La condition humaine
1- L'humanité physique et l'humanité réflexive
2 - Les embarras théologiques de la République 3 - L'irrationalisme laïc 4 - une espèce prise en étau 5 - La responsabilité intellectuelle de la France 6 - L'inculture des Etats et la géopolitique 7 - Les deux enfers 8 - La viabilité des évadés de la zoologie 9 - La planétarisation des décadences 10 - Les vigies du néant
Parmi les ouvrages dont
l'interprétation de leur postérité intellectuelle pourrait nous aider à
prendre le chemin d'une anthropologie moins titubante que la nôtre et déjà
prospective, il faut compter: L'Essai sur l'accélération de l'histoire
de Daniel Halévy (1948); le Précis de décomposition de EM
Cioran (1949), Fin de partie (1957) de Beckett, la Colonie
pénitentiaire de Kafka (1919), La Condition humaine
(1933) de Malraux. Mais les lecteurs qui ont lu mes décodages peu orthodoxes
de quelques contrebandiers et violeurs de frontière savent déjà que
l'histoire est toujours à la traîne de la réflexion et qu'une herméneutique
prometteuse porterait sur le décryptage de l'encéphale d'une espèce devenue
semi pensante.
Voir - Mon Panthéon 2 , 18 janvier 2014
- La déraison du monde, 26 avril 2014
Car seule une science historique
et une géopolitique armées d'un télescope nous permettraient de poser la
question de savoir si notre civilisation arbore d'ores et déjà des signes
avant-coureurs de son anéantissement ou si un bimane ultra mondialisé par ses
technologies se révèlera capable de résoudre les apories liées à son hyper
développement.
Nous ne savons pas si la
mécanisation intensive de la production des marchandises trouvera des
débouchés en accélération constante ou si cette automatisation universelle
des fuyards de la zoologie les conduira à un auto-étranglement sans remède.
Jamais encore le simianthrope n'avait eu à résoudre une contradiction aussi
strangulatoire. Il se trouve, de surcroît, que la bête programmée depuis le
paléolithique sur le modèle de divers mythes religieux passe sans relâche
d'un univers mental limé sur la meule de ses songes à un cosmos asséché par
le tarissement ou l'exténuation de ses délires sacrés. Les évadés de la nuit
originelle ne sont-ils viables qu'au prix de leur placement définitif sous le
joug ou la couronne de leurs cosmologies fabuleuses ou bien ont-ils
rendez-vous avec un blocage de leurs neurones tour à tour incurable et
guérissable? Quelle est la psychobiologie qui commande l'évolution des
fantasmes rédempteurs qui se gravent d'un millénaire à l'autre dans les
sotériologies cosmologiques de cet animal épouvanté et béatifié?
La question de la vie
eschatologique de l'humanité a débarqué depuis des décennies dans la
politique intérieure et extérieure de la France. Mais la République est aux
abois ; elle ne sait plus que répondre aux centaines de jeunes gens qui
s'enrôlent en toute innocence dans la guerre sainte censée répondre aux vœux
ardents du prophète Muhammad en Syrie. M. Hollande n'est pas théologien pour
un sou. C'est en toute candeur laïque et le cœur sur la main qu'il déclare
aux croisés d'Allah que la religion musulmane ne saurait prôner une guerre du
salut qu'il qualifie de "terrorisme religieux".
Il se trouve seulement qu'une
divinité triphasée, mais dont la justice unifiée a noyé toutes ses créatures
à l'exception d'un seul rescapé dont nous serions tous les descendants
transis, il se trouve seulement qu'un juge infaillible et qui nous rôtit
depuis lors à la pelle dans ses souterrains, il se trouve seulement que ce
monstre aurait des leçons d'équilibre mental et de courtoisie à recevoir d'un
Président de la République française un peu mieux informé de la nature des
Célestes. Qu'en est-il du trio qui se partage la même chambre des tortures
depuis que ses malheureuses créatures se sont à nouveau effrontément
multipliées?
Mais si un M. Hollande plus
instruit s'avisait d'expliquer ces mystères aux enfants, s'il leur disait que
les dieux sont cruels à l'image de leurs cruels inventeurs et qu'il
appartient à leurs interprètes les plus talentueux de les civiliser peu à peu
- ce qui n'est pas près de convaincre leurs adorateurs les plus sauvages - il
violerait la Constitution de la Ve République, qui enjoint à l'Etat de la
Liberté et de la Justice de respecter la barbarie des croyances les plus
sanglantes. De plus, une jeunesse qu'alerterait l'ambiguïté des propos d'un
chef de l'exécutif au courant de l'histoire du monde lui demanderait en
retour si les dieux existent hors de l'encéphale de leurs fidèles. Car leurs
pédagogues les plus doués les font changer de nature et les éduquent avec
tant de lenteur qu'ils ne les font passer de l'état le plus sauvage à une
vapeur qu'au prix de mille tracas - ce qui désarme tout l'appareil de leur
justice et réduit leurs châtiments les plus effroyables à une gesticulation
ridicule. Faut-il précipiter les nations dans la petite ou la grande
délinquance si seule une saine épouvante dompte la bête respectueuse des
fouets de ses dresseurs? Comment un Jupiter privé de la sainteté de ses
supplices serait-il crédible aux yeux des tigres et des lions prosternés
devant ses foudres et ses grâces alternées?
Certes, le peuple français a
cessé, depuis près de deux siècles, de proclamer l'existence de Dieu par la
voix du suffrage universel, comme Napoléon 1er le lui avait demandé; mais si,
dans le même temps, vos trois monothéismes vous livrent encore pieds et
poings liés à des tortures posthumes perpétuelles, c'est parce que le hiatus
entre des classes dirigeantes de plus en plus instruites et l'inculture des
masses remonte seulement à Platon. On sait que le Ve siècle avant notre ère a
vu soudainement des philosophes éloquents courir dans les rues à Athènes.
Certes, leurs cohortes se sont montrées trop habiles à manier une scolastique
de prétoire; mais leurs phalanges sont néanmoins parvenues à imposer les
règles de la pensée logique et le carcan des syllogismes d'Aristote à la
conduite des cités; et ils ont réussi à faire régner le terrorisme des
raisonnements impeccables de la dialectique jusque dans l'arène de
l'incohérence du monde.
Puis l'esprit rationnel des
juristes romains a permis de porter au pouvoir quelques empereurs lettrés -
Hadrien, Trajan ou Marc-Aurèle. Mais sous la République déjà, une classe
d'avocats coûteusement initiés à l'éloquence raisonneuse et longuement
éduqués à l'école d'Athènes avait converti le pouvoir politique à l'élégance
de la littérature. Puis un cléricalisme chrétien à la syntaxe approximative
et au vocabulaire maladroit a reconduit les hommes d'action à une théologie
armée du glaive et des éclairs de la foi; et les bûchers de l'Inquisition n'ont
pas tardé à suppléer à la hache des bourreaux de Zeus. Il a fallu attendre le
XVIIIe siècle pour que se creuse derechef un fossé de plus en plus impossible
à combler entre les cosmologies mythiques armées de leurs potences et les
savoirs positifs fiers de leurs calculs.
Entre 1870 à 1940, la France
laïque a semblé profiter d'un répit dans la rivalité entre la sauvagerie des
gibets et la sauvagerie d'un Dieu de sac et de corde, mais il ne suffisait
pas d'imposer à tout le monde un apprentissage rudimentaire des règles de la
pensée logique, il ne suffisait pas de contraindre les écoles religieuses,
elles aussi, à engager des professeurs éduqués par un Etat prématurément
qualifié de rationnel, il ne suffisait pas d'user du biais des retraites
assurées sur fonds publics aux théologiens de la République, il ne suffisait
pas d'accorder des soins médicaux aux enseignants d'une foi sanglante et
d'acheter les écoles confessionnelles à un si haut prix.
C'était à une ignorance nouvelle,
celle de l'Etat laïc, qu'il aurait fallu porter remède. Or, depuis la fin du
XVIIIe siècle, la République n'avait en rien progressé dans la connaissance
des ressorts et des rouages des théologies. Pis que cela : le darwinisme et
la psychanalyse étaient demeurés aussi stériles dans les Etats rationnels que
l'héliocentrisme deux siècles durant dans les monarchies de droit divin.
Deux siècles après 1789, non
seulement les pédagogues d'un Etat censé être devenu logicien, mais toute
l'intelligentsia française de haut vol en ont oublié que le capital
psychogénétique des évadés de la zoologie les contraint à respirer dans deux
mondes qui les prennent en tenaille, l'un visible et tangible, l'autre
imaginaire. Or, aucune anthropologie scientifique ne saurait se fonder sur la
méconnaissance de cet étau universel. Aussi, la planète entière est-elle bien
vite retournée à la schizoïdie cérébrale qui caractérise un animal que la
nature a rendu onirique au berceau. En 1948, un Etat viscéralement juif s'est
fondé en Palestine et, dès 2014, la proclamation officielle de l'alliance
d'une ethnie avec un monothéisme local a manifesté avec éclat les droits
d'une cosmologie mythique sur la scène internationale tout entière. En 1989,
la Russie est retournée d'un seul élan au christianisme orthodoxe. Toute
l'Amérique du Sud est demeurée unanimement catholique tandis qu'aux
Etats-Unis le calvinisme fondait un protestantisme nationaliste des pieds à
la tête.
C'est pourquoi M. François
Hollande est tombé dans une ignorance sécrétée par des siècles de cécité
pseudo rationaliste sur les religions. Comment combattre la "guerre
sainte" en France et la soutenir en Syrie? Rien de plus simple: les
croisés d'Allah feront une redoutable association de malfaiteurs en France,
mais la Turquie et toute l'Afrique du Nord nous enverront en toute légitimité
des masses de croyants de Jahvé et d'Allah, parce que la scolastique
républicaine légalise toutes les croyances, mais sans en
"reconnaître" aucune et au prix de leur relégation vigoureuse dans
la vie privée.
Comment réarmer intellectuellement
les démocraties dites rationnelles si l'ignorance d'une anthropologie
sophistique abusivement qualifiée de scientifique frappe les Etats européens
et toute leur intelligentsia en plein cœur et si cet obscurantisme nouveau se
révèle plus dangereux que celui du Moyen-Age, parce qu'une République à la
fois censée laïque et ignorante des fondements philosophiques du concept de
laïcité ne se fait pas respecter longtemps dans l'ordre politique et se
trouve bientôt renversée par son inculture. Mais que faire si, comme à
l'heure de la chute du monde antique, la question du statut de l'encéphale
simiohumain se révèle derechef non seulement le nœud de la géopolitique mais
de la réflexion de la science anthropologique mondiale?
Mais il y a plus: l'œuvre entière
de Platon enseigne que les disciplines scientifiques ne sont pas en mesure de
peser leurs propres fondements cérébraux, donc de regarder leurs présupposés
de l'extérieur, faute de balance à peser un "dehors". Elles se
contentent donc d'améliorer sans relâche des performances aveugles à leur
propre statut anthropologique. Mais il leur suffit pour cela de multiplier
des exercices censés rendus intelligibles par les succès pratiques de leurs
présupposés méthodologiques. S'il en est ainsi des auto-paiements inlassables
dont se nourrissent la géométrie et la physique, ce sera à plus forte raison
que les théologies se rendront compréhensibles à la lumière de leur propre
axiomatique. Mais la connaissance scientifique de l'histoire et de la
politique s'en trouveront frappées d'une quadriplégie inguérissable parce que
la France n'a pas fait bénéficier les méthodes des sciences humaines de
l'avance virtuelle, mais considérable que la loi de séparation de l'Eglise et
de l'Etat semblait lui avoir potentiellement donnée en 1905.
Pourquoi ce grippage? Pourquoi
n'avoir pas déposé la notion d'intelligibilité scientifique sur les
plateaux d'une balance à peser le contenu anthropologique des signifiants ?
Parce qu'on jugeait urgent de libérer l'Etat de l'étau politique de l'Eglise
catholique. Cet objectif seulement pratique, donc à courte vue, avait nourri
toute l'œuvre du Voltaire du XIXe siècle, le suave Anatole France, qui ne
s'est livré qu'à une apologie de la liberté sexuelle certes piquante en son
temps, mais devenue vulgaire et stérile de nos jours. Ce qui intéresse
l'anthropologie critique, ce n'est ni la satire amusée de la chasteté de
l'ermite Paphnuce dans sa Thébaïde, ni la description des charmes de la belle
Thaïs, mais la psychophysiologie d'une espèce horrifiée depuis deux
millénaires seulement par son mode de reproduction.
Si vous nous racontez les
péripéties d'une guerre sanglante, il ne sera pas nécessaire de vous armer
d'une science du bimane divisé entre des meutes ardentes à s'entre-assassiner
et qui se font une gloire de leurs tueries sur quelques arpents qu'ils
appellent leurs "champs d'honneur". Mais si l'historien du XVIe
siècle ignore pourquoi la moitié de l'humanité est prête à se faire tuer les
yeux au ciel pour manger effectivement la chair et boire avec ravissement
l'hémoglobine d'un homme assassiné tous les dimanches sur ses autels, si vous
voulez savoir pourquoi l'autre moitié de cette étrange espèce veut consommer
deux symboles d'un sacrifice richement rémunéré de là-haut, vous raconterez
seulement le plus sottement du monde une histoire de fous à vos sciences
humaines. Car la France de la raison porte la responsabilité de la cécité du
monde d'aujourd'hui: elle seule était en mesure d'approfondir quelque peu le
"connais-toi" entre 1870 et 1940. Et maintenant, notre classe
dirigeante lance bêtement la police de la République sur les traces des
enfants trompés auxquels de faux savants ont promis qu'ils seraient propulsés
au paradis de leur foi s'ils allaient tuer en toute candeur des mécréants. .
Voyons de plus près ce qu'il en
est de l'ignorance dont la classe dirigeante des démocraties d'aujourd'hui se
trouve frappée au chapitre du statut anthropologique des religions. Il y a un
siècle seulement, nous n'étions pas encore armés pour observer l'oscillation
perpétuelle de notre pauvre espèce entre la fossilisation de ses classes
sociales et de ses Etats d'un côté et le basculement constant, de l'autre, de
nos cosmologies oniriques entre les floraisons sanglantes et l'effritement de
nos rituels exténués.
Et pourtant la Chine de la Cité
interdite et la Russie des tsars s'étaient pétrifiées côte à côte, la
première dans le mandarinat bureaucratique, la seconde dans la perpétuation du
servage féodal. L'Etat avait tenté d'abolir cette survivance d'une époque
révolue, mais l'échec, au moins partiel, de ce bouleversement de la structure
multiséculaire de la société russe avait conduit à l'assassinat d'Alexandre
II. Puis, en 1917, la Russie a passé en un tournemain du carcan cérébral du
Moyen-Age à une utopie politique ambitieuse de retrouver ses attaches avec le
songe chrétien des origines, lequel se réclamait de rien moins que de
l'abolition pure et simple du péché de propriété : les premiers disciples de
Jésus-Christ s'étaient partagé tous leurs biens, si j'ai bonne mémoire. Mais
la chute des civilisations au cœur d'acier dans l'hypertrophie d'une charité
à la fois administrative et messianisée est bien connue de tous les
historiens laïcs - Justinien disposait d'une armée de six cents pieux
fonctionnaires dont la dévotion admirative se réduisait à lui couper la
barbe.
Mais la nouveauté de la révolution
"rédemptrice" de 1917 résidait dans les retrouvailles soudaines de
la fraction orthodoxe du culte de la Croix avec les espérances d'un apostolat
radical, celles d'un avènement soudain et définitif du règne de Zeus sur la
terre. Cette expérimentation d'un débarquement enfin terminal de la grâce
divine s'est révélée riche d'enseignements politiques, parce que les
béatitudes évangéliques n'étaient jamais intervenues à une si grande échelle
et avec une si grande vigueur parmi les dislocations qui frappent fatalement
le monde séculier. Certes, la sécrétion instantanée d'une ecclésiocratie mise
d'autorité au service des pauvres avait été divinisée à nouveaux frais, avec
la parution, en 1516, de L'Ile d'Utopie de Thomas More, mais la
générosité de cette rêverie théologique avait mis en évidence les désastres
de la politique gravés dans le capital psychogénétique des Etats
simiohumains.
Pourquoi les missionnaires du
marxisme apostolique s'étaient-ils hâtés de recruter une caste de
fonctionnaires que sacraliserait leur vocation d'exterminer le culte de la
propriété privée dans tous les cœurs et tous les esprits, puis chargée de
mettre en scène une confession appelée à s'inscrire dans le capital
psychogénétique de l'humanité ? Parce que cet évangélisme retrouvait
d'instinct la vocation doctrinale qui avait rapidement infecté le
christianisme institutionnalisé des premiers siècles. Mais cette mainmise de
l'absolu sur les cervelles avait aussitôt ressuscité le modèle de
l'immolation sacrificielle des premiers âges, à cette différence près qu'une
auto-immolation massive de l'humanité avait pris le pas sur celle des bœufs
et des moutons. On avait rempli les couvents d'une chair qu'on offrait sans
relâche et toute palpitante à un créateur du cosmos avide de viande fraîche.
Le trucidé archétypique était le fils même du céleste glouton.
Le marxisme, lui, crucifiait en
masse et de génération en génération non plus un Christ représentatif du
prolétariat mondial, mais les ennemis des "masses laborieuses" dans
le monde entier. Le clergé du peuple des travailleurs n'était autre que les
dirigeants des syndicats, qui officialisaient leur fonction sacrificielle
sous la forme doctrinale et catéchétique la plus classique, celle d'une
vulgate de la foi armée jusqu'aux dents - la nouvelle théologie hiérarchisait
ses dignitaires sur le modèle de la précédente - il n'y manquait que la
pourpre, l'or et les broderies du culte. .
Le même ratatinement et le même
rabougrissement des cervelles qu'à l'âge des bréviaires ont suivi la
décapitation des pires ennemis de classe - les spécimens sommitaux. Il
fallait "chanter dans le chœur", il fallait danser autour de
l'autel, il fallait ânonner des litanies, il fallait respecter les rites et
les liturgies. Naturellement, la haine de la meute à l'égard des grands
solitaires n'avait pas tardé à conduire les convertis aux mêmes catastrophes
politiques que les verdicts théologiques d'autrefois: une orthodoxie obtuse
ordonnait aux auto-glorifiés à l'école de leurs songes de distribuer les
biens de consommation selon les "besoins de chacun".
Mais de quels besoins parlait-on?
Comment peser un "chacun" désindividualisé? Les exploits des
virtuoses du piano ou du violon se donnaient maintenant à consommer dans les
cours de ferme; et comme les besoins artistiques des paysans étaient demeurés
champêtres, la peinture, la sculpture et la littérature russes étaient devenues
agrestes. La littérature de gare du marxisme rivaliserait avec celle du
capitalisme, à cette différence près qu'elle était dévote au sens marxiste du
terme. De plus, la paresse naturelle des piétés n'avait pas manqué
d'engendrer une fainéantise nouvelle et insidieuse des masses.
On voit que la mâchoire à broyer
la bête scindée entre ses platitudes et ses délires religieux se rend
opérationnelle sous la férule des Etats messianisés. Qui se montrera la plus
carnassière des deux mythologies, celle qui armera la fainéantise
sacerdotalisée des foules ou celle qui nourrira l'activisme hyper mécanisé et
la voracité capitalistes? Il avait fallu mettre hâtivement en place une
inquisition prolétarienne fondée à son tour sur les dénonciations des
croyants entre eux, il avait fallu couper le cou aux possédants. Bientôt les
goulags se sont remplis à ras bords d'hérétiques à brûler vifs, bientôt les
pestiférés se sont comptés par centaines de milliers dans des réservoirs
remplis à ras bords. En fin de parcours, les peines infernales se montrent
plus cruelles sur cette terre que dessous.
Puis il a fallu parquer les
fidèles du salut prolétarien derrière un mur; bientôt la chute de cette
enceinte en béton armé a précipité les Berlinois dans les béatitudes d'un
capitalisme qui avait ensauvagé les siècles précédents. A peine le paradis
des marxistes s'était-il effondré que des bandits de haut vol se sont rués
sur le pétrole, le gaz et toutes les richesses naturelles de la Russie et de
l'Ukraine; et il a fallu la poigne de fer d'un Poutine pour redonner à la
nation dépossédée d'une utopie politique habile à tromper les pauvres les
trésors naturels capturés en un tournemain par une pléiade de richissimes
Hébreux. .
On voit qu'à l'auberge où
l'histoire de leur embryon de cervelle s'est arrêtée, les campeurs tout juste
évadés des forêts demeurent désarmés face à deux maladies congénitales à
toute l'espèce dite pensante. Kafka les avait diagnostiquées dans son célèbre
récit La Colonie pénitentiaire, où l'on voit tantôt la raideur
carcérale des religions et des disciplines sociales qui les soutiennent,
tantôt la dislocation des croyances traditionnelles dissoudre l'ordre public
dont cet animal agrestis et silvestris, dit Tite-Live, tente en vain
de consolider le double règne. Aussi était-il naturel qu'une trentaine
d'années seulement après l'effondrement de l'orthodoxie marxiste,
l'orthodoxie chrétienne, dont l'apprentissage battait de l'aile depuis la fin
du XVIIe siècle, tombât en quenouille à son tour; et l'on a vu exploser une
institution familiale qui se fondait depuis les origines sur la monogamie et
sur la division de l'humanité entre deux sexes.
Quel spectacle que celui d'une
Europe enrubannée de toute la solennité de ses lois et parée des bandeaux de
la souveraineté des peuples-rois et qui ordonnait tout soudainement aux
légions serrées des maires de France non seulement de célébrer des mariages
aussi solennels que fictifs des sodomites entre eux et des lesbiennes entre
elles, mais de fournir des bébés en otage à deux maris cravatés et à des
couples de lesbiennes parfumées et poudrées.
On voit, comme il est dit plus
haut, que l'histoire véritable du genre simiohumain conduit la recherche
psychogénétique sur une piste décisive, celle d'une anthropologie
scientifique encore au berceau. Il s'agira de découvrir les causes de
l'oscillation des sociétés entre, d'un côté, la rigidité dogmatique des
orthodoxies religieuses et, de l'autre, leur chute dans la dissolution des mœurs. Cette question est devenue tellement politique, et cela à l'échelle
de la planète tout entière, qu'elle intéresse la survie, non point seulement
de la civilisation européenne, mais de l'équilibre mental de la civilisation
mondiale.
Il a fallu se rendre à l'évidence:
le monde antique avait soudainement cessé de servir de paradigme à la
réflexion des historiens, des philosophes et des politiques sur les ressorts
des sociétés humaines. Quand Messaline célébrait en public son mariage avec
le sénateur Caius Silius, le plus beau jeune homme de Rome, disait-on, quand
Néron se prostituait publiquement avec Pythagoras, cuncta denique spectata
quae etiam in femina nox operit - (On a vu à l'œil nu tout ce que
cachent les nuits conjugales) - nous savons que l'empire romain allait
sombrer dans la débauche; mais aujourd'hui, l'interconnexion entre les cinq
continents est devenue si étroite que rien n'est moins sûr qu'une résistance
durable de la Chine, de l'Inde, de la Russie, de l'Afrique et de l'Amérique
du Sud à l'engloutissement des évadés partiels de la zoologie dans la débâcle
mondiale de leurs mœurs.
Certes, les nations émergentes se
veulent enceintes de l'avenir industriel et commercial de la mappemonde. Mais
la dissolution planétaire du simianthrope peut se trouver facilitée à la
faveur même d'une morale proclamée délivrante et dont les prétendus bienfaits
s'étendront rapidement à toute l'étendue de notre astéroïde. Les mœurs de
l'empire romain finissant étaient saluées pour leur modernité. Comme de nos
jours, l'avant-garde dissolue de l'époque se moquait de l'austérité
"vieux jeu" des Romains d'autrefois. A l'heure où, dès les bancs de
l'école, le globe terrestre tout entier enseignera les bienfaits de la
transsexualité aux enfants, qui peut croire un seul instant qu'un réveil in
extremis de l'autorité morale d'autrefois redressera la barre d'une histoire
à la dérive, mais "dans le vent"? Autrefois, une civilisation
descendait au sépulcre pour renaitre ailleurs. Mais "le temps du
monde fini commence", disait Valéry et Nietzsche l'avait précédé
d'un demi-siècle: "Sur la terre devenue plus petite sautille le
dernier homme", écrit-il, "et il cligne de l'œil".
Après tout, la terre n'est âgée
que de quelques milliards d'années, mais l'invention de la roue remonte à
cent mille ans seulement. Qu'adviendra-t-il d'un Adam encore dans sa première
jeunesse s'il devait vivre mille millions d'années de plus? Qui peut croire
que cet animal instable présenterait les traits d'un vivant appelé à se
développer sur une durée infinie, à l'instar des abeilles et des fourmis, qui
peut croire que son intelligence essentiellement mécanique et combinatoire
deviendra subitement sommitale, qui s'imagine que les industriels et les
marchands enrichis depuis quelques millénaires deviendront soudainement
austères comme des Cincinnatus, qui se berce de l'illusion que les classes
dirigeantes de demain se reconvertiront à l'usage de la charrue et que les
Etats acquerront la morale des meilleurs parmi leurs dieux morts?
La science de la condition humaine
du XXIe siècle se trouvera soumise à la nécessité d'inaugurer une réflexion
anthropologique appropriée à la spécificité du troisième millénaire. Cette
discipline devra s'enquérir des chances d'une survie de la seule espèce qu'un
caprice bienvenu ou malheureux de la nature avait affligée d'un avenir
imprévisible. Un cerveau dichotomisé d'avance entre des ciels schizoïdes
est-il viable? Le corps de l'animal cérébralisé est éphémère, mais la vie
posthume qui le grise démontre qu'il ne sait à laquelle de ses deux cervelles
se vouer.
Que se passera-t-il quand la bête
biphasée comptera cinquante ou cent milliards de spécimens condamnés à errer
et à se bousculer sur le minuscule astéroïde livré à leur folie, que se
passera-t-il quand les ressources naturelles de cet ex-quadrumane se seront
épuisées sur la goutte de boue qui enregistre ses sautillements et ses
abasourdissements? Elle sera solitaire, la discipline scientifique qui se
spécialisera dans la connaissance abyssale des chemins d'un microbe éberlué!
Puisque l'univers est infini,
diront les anthropologues de demain, il est absurde de le ceinturer de
clôtures imaginaires, il est ridicule de tenter d'englober un néant condamné
à se nourrir de l'englobant de l'immensité qu'il est à lui-même. Il doit donc
exister d'autres galaxies dont il serait extraordinaire qu'aucune ne connût
un petit soleil assorti d'une planète de la taille de la nôtre, il serait extraordinaire
que cette planète n'eût pas vu naître et périr un fuyard des forêts construit
sur le modèle d'une bancalité éphémère.
L'anthropologie critique de demain
pèsera donc les secrets de la mort programmée des civilisations qui avaient
fait, de leur vie dans des mondes imaginaires, le pain quotidien de leurs
songes. Mais si, pour la première fois, la sclérose du genre simiohumain se
produira nécessairement à l'échelle mondiale, le compte à rebours a d'ores et
déjà commencé; et il suffira d'un siècle de plus pour que la dégénérescence
de cet animal se révèle irréversible.
Ce bifide cérébral, ce malheureux
privé de sa fourrure depuis cent mille ans seulement, ce porteur de la hotte
d'un Dieu des primates encore tout empêtré dans son code pénal nous apprendra-t-il
ce qu'il en est du destin de la bête boitillante entre ses raideurs et ses
déconfitures? Sommes-nous condamnés à épuiser les ressources de notre maigre
habitacle? Sommes-nous voués à trépasser dans le vide? Nous appartenons à la
première génération appelée non seulement à se poser cette question, mais à
se la voir imposer par la logique la plus élémentaire et la plus évidente,
celle de l'étroitesse de son habitacle. .
le 3 mai 2014
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