Éditorial de lucienne magalie pons
Après une petite interruption de fin d'année 2013 et de début d'année 2014, nous retrouvons notre exercice hebdomadaire de réflexions philosophiques à la lecture de "Mon Panthéon 1" de Manuel de Diéguez ;
Source :
Mon Panthéon 1
Evoquer le transfert au Panthéon des cendres peut-être encore
chaudes de Joséphine Baker, c'est avouer qu'elles feraient grésiller
à nouveau celles, fort refroidies, de Pasteur ou de Victor Hugo,
tellement la gloire, autrefois internationale, de nos héros
de l'intelligence se trouve désormais réduite à n'illuminer
que l'hexagone. On se contentera de la bougie d'une renommée
orpheline de l'universel: décidément, la gloire des incandescences
n'est plus dans la fulgurante éternité des cerveaux sommitaux,
mais dans l'étincellement des corps de passage sur les tréteaux
du music hall.
Il est vrai que jamais le Panthéon cartographique de la France
n'a orchestré un culte des grands hommes à l'échelle du monde.
L'Olympe de la République s'est toujours voulu une province
gauloise. Notre géographie culturelle ignore Homère, Sophocle,
Aristophane, Spinoza, Swift, Shakespeare, Copernic, Freud, Einstein.
Profiterons-nous de notre effacement de l'arène internationale
de la pensée pour rappeler à la mappemonde des neurones que
les dieux de l'intelligence ne se rabougrissent pas à l'école
des topographes? Quelle grandeur, pour la nation de Molière
et de Montaigne, si elle redisait à notre astéroïde que le temple
de la rue Soufflot était appelé à glorifier la vocation grandiose
de la France de présenter à l'intelligentsia de la planète une
galerie de cervelles transcendantes à l'enseignement de l'histoire
locale et que les vraies boîtes osseuses ne se laissent pas
exposer dans un musée des patriotismes intellectuels, mais dans
le royaume des ascensions intérieures de l'humanité!
Un
Panthéon consacré au culte des hommes de génie de toutes les
nations et de toutes les époques présenterait au monde une coupe
de nectar et d'ambroisie dont les serviteurs de Minerve raviveraient
la flamme de génération en génération, tellement le feu de leur
absence nous brûlerait d'un siècle à l'autre, et tellement ces
dieux-là se révèleraient les grands prêtres de l'intelligence.
Mais
comment alimenter le foyer des fulgurances, sinon par la rédaction
d'un statut de l'esprit et de l'âme des immémoriaux ? Un traité
de la prêtrise des incendiaires contraindrait les Etats de se
réunir chaque année aux fins de faire le point du pilotage de
la postérité des grands morts afin que les timoniers nationaux
demeurent aux aguets des promesses et des richesses de leurs
résurrections successives.
Dans le curriculum vitae d'une humanité de vigies, quelle serait
la notice que notre siècle rédigerait et qu'il déposerait au
pied des effigies des grands hommes? Dans l'attente de la rédaction
d'un précis de guidage cérébral de la civilisation polyglotte,
voici, pour mémoire, ce que les Pythies d'autrefois disaient
des prophètes et des sentinelles dont les sépulcres veillaient
sur les plus hautes mémoires.
1
- Homère
Ce
premier porte-lanterne des évadés des forêts a coulé la politique
et l'histoire dans le creuset de la littérature; et cet aède
a demandé à son miroir de vérité de servir de réflecteur géant
à deux effigies mémorables des fuyards de la zoologie, Achille
et Ulysse. Mais, tel n'est pas le seul mérite de ce géant. S'il
mérite de figurer dans le temple des étoiles dont s'éclairera
à jamais notre espèce, c'est parce que sa plume a mis en scène
le trafic écarlate des humains avec le sang de leurs autels.
Ce héros eut l'audace sacrilège de faire monter l'assassinat
sacré sur l'offertoire. Toute l'histoire des relations que les
détoisonnés entretiennent avec la mort porte le sceau du sacrifice
d'Iphigénie; et, depuis lors, l'encéphale de la bête ne cesse
de se demander pourquoi, en tous lieux et à toutes les époques,
les religions sont fondées sur un meurtre rémunéré par un Olympe
censé de justice et de bonté. C'est dire que si Homère n'était
pas présent sur le théâtre des encéphales, notre espèce ne disposerait
d'aucun observatoire de l'histoire de notre cervelle, donc d'aucun
regard sur les rouages et les ressorts véritables de
notre boîte osseuse.
2
- Le Bouddha
La statue du Bouddha se dressera à la droite de l'auteur de
l'Iliade et de l'Odyssée dans le
temple dont la vraie France se voudra la prêtresse, la gardienne
et la flamme. Car l'Eveillé fut le premier vocalisé sommital
qui ait placé le sommeil des têtes au cœur de l'ignorance et
de la sottise des rescapés de la zoologie. Bien plus, ce fécondateur
des ténèbres a permis à ses successeurs d'accoucher d'une connaissance
généalogique de l'origine et de la croissance de l'erreur, puis
de suivre à la trace les jeux de la vérité avec l'ombre et la
lumière et enfin de fonder la vie ascensionnelle du quadrumane
originel sur son courage et sa volonté propres - celles d'une
intelligence ardente à se colleter sans secours extérieur avec
le vide et la silence de l'infini.
C'est dire que si l'effigie du Bouddha ne figurait pas aux côtés
d'Homère dans un temple universel de la lucidité humaine, l'héroïsme
de la raison ne se serait pas révélé la clé de l'éveil, la solitude
ne serait pas devenue la clé du génie, le silence et le vide
ne se seraient pas montrés les clés du tragique et de la noblesse
de la pensée.
3
- Socrate
Le
choix des conques cérébrales à domicilier au Panthéon de l'espèce
évolutive obéira aux critères suivants: primo, le candidat
aura construit une balance à peser la cervelle de l'animal parlant;
secundo, il aura été crucifié sur l'effigie de
la bête qu'il aura dessinée; tertio, il aura fécondé
les neurones du simianthrope à l'école de son alliance avec
la mort. A ce titre, Socrate figurera parmi les Titans ascensionnels,
parce qu'il fut le premier humain à observer comment ses congénères
s'imaginaient qu'ils pensaient déjà, alors qu'ils tentaient
seulement de capturer tantôt le singulier, tantôt l'universel,
mais toujours à l'école de leur pauvre outillage vocal.
Or, le vocabulaire bancal dont dispose une humanité déhanchée
de naissance par la grammaire se divise entre les mots qualifiés
d'abstraits et de vaporeux et les mots censés concrets et terrestres.
Les uns désignent tel ou tel objet en particulier, les autres
renvoient à un tissu de concepts rassembleurs, focalisateurs
et ratisseurs. Or, les vocables collés au sol et soi-disant
concrets ne sont, eux-aussi, que des généralisateurs incapables
de jamais saisir le singulier en tant que tel et dans sa spécificité
. Ce faisant, Socrate a posé les fondements de la réflexion
du genre simiohumain sur les divers déguisements dont usent
les verbes expliquer et comprendre au sein des
sociétés semi-animales, donc sur la pesée des dérobades du savoir
tant scientifique que déclaré naturel.
La
critique de la connaissance rationnelle ou tributaire des cinq
sens repose sur le décorticage socratique du fonctionnement
des cervelles. A ce titre, le grand Athénien arbitre depuis
deux millénaires et demi la querelle, demeurée mondiale, entre
les nominalistes et les reales. Au Moyen Age il ne s'agissait
encore que de savoir si l'humanité en tant que telle existe
davantage que les mortels de passage, alors que si vous parlez
d'un arbre dans son universalité supposée indestructible, il
vous faudra le priver au préalable de son écorce passagère,
de la couleur éphémère dont il se pare, de ses branches et de
ses feuilles mortelles pour évoquer seulement le fantôme d'un
arbre réel - spectre verbal que les philosophes d'autrefois
appelaient son "essence" et ceux d'aujourd'hui le concept.
Mais
l'inspirateur de Platon a fait bien davantage: il a observé
que l'ignorance de la bête est le "plus grand des maux"
dont elle souffre et que son ignorance propre s'attache non
seulement à sa dégaine la plus assurée, mais qu'elle se présente
toujours et nécessairement sous le vêtement de la falsification
logicienne, donc ficelée à un enchaînement impeccable de propositions
dont le tissu fait une dialectique et les fils une syllogistique.
C'est ainsi que les géomètres se rendent irréfutables à tirer
des conséquences rigoureuses des axiomes et des postulats qu'ils
soustraient à toute démonstration, et cela sous le prétexte
que la vérité ressortirait au sens commun ou au "sentiment d'évidence".
On ne saurait donc soumettre aucun savoir à la critique philosophique
si l'on ne réfute ou démontre au préalable les présupposés qui
pilotent en sous-main la notion même de raison; et cette
réfutation ne peut que renvoyer à une subjectivité cachée dont
les fondements anthropologiques dont la géométrie s'habille
sur les places publiques. Ce faisant, Socrate a fondé à jamais
la pensée proprement philosophique sur le décryptage de l'inconscient
dont les savoirs faussement assurés masquent leurs codes, de
sorte que tout progrès dans la pesée de l'encéphale de l'humanité
passera toujours et dans le monde entier par une seule voie
appienne, celle d'une connaissance de plus en plus abyssale
de soi-même. Or ce défrichage passe par une psychanalyse du
mythe de la transcendance.
Vingt-trois siècles plus tard, Kant distinguera les jugements
analytiques des jugements synthétiques; et il remarquera que
si les causes et la "causalité" ne se rencontrent pas dans la
nature, elles ne siègent que dans les têtes. Le philosophe de
Koenigsberg n'a que retrouvé le fondement du génie de Socrate,
qui disait que la philosophie ne s'enseigne pas et qu'il y faut
des âmes habitées, parce que le regard des visionnaires de la
condition humaine ne se cache pas dans la nature.
Mais les conséquences à long terme du socratisme ne sont pas
épuisées pour autant. Si, à l'instar des chrétiens, les Grecs
s'étaient construit une théologie rationalisante, nous disposerions
d'un document anthropologique décisif sur les déviations logicisantes
de la bête; et ce document nous contraindrait à observer et
à peser les dogmes et les doctrines à la lumière de leur malfaçon
spécifique. Car les axiomes qui commandent les trois monothéismes
sont bardés des mêmes syllogismes qui rendraient compte des
relations "logiques" de Zeus avec Héra, de Poséidon avec son
fils, le Cyclope, de Minerve avec les Athéniens, de Chronos
avec ses enfants, parce que la dialectique des relations entre
le Père, le Fils et le Saint Esprit ou celles de Marie avec
les autres habitants du paradis se trouveraient éclairées dans
le rétroviseur d'une catéchèse dialectisée du polythéisme.
Socrate
est donc l'homme de génie inaugural de la philosophie occidentale,
celui qui, à la suite du Bouddha, fit du sommeil volontaire
de l'intelligence simiohumaine la clé de voûte de la bête balbutiante.
Mais ce n'est pas seulement en tant que fondateur d'un regard
de l'extérieur sur la boîte osseuse de notre espèce que Socrate
mérite de figurer au Panthéon universel du solaire cérébral:
il fut également le premier découvreur du courage propre seulement
à l'intelligence et le premier analyste des relations que la
vaillance de la pensée ascensionnelle entretient avec une éthique
rationnelle.
C'est
dans cet esprit qu'il a ridiculisé les idoles sommeilleuses
devant lesquelles l'espèce endormie s'agenouille. On ne saurait
donc souligner avec trop d'insistance l'alliance que Socrate
a conclue avec le Bouddha, parce que les hommes porteurs d'une
étoile ignorent les verdicts de Chronos et de Clio : ils se
chevauchent ou se précèdent sur un autre registre que celui
de l'état-civil. Socrate est l'avenir de Freud. A l'inscription:
"A ses grands hommes, la patrie reconnaissante"
qui figure au fronton du Panthéon de la rue Soufflot, ils substituent
sans cesse celle-ci: "A ses phares cérébraux, l'humanité
reconnaissante" .
4
- Confucius
Il
fallait qu'un sage posât les fondements des Etats et donnât
sa dignité à la raison pratique et à l'esprit des lois. Si vous
refusez à Confucius la place qu'il mérite d'occuper dans le
temple des lumières de notre espèce, il vous manquera un flambeau,
certes moins illuminant que les précédents, mais indispensable
à la conquête de l'équilibre psychique et mental de la bête
en chasse de ses songes et menacée à chaque instant de choir
dans des délires sanglants.
Je comprends qu'il y ait débat sur les titres de cette figure
à trouver place au futur Panthéon universel du tragique, mais
un esprit positif et tranquille ne doit pas se trouver jugé
au feu et à l'incandescence des grands torturés de la pensée.
La bougie de Confucius a rendu des services immenses à une espèce
sans cesse menacée de tomber dans la démence et en proie à des
délires meurtriers.
5
- Sophocle
Il
faut plaider à la barre du tribunal des Célestes la cause d'un
astre qui mérite de briller dans la galerie des torches vivantes
du génie humain: Sophocle a fécondé deux archétypes universels
et impérissables de la condition simiohumaine, Antigone et Œdipe.
Qu'ont fait d'autre le Bouddha ou Socrate que d'illustrer la
transcendance de la conscience face aux Etats et aux lois de
ce monde? Mais cet Homère de l'esprit a fait monter sur les
planches de la littérature mondiale un personnage aussi immortel
que l'Iphigénie d'Homère: Antigone.
Le second trophée littéraire du génie de Sophocle s'appelle
Œdipe. Ce héros illustre une interprétation révolutionnaire
des relations que la fatalité entretenait en ces temps reculés
avec la liberté et avec la responsabilité tant morale que politique
de l'humanité. Œdipe n'est pas un coupable aux yeux du visionnaire
grec du tragique. En vérité, Sophocle est le premier peseur
qui se soit refusé à légitimer le sort des victimes placées
sous le couperet d'un verdict aveugle du destin, le premier
philosophe qui ait invalidé le sceptre des juges obtus de l'Olympe.
6 - Aristophane
Depuis Homère, les grands hommes qui se sont refusé à jouer
les géants du sacrifice à leur propre détriment ont envoyé sur
les planches des substituts ou des sosies de leur génie. Aristophane
est le premier colosse dédoublé qui ait jeté sur les dieux de
son temps un regard condescendant. Il y fallait le verdict d'un
tribunal rieur. Dans Les Oiseaux, l'Olympe de
l'époque se trouve tourné en dérision avec une audace que la
civilisation occidentale n'a pas encore retrouvée: ni Voltaire,
ni Molière, ni Shakespeare, ni Nietzsche n'ont osé mettre en
scène le tueur du ciel nouveau, le rôtisseur posthume de sa
créature, le pourvoyeur inlassable des tortures éternelles de
l'enfer, le saint metteur en scène de sa justice vengeresse
sous la terre. Il faudra attendre la vraie postérité de Darwin,
de Freud et d'Einstein pour retrouver le génie iconoclaste d'Aristophane
et pour découvrir que le dieu des trois monothéismes est un
sauvage infiniment plus primitif que le Zeus des Grecs .
7 - Tacite
Cet historien mérite de figurer au Panthéon des soleils de l'intelligence,
non point en raison de sa pénétration d'esprit, qui ne fut pas
philosophique, mais parce qu'il a placé un empire agonisant
sous le regard de sa plume, si je puis dire. Son style l'a distancié
de tout le théâtre, parce qu'il a porté la littérature à une
solitude nouvelle de l'écriture. On a dit que, depuis Hegel,
le génie philosophique récrit l'histoire de la philosophie.
Mais cette évidence remonte à Aristote; et l'on ne voit pas
ce que les Descartes, les Hume, les Kant ont fait d'autre que
de récrire le passé de la pensée. Tacite, lui, a récrit l'histoire
de l'humanité à la seule lumière d'une distanciation nouvelle
du langage, d'un recul érémitique de l'observateur: il fut l'Homère
flamboyant et glacé de la mort de l'empire romain.
Feuille
de route
L'auteur
des Annales, des Histoires et le
théoricien de l'éloquence auquel nous devons le Dialogue
des orateurs est également le dieu Terme du monde antique
: après lui, les Lettres, les sciences et les arts sont tombés
quinze siècles durant dans les épouvantes infernales et les
félicités enfantines des ressuscités. Le seul géant qu'un millénaire
et demi de puérilités sacrées a laissé surnager sur l'océan
de l'ennui s'appelle Augustin, qui parvint à installer sa biographie
sur le trône du créateur du cosmos et à harceler la divinité
de questions sans réponse, dont celle de savoir comment le démiurge
avait enfanté l'espace et le temps avant de s'atteler à la fabrication
de notre planète. On doit en outre au fils de Monique d'avoir
renvoyé à jamais le créateur dans l'insaisissable. Rousseau
ne s'y est pas trompé qui a déposé nuitamment ses Confessions
à lui sur l'autel de la cathédrale Notre-Dame. Entre temps,
un second géant de la nuit, Pascal a pris acte, lui aussi, du
sort misérable d'une espèce livrée sur une île déserte à un
"boucher obscur".
Mais,
dans le même temps, le fruit le plus inattendu des trois monothéismes
fut de placer de plus en plus impérieusement l'humanité sous
le regard souverain de ses propres géants, tellement il n'est
pas possible de braquer si longtemps sur soi-même le regard
panoramique d'un Zeus universel sans apprendre, en retour à
se connaître d'un peu plus haut. Puis, à partir du XVIe siècle,
les grandes découvertes se sont mises de la partie; et elles
ont commencé de contraindre, elles aussi, les hommes de génie
à lover le genre humain dans un cosmos de plus en plus connu
et de moins en moins déchiffrable. C'est aux côtés de Gutenberg
et de Christophe Colomb que Copernic, Newton, Darwin et Einstein
ont changé le regard de l'homme sur une espèce désormais privée
de bouée secourable dans l'infini et condamnée à se trouver
son Dieu au plus secret de lui-même.
La
semaine prochaine, j'évoquerai Cervantès, Swift et Shakespeare;
puis je prononcerai un plaidoyer pour un grand méconnu, Henri
Bergson, parce qu'un Panthéon récapitulatif est un détecteur
prospectif des éclosions en chemin. Les hommes de génie sont
des bombes à retardement: si l'on n'observe pas leurs virtualités,
leur postérité véritable reste dans l'ombre.
Le
11 janvier 2014