélérés de leurs cogitations au détriment d'un
approfondissement privilégié du tragique, celui qui soulevait la question
de savoir comment peser une histoire de la philosophie occidentale qui donnerait
un sens à l'éveil de la chouette de Minerve de demain.
Décidément
cet envol ne conduirait nulle part si nous n'observions maintenant la
révolution anthropologique qui se prépare depuis deux siècles dans les
coulisses de l'Europe avec la parution de l'Essai sur l'entendement
humain de David Hume. Il n'est plus temps, se disait ce philosophe,
d'observer seulement le fonctionnement rentable de la boîte osseuse du
genre humain: il s'agit d'entrer dans une psychologie abyssale et même dans
une psychanalyse de la pensée que nous qualifiions de rationnelle - du
moins à nous entendre - mais dont le scannage échoue à radiographier la
pierre philosophale de Kant - le fameux principe de causalité.
Comment la meule du cosmos accouche-t-elle de l'illustre oracle d'une
causalité réellement expliquante? Expliquante de quoi ?
6 - Un catalyseur suspect
On sait que
David Hume est censé avoir réveillé Kant de son "sommeil dogmatique".
Car l'illustre Anglais a observé le premier que les jugements analytiques
recensent seulement le contenu formel des jugements et que leur scolastique
ne fait jamais découvrir des causes et des effets en tant que tels. Seuls
les jugements synthétiques surajoutent des synthétiseurs suspects au
mutisme de nos appellations sophistiques; et le premier de ces catalyseurs
est un gigantesque projecteur magique, que nous avons baptisée la
causalité. Le "sommeil dogmatique" de Kant
s'enracinait donc depuis des millénaires dans l'inconscient de notre raison
payante. Du coup, l'invention d'une psychanalyse du langage ratiocinant
remonte à Platon, qui pesait la parole sur la balance de la
psychophysiologie du locuteur.
Mais si les
philosophes sont des animaux virtuels, un David Hume potentiel a observé,
avec deux siècles d'avance et dans la postérité non seulement d'Einstein et
de Darwin, mais également de Freud, que l'homme est un ex-quadrumane qui, à
peine devenu le bimane encore embryonnaire que vous savez, a tenté
d'introduire une grosse corde à nœuds dans le cosmos, qu'il a appelée le lien
de causalité. Puis, chaque fois que des évènements se succèderont aussi
imperturbablement que régulièrement dans l'espace et le temps, il
s'imaginera que cette fameuse ficelle serait tellement astucieuse qu'elle
relierait les phénomènes constants les uns aux autres par l'effet d'un
"lien de causalité" nécessaire, inévitable et explicatif, donc
oraculaire. Les répétitions de la matière deviennent les garantes de leur
rationalité; et la raison s'est trouvé le moyen de les enchaîner à elle-même.
Mais, dit
maintenant David Hume, la cordelette de la causalité est entièrement
imaginaire. Non seulement jamais personne n'a observé ni une cause en tant
que matière, ni une conséquence en sa spécificité physique, ni les mailles
du lien mystérieux censé non seulement rattacher l'un à l'autre deux
évènements physiques, mais réputé les expliquer de surcroît, tantôt
à seulement les prévoir, tantôt à les éclairer dans leur mystérieuse
volte-face en direction de leur origine. Les causes sont donc des
phénomènes exclusivement cérébraux; et le principe de causalité se
révèle un mythe verbal dont la bête ne cesse de projeter la chaîne sur le
cosmos. Mais quel est le type de pulsion qui lui fait construire des
édifices mentaux auxquels les causes serviront de soudures? On cherche la
balance à peser les rouages et les ressorts du principe de causalité
dans les cervelles.
Cette
première immersion de l'animal pré-pensant dans sa psychobiologie, donc
dans sa demeure ventrale, nous convie à descendre dans les entrailles de la
bête explicatrice des songes qui la propulsent, donc dans la postérité non
seulement de Darwin, mais également d'Einstein et de Freud, puisque
l'explosion dans nos pattes des ressorts de l'univers euclidien nous
renvoie à un seul et même abîme, celui des origines zoologiques de la
"raison" et de "l'intelligence" simiohumaine.
C'est ce
que nous observerons de plus près la semaine prochaine.
le 29 mai 2015
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