1 - Quelques prolégomènes à rappeler
En 1945, le
réalisme politique, c'est-à-dire un rationalisme fondé sur le bon sens le
plus élémentaire, avait à ce point quitté les esprits qu'une époque
nouvelle du monde essentiellement édénique, séraphique et évangélique,
allait inaugurer une ère entièrement hollywoodienne de l'histoire de
l'humanité. Aussi, personne n'osait-il seulement prendre le risque de
commettre le sacrilège et la profanation de se demander comment l'Amérique
victorieuse allait assumer le scénario en bande dessinée de sa victoire sur
notre astéroïde.
En ce
temps-là, le Président des Etats-Unis, Franklin Delano Roosevelt, un
infirme en chaise roulante, dirigeait l'Amérique depuis douze ans et allait
la diriger jusqu'à sa mort le 12 avril 1945, parce que la législation
américaine ne limitait pas encore à huit ans la présence au pouvoir du
locataire de la Maison Blanche. Celui-ci avait élevé à la vice-présidence,
c'est-à-dire à la fonction d'achever son mandat en cas de décès, ou
d'incapacité physique, un ex-chemisier en faillite du nom d'Harry Truman,
un vétéran de la seconde guerre mondiale qui ne pouvait lui porter ombrage.
Mais Roosevelt savait que la première exploitation de la victoire de
l'empire américain serait la construction d'une flotte de guerre à
l'échelle mondiale et qui, pour la première fois, sillonnerait toutes les
mers du globe, parce que depuis la défaite d'Athènes devant Sparte, il
était admis que la domination des océans était la clé de la suprématie
absolue d'une nation.
Cette
difficulté allait se trouver renforcée par la propulsion nucléaire des
mastodontes marins porteurs d'avions et d'hélicoptères de combat. Roosevelt
a eu raison jusqu'en 2015, parce que la capacité des missiles tirés de la
terre à la vitesse de cent km à la minute et capables de localiser avec précisions
les porte-avions, ne date que de 2015. Aussi Roosevelt avait-il reçu tous
les chefs d'Etat européens de l'époque sur son navire-amiral et un seul
avait refusé cette invitation impériale, un certain Charles de Gaulle,
qu'on avait traité de prima donna pour ce motif.
2 - Esquisse d'une Europe américanisée
Aujourd'hui,
quinze ans jour pour jour depuis l'inauguration de ce site, l'heure a sonné
du rendez-vous du genre humain avec une science simiantropologique. J'ai
publié sous le titre Une histoire de l'intelligence (Fayard
1986). Car un animal au cerveau en évolution se trouve nécessairement en
transit entre deux espèces inégalement et diversement évadées de la
zoologie pour avoir chu dans des mondes imaginaires. Il est désormais
devenu évident que la montée en puissance de la Russie, de la Chine et
bientôt, de l'Inde , illustre déjà la nature fantastique, donc illusoire
d'une OTAN dont M. Kerry, ministre des affaires étrangères des Etats-Unis,
vient de reconnaître publiquement l'impossibilité d'en précipiter l'apparat
aussi titanesque que déconnecté de la réalité contre la Russie et la Chine.
Du coup, il
apparaît que l'expansion politique et militaire de l'Amérique de 1945 à nos
jours n'a jamais reposé sur une alliance militaire entre Etats souverains,
mais sur l'implantation de bases militaires américaines de Ramstein en
Allemagne, à Naples et à Syracuse et de Mons jusqu'aux frontières de la
Russie.
Or, aucun
des candidats actuels à la présidence des Etats-Unis ne propose autre chose
que des relations plus souriantes entre la Maison Blanche et l'Europe; et
aucun d'entre eux n'ose seulement évoquer la tragédie qui s'annonce à
savoir que les bases américaines ne sont autres que le véritable
parachèvement de l'exploitation par l'empire américain de sa victoire de
1945, c'est-à-dire la mise en servage de l'Europe. La véritable tragédie
que j'annonçais en 2001 ne sera autre que le refus résolu des Etats-Unis
d'abandonner une occupation militaire constitutive du piton de granit de sa
domination.
Or,
l'Europe n'osera ni procéder manu militari à cette
expulsion décisive, ni jamais se donner les moyens militaires d'y procéder
qu'avec l'aide résolument guerrière de la Russie, de la Chine, de l'Inde
et, demain, de l'Amérique du Sud.
Tel est le
tragique qui s'annonce en ce début du XXIe siècle, dont le génie du pape
François a prévu les conditions, à savoir, primo, une tentative
de neutralisation d'Israël fondée sur son entrée dans l'empire du salut
sans passer par la rédemption jusqu'alors monopolisée par Jésus-Christ, secundo,
par une tentative d'unification du monothéisme chrétien qui passera par un
essai d'alliance, jamais envisagée depuis 1045 entre la papauté romaine et
l'orthodoxie russe.
3 - La spécificité culturelle de la France
Qu'une
civilisation rouie par tant de siècles d'expérience de la politique soit
sortie de l'histoire quasiment en catimini et sur la pointe des pieds, ne
sera ni expliqué, ni seulement raconté aux générations futures, parce qu'il
faudrait, en tout premier lieu, que la science historique française se
fabriquât les microscopes et les télescopes dont les lentilles
l'éclaireraient quelque peu sur le fond du sujet.
Mais pour
cela, il faudrait apprendre à réfuter deux ignorants colossaux, le
Président de la République et sa ministre de l'éducation nationale, Mme
Vallaud-Belkacem, qui ont décidé de rayer d'un trait de plume le Siècle des
Lumières du champ de la connaissance historique de la France.
Car le
Siècle des Lumières est à l'origine de ce qu'il était convenu d'appeler
"l'exception culturelle française". C'est au cours du
XVIIIe siècle, qu'un public de bourgeois a commencé d'occuper les salles
des théâtres; c'est au XVIIIe siècle que le mot nation a
remplacé le mot monarchie dans toutes les gazettes. Ce
public était moins affiné que le public aristocratique qui applaudissait le Figaro de
Beaumarchais; mais c'est lui qui a donné à la France une vaste
intelligentsia informée du monde littéraire et capable d'entrer dans la
psychologie de l'auteur et à reconnaître un écrivain à son pas.
Prenons les
attendus du jugement du 7 février 1857 qui a innocenté Flaubert de
l'accusation d'outrage public aux bonnes mœurs pour avoir publié Madame
Bovary. Le procureur était un imbécile qui s'était exclamé "le
mollet, le mollet" parce qu'il était indécent d'user d'un terme
aussi cru. Or, le juge ne rend pas uniquement compte de l'ouvrage en
critique littéraire professionnel, mais en lecteur familier de l'art
d'écrire. A ce titre, il se révèle un vrai connaisseur, il souligne avec
justesse la nouveauté, la force et l'originalité de Flaubert, il le montre
traitant de son sujet en analyste et en grand lettré d'un thème, il ouvre
un territoire nouveau à l'art romanesque et brise avec les conventions du
roman sentimental du temps.de l'époque.
Certes,
dans les semi-dictatures, il règne une semi-orthodoxie qui contraint
l'autorité publique à prononcer du bout des lèvres un blâme officiel. C'est
ainsi que le jugement souligne "qu'à ces divers titres l'ouvrage
déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature
doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en
épurant les mœurs plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant
le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société".
Mais je
vous assure que, de nos jours encore, vous ne trouverez rien d'équivalent à
ce type de tribunal en Angleterre, en Allemagne ou dans les pays du Nord, où
le lectorat cultivé et censé compétent est encore composé d'escadrons
d'esprits scolaires.
4 - La scolarisation de la philosophie française
En
revanche, et bien que la France soit le seul pays au monde où la dernière
année du lycée soit dominée par l'enseignement intensif de la philosophie,
discipline bénéficiaire en outre, au baccalauréat, du coefficient le plus
élevé d'appréciation des aptitudes des candidats, il ne s'est en rien
constitué en France une intelligentsia nombreuse initiée à la philosophie
qui se montrerait capable d'en faire un sujet de discussion naturel.
On sait que
la fille de Mme de Sévigné, Mme de Grignan, était une lectrice passionnée
de Descartes, Mme de Staël se présentait en philosophe, Mme d'Epinay
logeait Rousseau, Mme du Chatelet se passionnait pour Newton. Pourquoi
n'était-il pas né d'intelligentsia de la philosophie en France? Parce que
l'éducation nationale s'est aussitôt ruée dans une tâche exclusivement
civique - celle-là même que Socrate combattait dans le Théétète.
Certes, il fallait bien initier les Français à une discipline qui
substituait à l'expression des opinions subjectives et sentimentales - la doxa -
des jugements fondés sur un savoir rigoureux et soutenu par des
raisonnements exclusivement pilotés par l'esprit de logique - l'épistèmè ou
la sofrôsunè.
C'est à bon
droit que l'éducation nationale a jugé cette pédagogie primordiale, mais
elle conduisait au même exercice que celui de la scolastique du Moyen-Age,
c'est-à-dire à la disputatio, donc à la dissertation dans
laquelle l'élève présente des arguments pro et contra, pour
aboutir à une prétendue synthèse, toujours pré-conditionnée par
une problématique fournie d'avance et dont les présupposés ne sont jamais
examinés.
C'est
pourquoi il n'existe pas en France d'intelligentsia nombreuse et capable de
débattre du Théétète de Platon ou du Traité
de la méthode de Descartes, qui analyserait les fondements
psychophysiologiques inconscients qui pilotent les présupposés des
problématiques, ou des catégories chargées de cadenasser en sous-main les a
priori de la Critique de la raison pure de
Kant.
Quand tel
homme politique se déclare atlantiste, il ignore de quoi il parle
- on est atlantiste comme on est socialiste ou de
droite et cela se discute en toute superficialité autour d'une
tasse de thé. Il se trouve qu'une science des fondements anthropologiques
et pour ainsi dire, des origines psychobiologiques des savoirs, demande une
profondeur d'esprit à mille lieues des conversations de salon. Car si
l'homme est un animal au cerveau évolutif, cette espèce se trouve
nécessairement en transit entre deux états de l'animalité proprement
humaine. Il faudra donc apprendre à fabriquer, d'un siècle à l'autre, une
balance de précision dont les plateaux pèseront le degré de cérébralité du
simianthrope.
Qui a lu l'Introduction
à la philosophie de l'histoire de Raymond Aron, qui enseigne
que la philosophie de l'histoire est la clé de toute intelligibilité de
l'évolution de la pensée humaine. Il n'existe pas de penseur qui n'ait
creusé son sillon sur le territoire de l'histoire et de la politique
vécues.
5 - Une
parenthèse en trompe-l'œil, mais avec une digression indispensable
Je m'excuse
de la contrainte qui m'est imposée d'évoquer un instant mon propre cas,
mais cela est nécessaire à la compréhension de l'incomplétude de
l'exception culturelle française.
On sait
qu'en France les tribunaux d'appel sont beaucoup plus politiques que les
tribunaux de première instance, qui avaient condamnés les Editions
Gallimard pour escroquerie pure et simple: il s'agissait de réduire mes
droits d'auteur de moitié sur La Caverne jusqu'à
l'extinction de la propriété littéraire qui s'éteignait alors un
demi-siècle après le trépas de l'auteur. J'étais indifférent à cette
question, puisque je n'ai pas de descendance. Mais je voulais démontrer la
prééminence des marchands sur les créateurs et combien l'absence d'une intelligentsia
philosophique française va s'articuler avec la sortie actuelle de l'Europe
de l'histoire réelle du monde.
Or, le juge
de première instance a aussitôt été promu en cour d'appel, instance
politique. Le jugement n'a pas été modifié d'une virgule sur le fond, mais
il a été purement et simplement déclaré que l'éditeur a le droit de fixer
librement le prix de vente au public, même afin de se venger d'un auteur,
et cela en rendant impossible la vente de son ouvrage. Mme Françoise
Giroud, alors Ministre de la culture de M. Giscard d'Estaing me l'a
expressément confirmé par écrit.
Mais si les
jugements philosophiques se trouvaient juridiquement motivés à la même
enseigne que les jugements littéraires, la jurisprudence française se
trouverait radicalement empêchée d'user de deux poids et de deux mesures.
Or, le juge de première instance n'avait pas lu l'ouvrage qui dépassait par
trop ses compétences et il s'était contenté d'invoquer l'autorité de la
célèbre Bibliothèque des idées et de mentionner les "invitations
flatteuses" dont "j'avais été honoré, notamment à
Princeton".
6 - Un protecteur métamorphosé en occupant
Croyez-vous
que s'il existait en France une intelligentsia philosophique du poids de
celle dont bénéficie la littérature, il aurait été possible de faire
accepter au pays un attrape-nigauds d'un infantilisme politique stupéfiant,
lequel avait permis de faire adopter par les plus hautes institutions élues
au suffrage universel, une alliance atlantique fantomatique et présidée par
le général américain placé à la tête de l'OTAN, à seule fin de cadenasser
toutes les nations de l'Europe ainsi que le Canada, l'Australie, la
Nouvelle Zélande et même la Turquie pour faire bonne mesure et pour créer
l'illusion d'une véritable défense soi-disant européenne?
Il crève
les yeux que cette construction est mythologique par nature et par
définition, parce qu'aucune de ces nations ne sera attaquée sur son sol par
la Russie ou la Chine. En revanche, cette alliance vaporeuse et privée de
contenu militaire réel permettait d'implanter durablement en Europe cinq
cents forteresses américaines autonomes et souveraines qui rendaient réalisable
l'élimination de fait de tous les Etats, pourtant censés demeurer
indépendants du Vieux Monde.
Le Général
de Gaulle avait osé déjouer ce piège en pleine guerre froide et avant qu'il
fût devenu par trop grossier en raison de la disparition de l'Union
soviétique. Car, à l'heure où l'hypothèse d'une invasion armée de l'URSS
n'était pas radicalement exclue en raison de l'élan messianique qui
soulevait le prolétariat mondial sur le modèle de l'expansion foudroyante
du christianisme au premier siècle de notre ère, il n'était pas
fantasmatique d'imaginer un tsunami des masses laborieuses.
Mais à quel
point l'encéphale moyen du simianthrope est sensible au pouvoir de
persuasion qu'exerce la seule force des armes a été démontré par le fait
que la chute du mur de Berlin, au lieu d'anéantir instantanément la
puissance américaine, puisqu'elle y perdait le prétexte d'un vocation
para-évangélique, on a vu le monde entier chanter subitement la victoire
définitive des Etats-Unis, désormais délivrés de tout rival à leur
expansion illimitée, alors qu'à l'instant même toutes les bases militaires
américaines changeaient subitement et radicalement de statut pour se
transformer en troupes d'occupation contre un ennemi imaginaire.
7 – L’effrondrement programmé du mythe européen
On voit que
si l'Europe a d'ores et déjà glissé hors de l'histoire, c'est pour deux
motifs complémentaires : d'un côté, comment un continent fait de bric et de
broc se donnerait-il jamais une unité et une volonté politiques sur la
scène internationale? Mais, dans le même temps, comment une Amérique
empêchée de venir croiser le fer sur le terrain face à la Russie et à la
Chine et empêchée d'enflammer ses vassaux d'une ardeur de croisés au profit
de sa propre suprématie par le mythe démocratique, pourrait-elle persévérer
dans son expansion?
Aussi
l'Italie a-t-elle signé des contrats pour dix-huit milliards d'euros avec
l'Iran et le ministre de l'économie français et M. Macron a-t-il engagé la
France dans d'intenses tractations industrielles avec la Russie, alors que,
dans le même temps, quelques fonctionnaires européens, achetés en sous-main
par les Etats-Unis, prétendent perpétuer les sanctions non seulement contre
la Russie, mais contre l'Iran, auquel il serait subitement interdit de
fabriquer des missiles. Même la Suisse a passé outre à ces nouvelles
exigences.
8- Débâillonner une civilisation
L'Europe
actuelle s'est déjà vaporisée pour cause d'irréalisme sur la scène
internationale en raison de son éclatement grouillant dans une
provincialisation des affaires. On assiste à la fois à la chute de la
crédibilité politique de l'empire américain et à la disparition parallèle
du Vieux Continent comme acteur autonome et devenu un ramassis de
démocraties bananières.
Mais, dans
ces conditions, comment voulez-vous que l'occupation de l'Europe par cinq
cents bases américaines puisse se rendre durable. Comment le thème central
de ce site, celui du renvoi dans leur patrie des troupes d'occupation, ne
devienne pas, dans peu de temps, le vrai combat d'une Europe déficelée?
Et puisque
Homère avait fait de nous une civilisation de la parole, apprenons à nous
débâillonner avant de nous désenchaîner.
Le 4 mars 2016
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