Éditorial de lucienne magalie pons
Nouveau sur le site de Manuel de
Diéguez
De
Sotchi à Kiev
La postérité anthropologique
de Machiavel et la politologie moderne
1 - Une histoire des Yahous
On
se souvient des mois les plus dramatiques de 2014: les politologues, les anthropologues
et les méthodologistes les plus célèbres d'une science historique nouvelle
alors en gestation dans le monde entier avaient commencé de s'avouer la
nécessité d'armer leurs disciplines demeurées flottantes d'un regard de
l'extérieur sur l'animalité sui generis du genre humain, tellement les
disciplines locales des spécialistes les plus illustres de l'époque perdaient
et le code de navigation de leur rationalité interne. Mais comment conquérir un
savoir englobant et surplombant si aucune cervelle ne venait unifier le savoir
des sciences humaines en général et de leurs comportements épistémologiques
multicolores?
Rappelons,
en tout premier lieu, les circonstances tragiques de l'époque. L'accès au
pouvoir des Trajan, des Hadrien, des Marc-Aurèle réveillait davantage
l'espérance politique de la masse des citoyens de l'empire que le spectacle de
l'extinction des derniers feux de la civilisation française dont les flambeaux
mourants avaient passé des mains inutiles de M. Jean-Marc Ayrault à celles, plus
vaines encore, de M. Manuel Valls. Et pourtant, tout le monde savait que la
chute de Rome dans l'abime ne pouvait plus se trouver conjurée, parce que
l'heure avait sonné où le cours fatal de l'histoire n'était plus exorcisable.
Il en était désormais de même pour Paris.
Jusqu'en
octobre 2013, les sanctions économiques édictées à l'échelle internationale
contre un Etat souverain de soixante quinze millions d'habitants, l'Iran,
avaient démontré à quel point la planète était livrée à l'autorité exclusive
des Etats-Unis et d'Israël. Cette politique avait coûté l'assèchement d'un
marché de plusieurs centaines de milliers de véhicules à la seule industrie
automobile des Gaulois. Et maintenant, Pékin venait rafler la mise : la vente
de Citroen et de Renault à la Chine pour un montant de 14% seulement de la
valeur en bourse de l'entreprise permettait d'avance à l'empire du Milieu
d'accroître sa future appropriation totale du capital de ces deux marques et
cela au fur et à mesure des besoins de plus en plus pressants en trésorerie
d'une Ve République aux abois. De toutes façons, il était impossible de jamais
diviser par deux ou par trois le montant des salaires mensuels de la classe
ouvrière française, de sorte que le coût grandissant de la main-d'œuvre du
Vieux Monde ne pouvait que creuser sans cesse davantage, rendre plus saignante
la plaie thanatogène du chômage et conduire à l'abîme un continent incurable.
Une
entreprise tentaculaire comme Airbus avait huit ans de commandes en provenance
du monde entier à satisfaire; et pourtant elle faisait maigrir ses effectifs et
délocalisait partiellement sa masse salariale aux Etats-Unis parce que son
dirigeant, un Allemand méthodique et lucide savait que l'avenir commercial du
Titan, donc son existence ramifiée, dépendait exclusivement de ses succès
d'exportateur et que le chiffre des ventes résultait de la diminution des
bénéfices des actionnaires et de la réduction drastique de la masse ouvrière.
La
logique syllogistique d'Aristote enseigne, hélas, qu'une civilisation dans
laquelle les machines à deux bras et à deux jambes surmontées d'une tête
coûtent plus cher que les machines de fer et privées de cervelle, repose sur la
contradiction suicidaire d'accumuler des biens destinés à des goussets vides.
De
plus, la source principale du chaos économique mondial résultait du coup d'Etat
monétaire perpétré par Richard Nixon et de la FED qui, en, 1971, avaient imposé
un "flottement" permanent aux monnaies du monde entier. Du coup, les
besoins de l'Etat créateur de dollars mettaient la valeur des monnaies
nationales à la merci de leur maître d'outre-Atlantique. L'euro, qui valait
0,80$ en 1999, oscille entre 1,30 et 1,50$ en 2014. Comme les Etats-Unis ont
imposé, en outre, que le commerce de leurs vassaux ou de leurs subordonnés - c'est-à-dire
du monde entier - fût libellé exclusivement en dollars, les exportations en
euros se trouvent pénalisées de 60 à 80% face au papier-monnaie de leur maître.
L'empire des Machiavel de la démocratie mondiale repose sur sa puissance
militaire et c'est à ce titre que la nouvelle Rome impose au reste de la
planète une escroquerie monétaire himalayenne.
2 - L'homme est-il un animal semi cérébralisé
Face
à cette tragédie sans issue par nature et par définition, comment expliquer au
corps électoral français primo, que le gouvernement Ayrault avait jugé
saugrenue l'idée de regarder un instant le monde droit dans les yeux, secundo,
que le verdict prononcé par le suffrage universel avec vingt-deux mois de
retard n'était pas moins ignorant que celui de la divinité précédente, qu'on
avait éduquée là-haut pendant tant de siècles, tertio, que l'Etat avait
écarquillé les yeux à l'écoute de la sentence et que toute la classe dirigeante
avait demandé avec le plus grand entrain, le privilège de continuer de diriger
la barque, les oreilles bouchées et un bandeau sur les yeux, quarto, que
cette cécité collective des ambitions permettait aux philosophes des désastres
de rappeler à toutes les sciences dites humaines de l'époque que, selon
Socrate, l'ignorance est la source de tous les maux - adage auquel François
Mitterrand fait timidement écho en rappelant seulement que "l'ignorance
n'a pas tous les droits"?
Car
enfin, l'élite politique de la nation se révélait soudainement unanime dans son
indignation et sa stupéfaction face à l'étendue du désastre: personne ne
doutait que le suffrage sacré du peuple avait prononcé un oracle souverain et
inattaquable, puisque hautement inspiré par le ciel irréfutable de la
démocratie. On était seulement ahuri, abasourdi et éberlué de ce que de tout
temps, le avait partagé une condamnation légitimée à titre préjudiciel par la
souveraineté des idéalités régnantes et que la classe dirigeante ait attendu le
culte du couperet pour saluer unanimement une guillotine infaillible.
Mais
si la solution était à portée d'un tranchoir, pourquoi n'avoir pas usé plus tôt
de cette coutellerie? La bête sait-elle ce qu'elle prétend savoir ? L'orchestre
qui avait continué de jouer jusqu'à l'engloutissement du Titanic savait, lui,
que le paquebot coulait, inexorablement tandis que la classe dirigeante
française ne partageait en rien cet héroïsme, car elle savait et ignorait,
selon une mixture et un salmigondis dont les semi-évadés de la zoologie
ignorent la recette. Comment peser la semi connaissance du monde et d'elle-même
dont s'alimente la cervelle de cette étrange espèce, sur quelle balance
apprendre à peser l'animal qui se sait informé, mais qui ne se l'avoue jamais
vraiment, à moins que des coups de massue sur la tête la mettent provisoirement
au parfum.
3 - A la découverte de l'animalité rationalisée
Que
l'orage grondant eût éclaté, que la pierre qui roulait sur la pente fût tombée
dans la plaine, que le fleuve grossissant fût sorti de son lit, que toute la
classe dirigeante se fût ruée dans les cuisines afin de confectionner à la hâte
les mêmes plats - et à l'aide des mêmes recettes - tout cela démontrait que
l'espèce humaine écoute ses clarinettes, ses trompetteries et ses
clochetteries. Mais si la valse des cérémonies rappelait que le chimpanzé
hypercérébralisé sauvegarde jusqu'à la mort ses rituels et ses liturgies
politiques et si les maîtres d'hôtel et les majordomes ne cessent de défiler,
et si les rosettes et les cocardes clopinent tout leur content. C'est que
l'ignorance invétérée et pourtant désirée du genre humain se veut à la fois
aveugle et inguérissable, donc propre à la bête suicidaire et soumise aux
électrochocs de la fatalité.
Du
coup, les sciences humaines de l'époque ont commencé de se dire qu'il fallait
commencer d'apprendre à regarder le Yahou de l'extérieur; car il se trouve ce
bimane se révèle doté d'une infime "lueur de raison", selon les dires
et les écrits d'un certain Jonathan Swift. L'homme serait-il demeuré le
chimpanzé des forêts qui dansait sous la pluie à l'annonce d'un ouragan?
4 - Les aventures de l'historicité humaine
Mais
comment se faisait-il qu'une mutation du regard des historiens sur leur
matériau se fût déclenchée précisément au lendemain des évènements de 2014 en
Crimée, alors que le tissu des travaux et des jours des nations européennes
demeurait tout événementiel sur la scène internationale et ne semblait
nullement avoir changé soudainement de nature? Qu'y avait-il de nouveau dans la
notion même d'historicité pour qu'une refonte radicale de la pesée du
temps des nations s'imposât au sein de l'espèce simiohumaine? Il était bien
naturel, n'est-ce pas, que la guerre des empires présentât le spectacle
classique du vieillissement des armures demeurées entre les mains fatiguées des
générations précédentes, il était bien naturel, assurément, que le mot Liberté
se fût évaporé sur les brûle-parfums du vainqueur de 1945, il était bien
naturel, évidemment, que les encensoirs du messianisme démocratique se fussent
prélassés sur les coussins des narrateurs de l'épopée de 1789, il était bien
naturel, n'est-il pas vrai, que la Russie reconquît son territoire du XVIIIe
siècle et s'assurât l'accès de la Mer Noire, il était bien naturel, enfin,
qu'une Europe engloutie et progressivement dissoute dans l'atlantisme approuvât
d'un seul élan et sans avoir été seulement consultée le remplacement de son
portier, M. Rasmussen, un Danois, par M. Soltenberg, ancien premier ministre de
Norvège, tellement, dans les naufrages politiques, un homme de paille chasse
l'autre.
Mais,
derrière le décor qu'un néologisme vieux de deux décennies permettait de
qualifier d'événementiel, le regard que Clio portait sur notre espèce
avait entièrement changé d'envergure et de structure, parce qu'un siècle et
demi après la parution de L'Evolution des espèces de Darwin, le
rideau des heures se levait sur un tout autre spectacle et s'ouvrait sur un
paysage connu, mais jamais exploré, celui d'un animal plus projeté sur le
théâtre de ses songes que jamais. Comment l'historien moderne était-il devenu
un radiographe et un anthropologue de la vie de ses congénères dans le
fantastique religieux, comment avait-il conquis le rang d'examinateur et
d'interprète d'une espèce dont l'animalité spécifique commençait de se dessiner
en traits précis au spectacle de ses lectisternia?
La
lectica était la chaise à porteurs capitonnée des Anciens. Aussi, le
verbe sternere nous rappelle-t-il l'origine somptueuse des mots prosternation,
prosternement, sternum. Apprendre à lire notre histoire sur la rétine des
poulets du sacrifice, qu'on appelait des hostiae, n'est-ce pas
consternant? Certes, depuis Homère notre littérature s'efforce d'ouvrir l'œil
de Clio sur la bête dont les rêves sacrés conquièrent des empires capables de
terrasser la mort. Le siècle de Corneille avait tenté de peindre nos amours
avec, pour toile de fond, l'histoire sanglante de nos Etats et de nos rois.
Puis le XVIIIe siècle a mis le temps de notre histoire à l'écoute du rire et de
la farce; puis Balzac a peint l'humanité de son temps en anthropologue et en
biologiste de nos sociétés; puis Schiller a fait de l'histoire du monde le cœur
battant de notre espèce; puis Malraux a raconté la Condition humaine
sur le fond orchestral de la guerre d'Espagne et d'une évangélisation marxiste
dont la sotériologie submergeait la planète de son temps - mais, cette fois-ci,
ce n'est plus l'histoire apostolique des évènements qui éclaire le narrateur en
retour, mais la bête des autels, des sacrifices et des lectisternes d'autrefois
qui voit défiler des évènements eschatologisés sur la rétine d'un nouveau
rédempteur, la Liberté.
Le
basculement subit de la science historique des génuflexions dans l'examen
anthropologique des prosternations de l'humanité devant cette idole, a
subitement donné au philosophe, primo, une distanciation nouvelle, secundo
une proximité inédite: un recul transcendantal d'abord, parce que l'anecdotique
se noie maintenant dans l'ampleur de la vision du narrateur stellaire, une
proximité ensuite, parce que le récit historique classique s'incruste désormais
dans le discours englobant des observateurs sommitaux de la bête. On ne
comprend plus les évènements à l'écoute des évènements eux-mêmes, on les pèse
sur la balance des regardants de Sirius. C'est cette distanciation soudaine de
la raison des historiens attachés à fabriquer le cerveau de la bête qui donne
derechef à une théologie soudainement redevenue prospective - donc à nouveau
greffée sur une anthropologie abyssale et sacrilège - une scientificité qui met
le pape François en position de psychanalyste de la vie mystique et en
explorateur virtuel des méthodes d'une science mondiale iconoclaste. L'animal
immergé de naissance dans le temporel inspire désormais une politologie
rationnelle à vocation planétaire. La vision blasphématoire des mystiques
féconde en secret une psychologie expérimentale étendue à l'histoire et à la
politique de la bête des origines à nos jours.
5 - Les déconfitures de la postérité de Machiavel
Pour
illustrer ce point décisif, rappelons que, depuis le Ve siècle avant notre ère,
la politologie occidentale et la science historique se divisent entre les
constructeurs de cités idéales d'un côté, tous issus de la République
parfaite, mais imaginaire de Platon, et les réalistes de l'autre, dont le Thrasimaque
du même Platon, avait mis en scène l'esprit pratique et le cynisme politique.
Depuis
Thucydide ou Tacite, la science historique oscille entrez Ménélas et Iphigénie,
Cléon et Antigone, Montesquieu et Joseph de Maistre, Machiavel et Karl Marx,
Hérode et Jésus-Christ. Mais si la politologie sérieuse se trouve entre les
mains des réalistes, leur devoir était de se doter d'une connaissance
spéléologique de la bête onirique, parce qu'on ne saurait raconter
objectivement les guerres de religion du XVIe siècle et prétendre se visser le
casque de la science des utopies sur le tête si l'on n'a pas de connaissance
des enjeux politiques et psychiques qui pilotent les délires théologiques de la
bête.
Ce
blocage neuronal des sciences humaines et la chute de leurs méthodes dans une
paralysie des anthropologies de laboratoire remonte précisément à Machiavel, ce
grand humaniste et ce passionné de politique expérimentale qui, le premier, a
osé se donner l'histoire du monde pour champ d'observation et de vérification,
mais qui ne pouvait conduire la politologie de son siècle à un décryptage
psychologique et anthropologique des mythes dont la cervelle de la bête se
révèle le théâtre, parce que son époque l'interdisait encore par la peur la
plus efficace, celle du bûcher. Né en 1469 et mort en 1527, le prudent
Florentin passe à pas feutrés sur les guerres rarissimes que Cicéron appelait
des bella pro religionibus suscepta - en ces temps reculés, les dieux
des vaincus passaient sans rechigner dans le camp des vainqueurs et sans se
faire tirer longtemps l'oreille.
Mais
les évènements d'Ukraine interdisent désormais à la politologie scientifique
d'ignorer les rouages et les ressorts planétaires de l'humanité religieuse,
parce que les défenseurs des autels pseudo universels de la Liberté américaine,
débarqués à Kiev à coups de milliards de dollars se sont révélés une masse
d'ignorants, de profiteurs et de corrompus. Du coup, le vieil humanisme
européen n'est plus de taille à donner à la Russie la boussole d'une
connaissance anthropologique de l'encéphale des évadés de la zoologie.
Si
les évènements mondiaux n'avaient pas illustré la chute du mythe
démocratico-chrétien dans un machiavélisme au petit pied et si une religion de
maffieux de la Liberté n'avait alerté le cerveau endormi du culte chrétien, la
science historique des nouveaux regardants de la bête n'aurait pas conquis un
recul post-darwinien à l'égard de la boîte osseuse de l'animal prosterné de
naissance devant sa propre image glorifiée à l'école de ses auréoles verbales?
Avec
une Crimée encastrée entre l'Amérique des croisés de leurs abstractions
célestifiées et une Russie éclairée par les jeux de Sotchi, la scène illustre
désormais une conjonction saisissante entre l'histoire christianisée du cerveau
simiohumain et le récit en images évangélisées des évènements historiques les plus
sanglants; mais l'anthropologue moderne dispose-t-il d'ores et déjà d'un champ
d'observation unifié, délimité et localisé des aventures cérébrales de l'animal
dont nous parlons? Dans ce cas, le pape François et la Russie proposeraient-ils
à la politologie mondiale et à la science historique une nouvelle plateforme
épistémologique de la connaissance universelle du genre humain.
6 - Le message de Sotchi
Pour
tenter d'approfondir cette question dans la postérité épistémologique et
méthodologique de Machiavel, il faut commencer par rappeler qu'une éthique de
la politique et de l'histoire se révèle nécessairement le moteur secret de de
l'humanité. Aussi l'ex-empire des Tsars a-t-il couronné la fête des corps
glorifiés par leur musculature par la fête des marathoniens de leur soleil.
C'est au nom de Tolstoï, de Gogol, de Dostoïevski, de Tchékhov, de
Soljenitsyne, de Chagall de Tchaïkovski, de Rimski-Korsakov, de Rachmaninov que
la Russie de ses étoiles et de ses œuvres a convié la planète à renouveler
l'alliance de la lumière éphémère des ossatures avec les flambeaux éternels de
l'intelligence russe.
La
Grèce antique n'a pas appelé les Platon, les Sophocle, les Eschyle à couronner
de la tiare d'Homère les corps de ses athlètes; et ce fut à l'écoute de l'âme
de la civilisation mondiale que les écrivains, les compositeurs et les poètes
de l'âme de l'humanité sont allés triompher dans le stade à Sotchi. C'est cette
Russie-là que la France de la raison appelle à secourir l'Europe des barbares
mécanisés.
Car
le Vieux Continent, lui aussi, a longtemps enfanté des fils mémorables de la
lumière du monde. Puisse la nation de Catherine II et de Pierre le Grand
écouter les appels du génie agonisant de l'Europe - car ce soleil mourant nous
annonce, en retour, que l'heure est propice à un nouvel élan spirituel et
politique de l'ex-empire des tsars sur la scène internationale.
Je
disais plus haut que la crise ukrainienne changera l'interprétation de
l'histoire du monde, parce qu'il sera impossible aux Etats-Unis d'entraîner
longtemps ses vassaux dans une défense des idéaux frelatés de la démocratie de
Kiev, parce qu'il sera impossible à une classe ukrainienne aussi corrompue que
la précédente de prendre la tête de la civilisation de la Liberté, de l'Egalité
et de la Justice: il n'y a pas de lord Byron caché dans les coulisses de la
démocratie planétaire pour chanter les retrouvailles d'une Hellade de pacotille
avec des contrefaçons du mythe de 1789.
7 - La Russie et l'avenir de l'Europe de la pensée
Le
champ d'exercice le plus décisif des exploits de la raison du monde qu'il
appartient à la France et à la Russie de féconder côte à côte est celui d'une
connaissance abyssale de l'âme cachée de nos deux pays. Savez-vous que la
nation laïque, la nation "incroyante", la nation de Descartes et des
droits universels de l'intelligence rationnelle est également celle des
Bernanos, des Péguy, des Claudel ? Comment expliquez-vous cette convergence? Se
pourrait-il que le souffle ascensionnel de la France fût précisément celui
d'une mystique orientale dont l'orthodoxie russe se veut l'héritière?
Dans
ce cas, la "théologie de l'esprit" dont l'Europe et la France se
nourriraient depuis longtemps, mais secrètement, se mettrait à l'écoute de
saint Jérôme, de saint Grégoire de Nysse, de saint Grégoire de Naziance, de
saint Jean Chrysostome. D'un côté, comment recevrions-nous le message
civilisateur des jeux olympiques d'hiver de Sotchi si nous méconnaissions la
nature de la fête de l'esprit et des corps dont la Russie a offert le spectacle
à un Occident médusé, de l'autre, la Russie des profondeurs rappelle à une
Europe oublieuse de ses sources orientales que l'Occident de la Renaissance se
fonde tout entier sur la redécouverte des lumières du Moyen Orient et que nous
devons aux hellénistes du XVIe siècle la traduction en latin des mystiques
orientaux que l'empire romain moribond avait à peine commencé d'entreprendre.
Depuis
lors, nous avons reperdu la mémoire des ascensions de l'intelligence critique
dont les mystiques orientaux présentent le théâtre aux alpinistes de la vie
intérieure de l'humanité. Depuis vingt-cinq siècles, la philosophie mondiale se
demande comment distinguer clairement la raison, que les Grecs appelaient
également le savoir, de la simple opinion publique, qui est désordonnée,
irraisonnée et flottante. Mais, chez Kant déjà, la notion utilitaire de raison
a fait naufrage dans le superficiel, tellement l'analyse de la généalogie
psychobiologique des principes qui régissent la logique d'Aristote et la
"raison pure" ont porté la quête du "rationnel" occidental
à la critique des sécrétions tridimensionnelles de la bête cogitante - celle
que les Anciens avaient baptisée l'animal rationale.
Du
coup, nos premiers anthropologues transcendantaux commencent de se demander, in
petto et dans la postérité de Nietszche, si la vraie "vie
spirituelle", comme on disait, ne serait pas liée à une ascèse
purificatrice de la notion de raison. Cette symbiose entre les corps et les
voix était à l'œuvre à Sotchi- mais les organisateurs des jeux ne savaient pas
à quel carrefour de cette coalescence mystérieuse le dieu Kronos leur avait donné
rendez-vous - à savoir, le carrefour où l'âme de la Russie débarquait dans le
stade olympique. Quels sont les ultimes secrets psychiques d'un évadé de la
zoologie que ses chromosomes voudraient rendre ascensionnel dans l'arène du
monde?
Décidément,
les ressorts de l'élévation humaine ne se cachent pas dans les rouages des
dogmes impérieux que professe une théologie de juristes. Hier encore, le Saint
Siège se voulait tout imprégné d'un esprit doctrinal et césarien. Mais quoi de
plus étranger à la philosophie des Grecs dont l'Orient chrétien demeure
pourtant tout imprégné! Par delà l'esprit de discipline des armées, le souffle
qui inspire l'embryon de raison de notre espèce n'a jamais été militaire.
L'orthodoxie de l'Eglise russe a hérité du génie irénique de Socrate, et elle
en a fait don à la civilisation mondiale - Gogol, Dostoïevski, Tolstoï
respirent à la même hauteur que Péguy, Bernanos, Claudel. C'est pourquoi Paris
a servi, sans s'en douter le moins du monde, de caisse de résonance universelle
à la postérité d'une "théologie de l'esprit " inspirée par des saints
étrangers à la hiérarchie des guerriers.
Comment
Cervantès, Swift, Shakespeare, Rabelais, Molière auraient-ils trouvé leur
souffle littéraire dans la fruste théologie du père de famille des Romains ?
C'est aux côtés de Gogol, de Tolstoï, de Dostoïevski, que la France demande à
la Russie de l'aider à changer le regard du monde sur l'histoire de l'esprit et
de l'âme de l'humanité; et c'est pourquoi, le 26 mars 2014, le pape François,
qui a débarqué sur la scène de la politique internationale par l'exploit
d'aider la Russie à tuer dans l'œuf la guerre de Syrie, a dit au croisé
d'outre-mer d'une Liberté démocratique armée jusqu'aux dents que la guerre est
toujours une défaite du genre humain tout entier et que la vie spirituelle
passe par la compassion franciscaine.
8 - Le pape François et la Russie
Qu'est-ce
que la compassion en tant qu'échiquier d'une politologie mondiale ? On sait
qu'à partir de la Réforme de Luther et de Calvin, la France républicaine se
cache à elle-même et - jusque dans l'enceinte de ses écoles publiques - la
criante évidence que la raison européenne du XVIe siècle a tourné résolument le
dos à Thomas d'Aquin, le juriste de Dieu et le philosophe aristotélicien. Cela
ne peut s'expliquer que si, de génération en génération, la culture et la
pensée de l'Occident ont pris en secret la direction opposée à celle d'un
empire de conquérants. Tentons d'expliquer cela à la lumière d'une
anthropologie ambitieuse de sonder les profondeurs psychobiologiques des
fuyards du règne animal.
Le
pape François est un théologien italien et sud-américain initié aux secrets de
l'ascension intérieure des mystiques orientaux. Le seul fait qu'il se soit
nourri des fruits de la spiritualité orthodoxe crève les yeux de tous les
connaisseurs de l'histoire des théologies monothéistes. Mais il se trouve que
François d'Assise avait retrouvé d'instinct l'évangélisme irénique de l'Eglise
d'Orient. Qu'est-ce d'autre d'accorder tous ses droits à l'esprit saint,
qu'est-ce d'autre de faire prendre au "souffle de Dieu" le pas sur
une hiérarchie ecclésiale militarisée par le couple guerrier du Père et du
Fils, qu'est-ce d'autre que d'accorder le premier rang à l'alliance des poètes
et des saints, qu'est-ce d'autre que d'attirer l'attention des chancelleries du
monde entier sur la souffrance des peuples jetés jour après jour dans la
géhenne d'une histoire ensauvagée, qu'est-ce d'autre que tout cela, sinon
délégitimer le culte pour des idéalités à la fois abstraites, idolâtres et
enragées, qu'est-ce d'autre que de frapper d'ostracisme les promesses du salut
que véhiculent les mots d'une théologie vaniteuse, qu'est-ce d'autre que d'en
appeler aux saints nourris du mythe symbolique de la descente de l'esprit saint
sur les disciples à la Pentecôte?
La
théologie orthodoxe est la fille aînée du mythe de la caverne, dont la
signalétique occupe une place centrale dans la littérature mondiale. Selon
Platon, l'humanité est demeurée plongée dans les ténèbres de l'ignorance, de
l'aveuglement et de la peur, l'humanité se montre tout entière ficelée par les
jambes et par le cou à un petit banc, l'humanité ne voit que des ombres défiler
sur un petit mur - mais un soleil brille par delà les ténèbres du monde. Si les
prisonniers de l'antre tentaient de monter vers le soleil et de recevoir la
lumière dans tout son éclat, ils se frapperaient de cécité, parce qu'il faut un
long apprentissage pour regarder la vérité en face. C'est cela, le message de
la spiritualité grecque, c'est cela, le feu de la France "chrétienne",
et c'est de ce feu-là que le génie commun à notre nation et à la Russie se
veulent les sentinelles et les flambeaux.
C'est
ce que nous examinerons de plus près la semaine prochaine.
Le
5 avril 2014