1 - Le mythologique se veut plus réel que le terrestre
La semaine dernière nous avons constaté que si la
victoire du mythe de la Liberté sur le nazisme s'est révélée foncièrement
angélique, donc dé-nationalisante, le peuple allemand ne saurait chasser
physiquement un occupant abstrait du pays, bien que cette abstraction
s'obstine à perpétuer sa présence physique, puisque la violation de
l'intégrité territoriale d'une nation n'est plus ressentie comme une
occupation corporelle pure et simple, mais comme celle, transcendante au
monde et abstraite, d'une sorte de royaume des cieux. On appelait autrefois
patriotisme le moteur de
l'histoire qui liait l'identité physique des peuples à leur géographie,
tandis que le patriotisme nouveau vaporise les patries. Alors l'air raréfié des plus hautes régions de
l'atmosphère ne tarde pas à asphyxier en retour des Etats réduits à
l'artifice d'une idéalité.
En délocalisant la Liberté et en le transportant
dans une surréalité toute verbale de la vie politique, c'est l'enracinement
des nationalismes dans un patriotisme de ce bas monde que la victoire
américaine est parvenue à vaporiser. Il n'y aura pas de contre-force à
cette vassalisation eschatologique sans une résurrection des nations. Mais
comment ressusciter un univers des charpentes si, deux siècles après
Saint-Just, nous savons que le mythe de la Liberté ne se laisse pas
incarner?
Depuis 1945, le terme de nation a été en quelque sorte soustrait au regard de la
science historique classique. Du coup, le taureau dont on traîne la
carcasse hors de l'arène ne cesse de grossir. Le séraphisme démocratique et
son compagnon d'armes, l'angélisme politique, charrient une dictature
mentale - celle d'une absentification progressive du monde; et ce charroi
illustre à quel point une anthropologie expérimentale dont la dissection
des mythes sacrés fera l'objet est devenue la science des fondements
charnels de l'histoire et de la politique, tellement la dictature de
quelques diadèmes verbaux impose l'évidence que l'homme est un animal
onirique à titre psychobiologique et que, pour apprendre à connaître
l'enracinement de cette espèce dans des magies vassalisatrices, il faut
percer les secrets de sa surexistence dans des fantasmagories langagières.
Car ce bimane prend le fantastique théologique
bien plus au sérieux que le réel. Lisez, dans les Exercices d'Ignace de Loyola,
le récit de la descente de tout le genre humain aux enfers: le saint y est
bien davantage immergé dans le mythe chrétien de la damnation et du salut
que dans le temporel. De même, les bases américaines sont plus réelles dans
le logis séraphique du mythe de la délivrance du monde par le mot Liberté que sur la terre.
2 - Une civilisation prise en étau
Mais supposons qu'une classe dirigeante plus
instruite que la précédente et armée d'une connaissance des ressorts
métazoologique du genre humain apparaisse soudainement sur la terre,
supposons, dans la foulée, qu'en raison de son avance sur les ténèbres qui enveloppent
la science historique de notre temps, cette classe dirigeante prenne
soudainement la parole, à la manière dont quelques humanistes solitaires du
XVIe siècle, dont Rabelais, ont tout subitement terrassé une scolastique du
Moyen-âge vieille de plus de trois siècles et ridiculisé à jamais la
sophistique des chrétiens; ce miracle épistémologique serait-il suffisant
pour armer la géopolitique aveugle des modernes d'une connaissance
anthropologique de la cécité native des évadés partiels de la zoologie?
Nullement: ni une Italie qui aurait chassé manu
militari les cent trente sept garnisons sacerdotales de l'occupant
incrustées dans le pays depuis 1943 , ni une Allemagne qui aurait bouté
hors du territoire des Germains les deux cents légions de fer et d'acier
qui quadrillent de leur orthodoxie son territoire depuis 1945 ne seraient
en mesure de relever le défi idéologique, donc théologique évoqué
ci-dessus. Comment la résurrection d'un patriotisme et d'un nationalisme
localisés suffiraient-ils à enfanter une identité européenne armée de la
science historique nouvelle qu'appelle notre temps? Une laïcité timide et
manchote a tué l'élan prometteur d'une anthropologie abyssale du sacré:
puisque la paix religieuse était censée avoir tué l'onirisme religieux dans
l'œuf, nous étions condamnés à recevoir de plein fouet le boomerang du
messianisme démocratique et de son mythe de la délivrance, et cela du seul
fait que l'Europe n'est plus une forteresse géographique en mesure de
relever le défi finaliste lové au cœur de l'eschatologie démocratique.
3 - Le carrosse des peuples asservis
Les mêmes retrouvailles manquées qui auront du
moins libéré les arpents du Vieux Monde de la présence corporelle d'un
occupant messianisé se retourneront bientôt contre un supranationalisme non
moins désincarné, celui des séraphins et des anges du mythe de la Liberté.
Comment, dans ces conditions, armer les encéphales de demain d'un nouvel
avenir terrestre de la politique?
Quand nous disons de X ou de Y qu'ils ont été élus
"députés européens", ces soi-disant députés salvifiques
n'occupent aucun royaume réel, puisqu'ils siègent sur les bancs d'une
Europe apatride, celle d'une universalité langagière qui ne les installe
jamais que dans l'empyrée de confection des vassaux décérébrés de
l'Amérique. En baronne attentive à défendre la solide identité insulaire de
sa patrie, Mme Ashton avait engagé d'un seul coup huit mille fonctionnaires
voletants et appelés à défendre une politique étrangère de type
bureaucratique - ce qui fournissait un peloton compact de deux cent
cinquante huit ronds-de-cuir en moyenne à la Lituanie comme à la France, à
Chypre comme à l'Allemagne, à Malte comme à l'Italie.
Le carrosse doré des peuples asservis à leur caste
administrative leur coûte les yeux de la tête, mais les chevaux de trait de
cet équipage n'ont ni licol, ni selle, ni harnais. Comment acquerraient-ils
le cuir et les courroies d'une patrie si une souveraineté supra-nationale
n'accouchera jamais que d'un fantôme politique - celui d'une fourmilière
que la résurrection d'un patriotisme étroit et seulement local aura
précisément permis d'exorciser, mais non d'en féconder les petits potagers.
"Chacun cuit sa petite soupe, à petit feu, dans son petit
coin." (Charles de Gaulle)
Les Suédois sont trop satisfaits de se trouver
blottis dans leur enclos pour jeter le regard d'une ambition et d'une
vision au-delà de leur abri, les Danois n'ont que faire du destin d'un
Continent autrefois conquérant, les Hollandais se moquent bien d'une Europe
qui se serait libérée du protecteur américain qu'ils ne vénèrent que depuis
soixante-dix ans et qu'ils ont seulement jumelé avec celui de l'Angleterre
dans leur tête.
4 - L'Europe des prophètes : En attendant Godot de Samuel
Beckett, Le Précis de décomposition de E.M. Cioran, Amédée ou
comment s'en débarrasser d'Eugène Ionesco, etc.etc.
Qu'est-ce qui permettrait de passer de l'occupation
militaire, donc physique du Vieux Monde à la conquête d'un destin
planétaire de la souveraineté retrouvée du Vieux Monde? Comment remettre en
marche une civilisation d'égarés dans l'abstrait? Quand bien même une
carrure se présenterait aux suffrages de cinq cents millions d'Européens
divisés entre vingt-quatre langues écrites, des dizaines de dialectes et de
patois et cinq religions théologisées, comment les acteurs-nains d'un
nationalisme étriqué et d'un patriotisme de village conduiraient-ils les
peuples et les peuplades à se choisir un guide éminent? Les prérogatives
d'un nationalisme petitement domicilié auront été légitimées à nouveaux
frais, mais sur l'autre rive, la herse du mythe égalisateur aura échoué à
dresser dans les cœurs l'autel et le piédestal d'un ciel des abstractions.
Votre Allemagne n'affichera jamais que les harnais de la démission
atlantiste.
Vous voulez valider une unification de pacotille
du Vieux Monde. Mais comment l'installerez-vous entre le creux du Toboso et
le plein des poulaillers de Sagayo? Sitôt qu'une apparence de
"capitaine courageux" dessinera la silhouette de sa vaillance
entre l'abstrait et Maritorne, seul l'adoubement américain de son effigie
et de son ossature lui donnera les dehors trompeurs d'un commandement
apparemment charpenté; et votre Europe des songes et des ombres endossera
seulement une hégémonie de carton.
Comment sortirez-vous de l'étau qui, d'un côté,
étouffe un patriotisme privé de souffle et, de l'autre, étrangle un
supranationalisme privé d'âme et de cervelle? Les peuples domestiqués à
l'école de leur mythe de la Liberté s' étranglent entre don Quichotte et
Sancho Pança. Ces candidats à leur asphyxie ne se rassembleront et ne se
montreront solidaires que sous le fouet d'un cocher de l'étranger. Confier
à des serfs les rênes d'une ambition et d'une volonté politiques est un
projet digne de la "nef des fous" de Hiéronymus Bosch.
5 - Le cercueil de l'Europe
Par bonheur, l'histoire de la mort de l'Europe
demeure une tragédie; et seul le sang donnera son carburant à ce théâtre.
Le trépas des Etats hier encore respirants y prendra le relais des défis
que les peuples fatigués n'osent plus relever. Alors, la géopolitique des
effarouchés et des agonisants leur impose les chances de la fatalité. Sitôt
décervelée à souhait, l'Europe se trouvera grosse de l'implacable dont elle
accouchera. Un Continent qui aura chassé l'occupant aura du moins appris
que l'humiliation des nations domestiquées sera leur râtelier et leur
avoine pour longtemps et que les peuples abaissés ne se réveillent et ne se
recentrent que lorsque leur sépulcre a ouvert sa gueule sous leurs
picotins.
Mais peut-être est-ce une chance, pour l'Europe
des ténèbres, de connaître la mâchoire de la mort et de s'en être fait une
compagne, peut-être est-il salutaire, pour une civilisation, de prendre
rendez-vous avec son trépas, peut-être l'histoire ne renaît-elle et ne
retrouve-t-elle son souffle qu'à visiter son mausolée. Par bonheur, les
sépulcres ne se font pas attendre. Il n'est jamais arrivé que l'histoire
échappe à ses rendez-vous avec les funérailles qui la guettent. L'espérance
de l'Europe des corbillards se nourrira de la tombe vers laquelle elle se
rue, tellement ce n'est jamais le royaume des anges aux yeux fermés de
l'abstrait qui enfante les retrouvailles des nations avec le fer et le feu
de l'histoire vivante, mais les cercueils qui lui font un cortège de loques
et de haillons.
Pour l'instant, quelle chance d'une résurrection
de Clio que le défi aux méthodes obsolètes de la science historique
classique de l'Europe en déclin. La compréhension des évènements actuels
exigera une révolution de la science anthropologique, donc un
bouleversement des sciences humaines. On vérifiera pas à pas que nos
huissiers restent bouche cousue devant le spectacle de la déconfiture d'un
continent qui avait inventé l'éloquence, la géométrie, les mathématiques,
le théâtre, la littérature, la peinture, la sculpture, la galanterie, la
lettre d'amour et qui, sur l'ordre d'une jeune Amérique, veut punir la
Russie de la chute du mur de Berlin dans les décombres d'une utopie. On ne
comprendra cette démence qu'à observer de l'extérieur le cerveau de la bête
qui se vassalise au nom de la Liberté dont elle brandit le totem.
6 - La Russie et l'Europe de demain
L'empire des tsars est devenu un géant de la
science et de la technique, mais, dans le même temps, l'âme russe a
renouvela l'alliance d'une terre immortelle avec une religion de la
prééminence éternelle de l'esprit. Et si le réservoir de l'ascensionnel de
demain était celui du génie russe? Où l'alliance du prophétisme avec le
réalisme se cache-t-elle, sinon dans Tchekhov, Tolstoï, Pouchkine,
Dostoïevski, Gogol? Peut-être l'Europe tournée vers la Russie, la Chine et
les pays émergents allumera-t-elle l'âme d'une résurrection.
Le 22
mai 2015
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