1 - L'épuisement du mythe démocratique
Disposer
d'une philosophie de l'histoire, d'une philosophie de la politique et d'une
philosophie de l'avenir de la civilisation mondiale, fait, de nos jours,
partie intégrante de la trempe et de la stature des vrais hommes d'Etat.
Quelle est
la vision du monde qui inspire à Vladimir Poutine la conviction de ce que
la véritable vie politique du XXIe siècle ressortira à une vision
culturelle de l'avenir? Car tel est, de toute évidence, le regard qui lui a
fait placer une pesée de la culture russe et de son destin au fondement des
jeux olympiques d'hiver de 2013 à Sotchi. Visiblement, il s'agit du premier
homme d'Etat qui sache clairement que les mythologies religieuses
illustrent les options psychiques qui gouvernent tout le genre humain et
qu'à ce titre, elles se situent au fondement d'une politologie universelle
et d'une véritable géopolitique.
Ce
rationaliste ne perd pas son temps à réfuter les rêves fabuleux et les
récits fantastiques entre lesquels l'encéphale en chemin des peuples et des
nations se partage depuis des millénaires. Il s'agit donc d'introduire
parmi les prérogatives et les apanages des grands hommes d'Etat une
connaissance anthropologique et historique du sacré.
Que
devons-nous penser de l'élévation subite du Président russe au rang
d'acteur principal de l'histoire de la planète ? Il faut remonter loin pour
trouver le chef d'un grand Etat qui ait provoqué l'admiration et l'amour de
sa nation. Mais la nouveauté que présente l'exemple de Vladimir Poutine me
semble ailleurs, dans le fait qu'une partie de la classe politique du monde
entier salue sa promotion foudroyante comme un événement en quelque sorte heureusement attendu et qui couvait sous la cendre depuis longtemps. Cette
ascension semble répondre à une espérance universelle. Comment se fait-il
que, pour la première fois dans l'histoire, une portion considérable de
l'humanité applaudisse un vrai chef d'Etat comme si notre astéroïde se
donnait le mot pour témoigner de ce que notre terre manquait cruellement de
guide et de timonier.
2 - Un évangélisme hollywoodien
Comment
analyser cette situation? J'y vois un signe évident de ce que l'histoire et
la politique ont changé de rythme: le globe terrestre se trouve désormais
exploré jusque dans ses derniers recoins. Sur une mappemonde rapetissée,
l'âge du temps fini a commencé. J'appelle temps fini celui où chaque nation
défriche ses arpents et gère sa population dans une enceinte clairement
délimitée. Cela signifie également que, depuis 1945, le peuple américain se
trouve condamné à se livrer à une rétrospective récapitulative, souvent
douloureuse et cruelle.
L'étroite
phalange de l'Amérique pensante se demande ce qu'elle a entrepris à la
suite de l'effondrement du IIIe Reich. L'implosion d'une utopie mythifiée
par son messianisme a démontré l'absurdité de son angélisme hollywoodien.
Nous avons groupé, se dit-elle, nos futurs vassaux dans une alliance entre
des nations censées de demeurées souveraines, mais sous notre férule et
dans un conte d'Alice au pays des merveilles. C'est par un abus
de langage, que nous avons baptisé cette coalition Alliance
atlantique. En réalité, nous avons "intégré", donc
domestiqué toute l'Europe à l'école de notre seul pouvoir militaire que
nous appelons l'OTAN et que nous dirigeons d'une main de fer. Ce faisant,
et surtout depuis la chute du mur de Berlin, il y vingt-six ans, nous
n'avons cessé de renforcer le sceptre d'acier de nos idéalités que nous
proclamons rédemptrices et salvatrices. Nous imposons au monde une vision
filmique de l'histoire. Or, nous savons, depuis Périclès, que l'angélisme
et le séraphisme sont les mamelles des empires de type démocratique.
Tel est
l'enjeu de nos relations futures avec la Russie, l'Inde et la Chine. Car
notre expansion messianisée, donc parareligieuse ne pouvait que déclencher
la scansion vieille de six mille ans entre la chute et l'ascension des
empires militaires. Depuis les Scythes, les royaumes du glaive se
succèdent. Chacun d'eux fait émerger des armes plus performantes que celles
de la génération précédente. Leur suprématie dure rarement plus de deux
générations.
3 - Bref résumé de nos erreurs
Or,
l'Amérique et ses trois cent cinquante millions de citoyens de langues, de
culture et de religions différentes et impossibles à unifier ne fera pas
longtemps le poids devant l'émergence des empires de l'Asie. Enfanterons-nous,
aux côtés de Vladimir Poutine, un type d'homme d'Etat dont le génie
prospectif leur permettra de comprendre que nous sommes à la veille de
soubresauts calqués sur le vieux modèle des empires classiques qui se
chassaient l'un l'autre, ou bien l'heure est-elle venue de changer de
modèle de civilisation?
Nous avons
vassalisé l'Europe au point de l'avoir contrainte à promulguer des
sanctions économiques contre la Russie au détriment de ses propres
industriels et de ses propres commerçants, et cela alors qu'elle avait
légitimement rapatrié la Crimée dans son giron. Mais le peuple américain
cessera bientôt de croire en la viabilité, donc à la perpétuité de la
vassalisation de l'Europe et du Japon. La montée en puissance de l'Asie
sera irrésistible si, aux côtés du grand précurseur dont le Président russe
commence de tracer le profil sous nos yeux, nous cessons de faire
progresser aveuglément notre empire catéchisé par des images pour un livre
d'enfants. Nous devrons redonner à l'Europe et au Japon asservis la
souveraineté qui seule aidera l'expansion de la révolte mondiale contre
nous que nous aurons stupidement déclenchée par notre volonté d'hégémonie à
partir de 1945, puis réactivé à la suite de la chute du mur de Berlin en
1989.
Mais il
nous faut des hommes d'Etat d'une trempe entièrement nouvelle pour nous
placer dans la véritable histoire du semi-évadé actuel de la zoologie et
pour comprendre que notre type de domination du monde est obsolète. En
effet, depuis trois millénaires, la maîtrise de l'histoire reposait sur la
domination des mers. Et voici qu'en moins d'un an l'Egypte a accompli le
titanesque exploit d'élargir le canal de Suez et d'ouvrir à la Chine
l'accès de sa flotte de guerre à la Méditerranée.
Mais il y a
plus: la Russie et la Chine viennent d'achever la mise au point de la
localisation précise de nos porte-avions géants et d'en faire les cibles de
leurs missiles invulnérables, tirés à la vitesse de six mille kilomètres à
l'heure à partir de la terre ferme et à partir de navires de surface et
même de sous-marins. Nous assistons au tournant stratégique le plus
prodigieux de tous les temps, à savoir, le basculement des forces au profit
des armes terrestres et au détriment de la guerre maritime. Il y a deux
mois seulement l'électronique russe a ridiculisé en mer Noire notre
porte-avion géant l'USS Donald Cook et cela par la seule intervention de
deux avions bourrés d'électronique qui virevoltaient au-dessus de sa
quincaillerie rendue inopérante.
Certes,
l'Europe demeure occupée sur tout son territoire par cinq cents bases
militaires armées de nos bombes atomiques vieillissantes, mais que nous
perfectionnons à toute allure et au mépris de nos engagements
internationaux. Certes encore, la Méditerranée n'est pas près de redevenir
le mare nostrum qu'elle était du temps des Romains; certes
encore, il y a moins de deux ans, la France vassalisée permettait à tout
l'équipage du plus puissant porte-avion américain USS Herbert Walker Bush,
de festoyer trois jours durant à Marseille. Mais il aura suffi aux flottes
de guerre chinoise et russe d'informer gentiment les quartiers généraux
américains de Naples et de Syracuse que leurs intentions n'étaient pas
belliqueuses pour changer la Méditerranée en un champ de manœuvres navales
russo-chinoises.
4 - Quelques pas en direction d'un monde nouveau
Et
maintenant, imaginons un instant seulement ce que dirait de nos jours au
peuple américain un candidat à la Maison Blanche pleinement informé de la
situation réelle des Etats-Unis sur la scène internationale et désireux de
sauver ce qui peut l'être d'un empire égaré par un mythe démocratique
messianisé. Un tel candidat à la présidence des Etats-Unis
commencerait par dire franchement à la nation qu'il inaugurera une entente
internationale d'un type nouveau.
"Je
ferai comprendre aux citoyens des Etats-Unis que les idéalités doctrinales
qu'on brandit en public ne sont jamais que le revêtement langagier d'un
empire drapé dans son pseudo évangélisme. De toute façon, notre pays a déjà
perdu la bataille de l'éthique à l'échelle de la terre. La civilisation
actuelle est sur le point de se libérer de la fascination que nous
exercions.
Prenez
l'exemple d'un pieux musulman. A ses yeux, un immense empire des épouvantes
souterraines équilibre un paradis de voluptueux fainéants. Ce système des
châtiments et des récompenses règne sur tous les esprits et domine tous les
cœurs depuis plus de vingt siècles parmi les chrétiens et depuis quinze
siècles il domine l'encéphale des lecteurs du Coran.
Mais la terreur nucléaire, vieille de soixante-dix ans seulement a déjà
épuisé sa fascination sur la faiblesse d'esprit et l'ignorance de
l'humanité.
Il y plus
d'un demi-siècle que nos stratèges d'avant-garde savent que l'arme
suicidaire est irréelle - puisque inutilisable - entre huit détenteurs
d'une auto-pulvérisation de l'humanité dans la haute atmosphère. Dans ces
conditions, le peuple américain devra donc abandonner le rêve militaire qui
nourrit son matamorisme de l'apocalypse pour tenter de fonder un monde
ouvert aux progrès pacificateurs de la technologie.
Si j'étais
élu Président des Etats-Unis ce seraient ces fondements-là de la
civilisation de demain que nous mettrions en place. Déjà la technologie
chinoise a entrepris le percement à travers le Nicaragua d'un canal
interocéanique rival de celui de Panama, déjà Cuba s'apprête à devenir un
centre de surveillance de nos manœuvres hostiles à la paix du monde et la
Chine projette de construire un gigantesque pont reliant la Crimée à la
presqu'île de Kerch en Russie."
5 - Elargissons le champ de l'introspection prospective
L'intuition
fondamentale des nouveaux esprits rationalistes et réalistes d'une Russie
en état de fermentation philosophique et scientifique, est la suivante: M.
Vladimir Poutine sait d'instinct que les options originelles de la mystique
chrétienne renvoient aux deux pôles principaux de de la conscience
universelle. D'un côté, nous avons une Eglise de Rome vigoureusement
hiérarchisée, donc ecclésiocratique par nature et par définition, de
l'autre, une christologie intensément individualisée, parce que fondée sur
le mythe de la descente directe de "l'esprit divin" sur tel ou
tel individu appelé à recevoir à titre personnel le baptême élévatoire de
sa future ascension.
En
Occident, le baptême est un ticket d'entrée dans le royaume de l'absolu. En
Orient, il s'agit d'une grâce métamorphosante et transfiguratrice. Pour le
catholicisme romain, la naissance de l'enfant Dieu représente la principale
commémoration liturgique alors que l'orthodoxie tout entière est centrée
sur la résurrection de Jésus - la Pâque. Tous les hommes sont nés,
expliquent-ils, alors que seul le Christ est ressuscité.
Quelle est
la vision qui inspire à Vladimir Poutine la conviction de ce que la
véritable politique de demain ressortira à une dimension ascensionnelle de
l'évolution? Car tel est, de toute évidence, le regard sur la civilisation
occidentale qui lui a fait placer la culture russe au fondement des jeux
olympiques d'hiver de Sotchi? J'ai déjà rappelé ci-dessus qu'il s'agit du
premier homme d'Etat qui sache clairement que les mythologies religieuses
illustrent les options anthropologiques originelles du genre humain et qu'à
ce titre, elles se situent au fondement d'une véritable anthropologie de la
géopolitique. Ce rationaliste ne perd pas son temps à réfuter pas les rêves
religieux entre lesquels les peuples et les nations se partagent depuis des
millénaires - il introduit une connaissance rationnelle du sacré dans la
science historique et dans les apanages politiques des grands hommes
d'Etat.
6 - L'infirmité native de la civilisation américaine
Les
nouveaux cartésiens anthropologues et politologues du christianisme en
gestation en Russie savent, tant d'instinct que par le raisonnement, que la
"civilisation américaine" dépendra toujours de l'assise
d'une culture inscrite tout entière dans la postérité moralisante,
catéchisante et affairiste du calvinisme. La civilisation occidentale ne
s'approfondira jusqu'au vertige que par l'étude des fondements psychiques
du mythe de la Trinité. ( Voir:1815 - 2015 : Demain un Waterloo
européen , 18 décembre 2015
Car la
théologie et la doctrine chargées d'enfanter un Dieu triphasé se scindent
en deux divinités toutes deux amputées de ce que l'une voudrait apporter à
l'autre. L'une repose sur l'élection christifiante qu'exprime la
bénédiction inspirante de la Pentecôte et l'autre sur un Père et un Fils
ultra activistes et censés s'affairer à la politique du monde avec un zèle
de stakanovistes.
La
fécondation de la religion romaine par un Père et un Fils voués à leur
vocation de mécaniciens zélés de l'histoire et de la politique, d'un côté
et de l'autre, un christianisme relativement passif et ultra bénédictionnel
par un chapeautage direct de l'absolu, englobe les deux pôles d'une
anthropologie universelle et abyssale que l'Occident est appelé à
approfondir.
La "civilisation
américaine" n'accèdera jamais aux arcanes des évadés partiels de
la zoologie ni dans le providentialisme affairiste et intéressé du
calvinisme, ni dans une religion romaine dont tous les humanistes du XVIe
siècle, à commencer par Erasme avaient démontré la rechute dans les
superstitions et le fétichisme du paganisme.
Une
civilisation post-calviniste et tard-venue ne dispose d'aucun référent
inscrit dans son propre passé. Toute la "cultureaméricaine"
se réduit à une marchandise d'importation d'un passé étranger par nature et
par définition à ce sol et à ce peuple composite. Comment une civilisation
privée d'intériorité propre et gravée dans sa propre mémoire servirait-elle
de berceau, de pédagogue et de guide à l'avenir de la civilisation
mondiale? On ne féconde qu'une civilisation née et épanouie dans son propre
sein et dont on connaît les racines. En revanche, un avenir immense
demeure réservé aux ultimes combats, profanateurs au besoin, de la raison
et d'une pensée critique sur les pistes des secrets de l'animalité
spécifiquement humaine.
Une
civilisation réduite à une greffe tardive sur un mythe religieux pris en
cours de route et usé par seize siècles de rites et de scolastique est une
plateforme fécondable de l'avenir et de la destinée du genre humain qu'à la
condition d'approfondir la dimension résurrectionnelle et ascensionnelle
d'une civilisation arrachée à la mort. Entre le physicisme eucharistique
desExercices spirituels de saint Ignace
et les fécondes rêveries théologiques des grands écrivains russes, tous
branchés sur la mystique de l'école d'Antioche, il est temps de saisir les
deux bouts de la chaîne. Une unification de la condition humaine est en vue
à l'école d'une synthèse entre les deux pôles d'Adam.
Qu'est-ce à
dire? Si, au cours des millénaires, la nature n'avait façonné un organisme
capable de chevaucher un rayon de lumière et si je devenais centenaire à la
faveur de ce califourchon, je mourrais à l'âge de dix mille ans; mais si la
lumière multipliait par mille son train de sénateur, je n'y gagnerais rien,
car un temps quasiment gelé et qui suinterait goutte à goutte avec une
lenteur désespérante, je continuerais de calculer sa coulée avec le secours
d'une méthode ridiculement piétinante, tautologique et strictement
utilitaire à l'aide du calcul d'une distance parcourue par une matière en
un temps déterminé, alors que le temps aurait quasiment cessé de couler,
donc d'exister.
Ni Moscou,
ni Rome n'ont tenté à La Havane de scruter l'avenir de l'humanisme mondial,
ni le patiarche Kiril, ni le pape François n'ont seulement songé à
l'évidence que l'humanité a pris rendez-vous avec le verbe être. Mais dans
les profondeurs, cette question a fait ses premiers pas.
Le 19 février 2016
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