28 août 2017

Les dernières chroniques de Jacques Sapir publiées par Sputnik France du 21 au 23 août 2017

Éditorial de lucienne magalie pons


Source  :  Sputnik France 

Par Manuel de Diéguez : " Le nouveau pont de la rivière Kwaï"

Éditorial de lucienne magalie

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28 août  2017



 1 - Les chemins de la vassalité 

Le XXe siècle aura donné naissance à une littérature attachée à porter un regard d'anthropologue, donc un regard de l'extérieur, sur un animal aveuglément rivé à son labeur. Le héros du roman de Pierre Boulle (1912-1994) - le colonel anglais Nicholson - illustre ce type de littérature d'une manière particulièrement frappante: son détachement avait été fait prisonnier des Japonais dans la jungle birmane. Après avoir résisté quelque temps aux ordres du chef du camp, il finit par prendre la tête de la construction d'un pont sur la rivière Kwaï, à seule fin de prouver à ses geôliers les compétences et les qualités exceptionnelles des soldats de Sa Majesté. Tout à l'accomplissement de sa tâche, il en oubliait la finalité: ce pont allait assurer le passage des troupes nipponnes.

On retrouve le même thème chez le romancier russe Alexandre Soljenitsyne dans son roman intitulé Une journée d'Ivan Denissovitch. Alors que les bagnards sont attelés à des tâches absurdes et inhumaines durant le terrible hiver de la steppe sibérienne, Ivan Denissovitch Choukhov s'y applique avec un zèle qui lui vaut les quolibets de ses compagnons et ne rentre que le dernier dans la baraque qui sert de dortoir aux prisonniers.

Le Colonel Nicholson et Ivan Denissovitch illustrent d'une manière exemplaire un mécanisme psychique universel. Telles de laborieuses fourmis ouvrières, les humains sont remplis d'une bonne volonté à la fois touchante et aveugle qui les pousse à réaliser à la perfection des tâches stupides et sans réfléchir au but poursuivi.

La construction d'un nouveau pont de la rivière Kwaï s'est poursuivie en France durant tout l'été: M. Emmanuel Macron avait invité M. Donald Trump à la fête nationale du 14 juillet afin, disaient les géopoliticiens ambitieux de paraître machiavéliens, d'acheter à la baisse un Président réputé en perdition, ce qui procurerait à la France un crédit diplomatique à monnayer au plus haut prix dès le mois de septembre. Mais M. Donald Trump a aussitôt tiré parti de ce calcul de néophyte pour demander à chaque pays de l'OTAN un tribut militaire supplémentaire d'un milliard d'euros, afin, prétendait-il, d'assurer leur "protectorat", c'est-à-dire leur propre mise sous tutelle au profit du Pentagone et de l'OTAN.

Mme Merkel a quelque peu rechigné, mais que faire dès lors qu'à ses côtés, son puissant ministre des finances, M. Wolfgang Schäuble, suppliait Washington de persévérer à réprimer toute velléité de souveraineté du Vieux Continent?

2 - Les murs de notre prison politique et mentale 

Aujourd'hui, la construction de notre pont de la rivière Kwai se trouve quasiment achevée. Nous y avons mis un zèle stupéfiant. A l'instar d'Ivan Denissovitch, le bagnard de Soljenitsyne, nous continuons de construire, pierre par pierre, les murs de notre prison politique et mentale.

Ainsi, l'armée française porte exclusivement son attention sur une construction cérébrale qui lui permet d'éviter de se regarder dans le miroir du "connais-toi" socratique et de découvrir que ce miroir lui renvoie l'image du Colonel Nicholson. Son chef d'Etat-major, le Général Pierre de Villiers, avait protesté de ce que son budget avait été lourdement amputé par le Ministre du budget. Mais a-t-on entendu l'un des six cents généraux en activité ou l'un des cinq mille cinq cents généraux de la deuxième section, dénoncer le traité de Lisbonne qui place cette armée mexicaine de six mille cent généraux français sous la coupe de l'étranger?

Le nouveau chef d'état major, François Lecointre, serait un guerrier héroïque: il aurait réussi à faire reculer un détachement serbe sur un pont, lors de la dernière guerre de Yougoslavie. Mais qui expliquera aux Français ce que le Colonel François Lecointre faisait en ex-Yougoslavie, sous commandement américain?

Depuis la signature du traité de Lisbonne, toutes les opérations extérieures de l'armée française se font sous la houlette du Commandant suprême des forces alliées en Europe, le Général américain Curtis Scaparrotti.

Lorsqu'on relit les déclarations de Nicolas Sarkozy lors du retour effectif de la France dans le giron de l'OTAN, au cours du sommet qui s'est tenu à Strasbourg-Kehl les 3 et 4 avril 2009 en présence de Barack Obama, on demeure confondu par sa naïveté et sa vertigineuse sous information politique concernant la manière dont fonctionne un empire. "Nous sommes de la famille, nous sommes dans la famille", clamait-il. "L'Europe sera désormais un pilier encore plus important, plus fort de l'Alliance", ajoutait-il. Son insistance candide sur de prétendus "liens familiaux" entre les Etats-Unis et la France lui faisait croire que, tel l'enfant prodigue, la France bénéficierait d'un statut particulier au sein de de la vassalisation atlantique: "J'ai toujours été convaincu que les États-Unis et la France étaient de la même famille".

Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'il se vit prier de prendre la place qui lui était assignée dans un groupe rangé par ordre alphabétique. Il fit des pieds et des mains et finit par obtenir de se tenir aux côtés du maître du monde Barack Obama, pour le temps de la photo officielle, puis il lui fut ordonné de s'installer à sa place de docile vassal, entre "Finland et Germany".

La leçon n'a pas été retenue et lors du dernier G20 à Hambourg, on a vu M.Emmanuel Macron se coller aux basques du nouveau président des Etats-Unis.

Avec quelle délectation les généraux Jean-Paul Paloméros, Stéphane Abrial, ou Denis Mercier ont pris à tour de rôle une fonction ronflante, mais subalterne, dans le dispositif de l'OTAN à Norfolk aux Etats-Unis à compter du 10 septembre 2009, ou à Lisbonne pour le général Stolz, lorsque M. Nicolas Sarkozy a cru bon de trahir la politique du Général de Gaulle et d'enchaîner l'armée française au char de l'Amérique à laquelle l'OTAN sert le masque!

Les généraux obéissent sans états d'âme au pouvoir politique à tel endroit et à tel moment. Ils bombardent les cibles que l'OTAN leur demande de bombarder au nom de la "démocratie", "des droits de l'homme" ou de l'esprit messianique américain. Leurs exploits en Libye, en Irak, en Serbie, en Afghanistan et même en Syrie, ont transformé en un amas de ruines les pays qu'ils sont censés avoir "libérés".

M. Hollande n'était-il pas prêt à vitrifier Damas avec nos Rafales déjà sur le tarmac, chargés de missiles jusqu'à la gueule et soutenus par notre petite frégate Chevalier Paul, noyée au milieu d'une armada de porte-avions américains? Mais aucun de nos généraux n'a démissionné ou refusé d'exécuter sa "mission". Au grand dépit de M. Hollande, du Quai d'Orsay et des généraux français, seul un réflexe de bon sens du Congrès américain de l'époque a mis fin à cette mascarade.

3 - Les fondations de notre prison 

Or, un discours du 17 juin 2008 prononcé par M. Nicolas Sarkozy lors d'une réunion à la porte de Versailles et préparatoire à la reddition de la France ainsi qu'à son pelotonnement dans le giron de l'OTAN, le président français se vantait de ce que "nous pourrons rénover nos relations avec l'OTAN sans crainte pour notre indépendance et sans risque d'être entraînés dans une guerre, malgré nous". Le 19 mars 2008, il prophétisait déjà avec l'assurance des néophytes "qu'aucune force française ne sera placée en permanence, en temps de paix, sous le commandement de l'OTAN". L'histoire contemporaine a hélas apporté un sévère démenti à ces deux affirmations.

Mais les postes ronflants et les missions extérieures rapportent double solde, médailles et prestige. A quoi sert un général privé de guerre?

Certes, les engagements se font sous l'autorité officielle du pouvoir politique. Mais faut-il participer sans rechigner aux guerres illégales de l'Etat américain sous prétexte que le traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009 ficelle désormais la France et l'Europe entière à l'OTAN?

Les soldats de carrière sont mus, comme tous les humains, par des intérêts de carrière. Ils désirent, à l'instar du bagnard Yvan Denissovitch dans son goulag sibérien, que le mur inutile soit bien fait et que le chef du camp soit content; ou comme le Colonel Nicholsson, qui souhaitait prouver à des Japonais qu'il méprisait, de quoi les Anglais sont capables.

Alors nos militaires se lamentent de l'état pitoyable de leurs outils: seul cinquante pour cent du matériel est disponible, la moitié des hélicoptères n'est pas en état de voler, cinquante pour cent des avions d'une base de l'armée de l'air sont dans un tel état de délabrement qu'ils servent de pièces de rechange aux appareils encore réparables et les stocks de munitions sont si limités que les entraînements en conditions réelles sont de plus en plus rares...

C'est pourquoi, si nos généraux cinq étoiles se risquaient à porter leur regard sur eux-mêmes, ils verraient clair comme le jour que leur dérobade les lie plus étroitement au joug du Pentagone que Gulliver par les mille liens des Lilliputiens. Ils se trouveraient alors empêchés de fixer leur regard sur la qualité et la quantité de leurs munitions, alors que le spectacle de cinq cents bases militaires américaines incrustées en Europe ne leur crève pas les yeux.

L'occupant et maître de l'OTAN se montre de plus en plus sûr de lui. Par nature et par définition, toute armée ressemble à un coureur cycliste le nez sur son guidon. Nos généraux du plus haut rang refusent les restrictions budgétaires tellement ils craignent de se trouver retardés dans la construction du pont de la rivière Kwaï qui les asservit à une puissance étrangère.

Il est d'ores déjà devenu évident que la France ne sera pas l'instrument du gaullisme du XXIe siècle; il est d'ores déjà devenu évident qu'elle demeurera inféodée au nouveau vichysme qu'on appelle maintenant l'atlantisme et que M. Sarkozy appelait la "famille occidentale". Mais il n'est peut-être pas nécessaire "d'espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer". Le "connais-toi" toi-même est en marche jusqu'au plus profond de l'asservissement.

Demain, un Général de Villiers aux yeux grands ouverts, refusera que des vassaux du Pentagone lui fassent une haie d'honneur.

La vocation d'un Président de la Vè République n'est pas seulement de traiter de problèmes locaux, contingents et propres au fonctionnement de la bureaucratie européenne, mais d'observer le destin du continent de Copernic à l'écoute et à l'école de l'américanisation du Vieux Monde. Cette attitude exige un regard et un jugement sur un Occident marginalisé par le messianisme pseudo édénique d'un royaume du dollar revêtu des apanages et des prérogatives d'une annonciation universelle du "Beau, du Juste et du Bien". Il y faut un recul et une distanciation de la raison capables de circonscrire la vraie signification de la situation géopolitique actuelle



Le28 août 2017

27 août 2017

Par Youssef Hindi : " La matrice du terrorisme "

Éditorial de lucienne magalie

A  notre  époque ou l'Europe et d'autres continents sont  visés par des attaques terroristes  et où des territoires et pays du moyen-orient  luttent contre leurs agresseurs  terroristes,  il  est instructif  de se remémorer les précédents  idéologiques et l'origine  historique qui au cours des siècles  ont inspiré les mouvements terroristes.

Nous avons choisi de partager avec vous une étude remarquable réalisée  récemment par Youssef Hindi, publiée sur différents sites Internet  dans le courant du mois d'août.

Nous rappelons que Youssef Hindi est écrivain, essayiste, historien , journaliste et conférencier international.

* Ci-dessous reproduction de son travail en copié/collé :

La matrice du terrorisme

   par Youssef Hindi 

                                                     Révolutions anglaise, française et russe

On peut faire le parallèle entre les méthodes de terreurs politiques de l’expansion cromwellienne du XVIIe siècle, de celle du wahhabisme dans la Péninsule arabique par l’épée de la tribu des Saoud au XVIIIe, ainsi que de la Révolution de 1789 ayant précédée les révolutions socialo-anarchiques des XIXe et XXe siècles. Ces révolutions, accompagnées (pour nombre d’entre elles) de conquêtes territoriales, ont toutes comme point commun l’extermination systématique des masses (la Terreur) comme moyen de domination idéologique. Le but ayant été de bâtir les institutions de la modernité sur les ruines des traditionnelles.
C’est avec le protestantisme, religion par essence révolutionnaire et fondée sur le modèle vétérotestamentaire, que démarre l’ère moderne et ses révolutions sanglantes.
En 1641 débute la première révolution anglaise, menée par le protestant puritain, sectaire et fanatique, Olivier Cromwell (1599-1658), qui faisait partie de ceux qui se faisaient appeler « les chrétiens de l’Ancien Testament » et qui interdit la célébration du jour de Noël, brûla des églises et assassina des prêtres. Cette révolution se termine en 1649 par la mise à mort du Roi Charles Ier (comme le sera un siècle plus tard le Roi français Louis XVI). Le modus operandi des révolutionnaires français est sensiblement le même que celui de leurs prédécesseurs anglais. Les révolutionnaires français massacrèrent quelque 260 000 vendéens catholiques qui se rebellèrent contre une révolution anticléricale. Cromwell, parti à la conquête de l’Écosse et de l’Irlande, avait précédé dans leur méthode de terreur les révolutionnaires français. Celle-ci servira explicitement de modèle à la plupart des guerres terroristes d’extermination du XXe siècle : génocide arménien conduit par des Jeunes Turcs sabbataïstes (les Donmëh), ou lors de la révolution messianiste judéo-bolchevique. L’extermination de la Vendée servira également de référence pour l’écrasement par Lénine de la révolte paysanne de Tambov (1920/1921) notamment aux moyens d’armes chimiques utilisées de juin à décembre 1921. Le bilan humain de cette nouvelle Vendée est estimé à 240 000 morts.

Le Talmud et le frankisme, à l’origine de l’anarchisme révolutionnaire ?


L’origine de ce nihilisme moderne, moteur des révolutions socialistes des XIXe et XXe siècles, se trouve dans la kabbale sabbato-frankiste, et plus en amont, dans le Talmud lui-même. Suite à l’apparition des kabbalistes antinomistes Sabbataï Tsevi (1626-1676) et Jacob Frank (1726-1791), la kabbale, et le messianisme sous la forme sabbato-frankiste, a tracé une voie menant à un messianisme athéiste (du moins en apparence).
Comme l’explique parfaitement le philosophe juif marxiste Michaël Lowy, la structure du socialisme est celle du messianisme juif. La tendance anarchiste du socialisme, dont la matérialisation historique est la révolution bolchevique, est celle qui est restée la plus fidèle au messianisme catastrophique de la kabbale frankiste. En effet, cet aspect sabbato-frankiste de l’anarchisme est très marqué dans les écrits de Mikhaïl Bakounine (1814-1876). On pourrait croire que Bakounine paraphrase Jacob Frank lorsqu’il écrit :
« La passion destructrice est une passion créatrice », ou encore « Je ne crois pas à des Constitutions ou à des lois… Nous avons besoin de quelque chose d’autre : la passion, la vie, un monde nouveau sans lois et donc libre. » [1]
Jacob Frank disait un siècle avant Bakounine :
« Je ne suis venu en Pologne que pour extirper toutes les lois et toutes les religions, et mon désir est d’apporter la vie au monde » (Kraushar, I, 308) [2]
Ce messianisme catastrophique du frankisme trouve lui-même sa source dans le Talmud, et notamment dans ce Midrash (commentaire talmudique de la Bible) Tehilim (sur le psaume 45,3) :
« Israël demande à Dieu : quand nous enverras-Tu la Rédemption ? Il répond : quand vous serez descendu au niveau le plus bas, à ce moment Je vous apporterai la Rédemption »
C’est cette prophétie talmudique que cherchera à réaliser Jacob Frank en répandant la dépravation et le chaos universel ; ainsi il déclara :
« Je ne suis pas venu pour élever, je suis venu pour détruire et rabaisser toutes choses jusqu’à ce que tout soit englouti profond, qu’il ne puisse descendre plus… Il n’y a pas d’ascension sans descente préalable… » [3]
La catastrophe, la dépravation généralisée est, dans la tradition eschatologique juive, la condition préalable aux temps messianiques et à la Rédemption. Il y a, explique le grand spécialiste de la kabbale et du messianisme juif Gershom Scholem, certaines interprétations qui offrent une lecture nouvelle du psaume 156 :7 à la place de la version traditionnelle selon laquelle dans l’ère messianique « Le Seigneur libère les prisonniers » (matir assirum), il faudrait lire « Le Seigneur lève les interdictions » (matir issurim) [4].
Ce à quoi Bakounine donne un écho parfait à la suite de Jacob Frank.
Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver, au cœur de la pensée socialiste, le messianisme juif sous sa forme frankiste, lorsque l’on sait que c’est précisément en Europe centrale – où le frankisme est né et s’est implanté – que se sont formés les mouvements socialistes.
Comme l’explique Michaël Lowy, pour la plupart des penseurs socialistes :
« Il n’y avait que deux issues possibles (dans le cadre du néo-romantisme) : soit un retour à ses propres racines historiques, à sa propre culture, nationalité ou religion ancestrale, soit l’adhésion à une utopie romantico-révolutionnaire de caractère universel. Il n’est pas étonnant qu’un certain nombre de penseurs juifs de culture allemande proches du romantisme anticapitaliste aient choisi simultanément ces deux voies sous la forme d’une redécouverte de la religion juive (en particulier de l’interprétation restauratrice utopique du messianisme) et de sympathie ou identification avec des utopies révolutionnaires (notamment libertaires) profondément chargé de nostalgie du passé – d’autant plus que ces deux voies étaient structurellement homologues. Cette double démarche caractérise plusieurs penseurs juifs d’Europe centrale qui constituent un groupe extrêmement hétérogène mais néanmoins unifié par cette problématique commune ; on peut trouver parmi eux quelques-uns des plus grands esprits du XXe siècle : des poètes et des philosophes, des dirigeants révolutionnaires et des guides religieux, des Commissaires du Peuple et des théologiens, des écrivains et des kabbalistes et même des écrivains-philosophes-théologues-révolutionnaires : Franz Rosenzweig, Martin Buber, Gershom Scholem, Gustav Landauer, Walter Benjamin, Franz Kafka, Ernst Toller, Ernst Bloch, Georg Lukacs. » [5]
Ces trois derniers, Ernst Toller, Ernst Bloch et Georg Lukacs, qui sont comme le souligne Lowy, des « juifs assimilés athées-religieux anarcho-bolcheviques », contrairement aux autres précités, « abandonnent leur identité juive tout en gardant un lien obscur avec le judaïsme »… Ce qui n’est pas une contradiction en soit, lorsque l’on connaît l’origine de assimilationnisme juif européen et son lien de parenté avec le frankisme [6]. Lowy explique que « leur athéisme religieux (le terme est de Lukacs) se nourrit de références aussi bien juives que chrétiennes » et leur évolution politique les mène à une problématique de synthèse entre les deux [7].
Plusieurs témoignages contemporains de Georg Lukacs révèlent son messianisme fiévreux et apocalyptique. Marianne Weber (l’épouse du sociologue) décrit le Lukacs des années 1912-1917 comme un penseur « agité par des espoirs eschatologiques dans la venue du nouveau Messie » et pour lequel « un ordre socialiste fondé sur la fraternité est la pré-condition de la Rédemption »… Ce messianisme matérialiste est appelé par Lukacs lui-même une « religiosité athée ». Lors d’une conférence de 1918 il rend hommage aux anabaptistes (courant chrétien évangélique) et revendique leur impératif catégorique : « Faire descendre à l’instant même le Royaume de Dieu sur la terre » [8].
Dans la même période, celle de la crise révolutionnaire de 1918-1919 en Allemagne, Gustav Landauer (1870-1919), socialiste juif allemand, est, comme Lukacs, pris d’une fièvre messianique et compare « l’esprit de la Révolution » à l’action des « prophètes anciens ». Il écrit, en janvier 1919, dans la nouvelle préface pour la réédition de L’Appel au socialisme :
« Le Chaos est ici… les Esprits se réveillent… que de la Révolution vienne la Renaissance… que de la Révolution nous vienne la Religion – une Religion de l’action, de la vie, de l’amour, qui rend bienheureux, qui porte rédemption et qui surmonte tout. » [9]
La terreur révolutionnaire, mise en œuvre en Angleterre par Cromwell et en France par les révolutionnaires, a été le modèle des bolcheviques et celui du Foyer national juif (1920) – qui deviendra l’État d’Israël en 1948 – avec entre autres choses, la création au début des années 1920 de la Hagana et de l’Irgoun qui en est issu. Organisations terroristes du Foyer national juif (le Yishouv) qui ont généré Tsahal et qui avaient pour rôle de soutenir et d’étendre les colonies en Palestine.
N’oublions pas non plus le fameux commandant terroriste Nakmim… En 1945, le premier Président de l’État hébreu, Chaïm Weizman (1874-1952), ancien chimiste et dirigeant de l’Organisation sioniste mondiale, fournit en 1945 au commando de Nakmim (pluriel de Nakam qui signifie vengeur), les « vengeurs », appelés en anglais The Avengers, appartenant au mouvement Berihah (dirigé par le juif sioniste Abba Kovner), les formules chimiques destinées à empoisonner les réservoirs d’eau des villes de Munich, Nuremberg et Hambourg. Abba Kovner fut arrêté à son retour d’Israël où il s’était fourni le poison, et son commando de tueurs de masse a été empêché par la suite de mettre son plan à exécution ; ils ont toutefois, en 1946, réussi à empoisonner le pain destiné aux prisonniers de Langwasser. Abba Kovner est aujourd’hui célébré en Israël comme un héros.
Mais le terrorisme à échelle nationale n’est qu’une des variantes de la terreur révolutionnaire. Les brigades internationales (1936-1938) ont, quant à elles, inauguré le terrorisme internationale dont le « djihadisme » wahhabite a pris le relais.

De la terreur révolutionnaire à la terreur wahhabite


La Révolution de 1789 a été dès l’origine un projet d’instauration d’une république universelle [10], par le feu et le sang. Comme l’a parfaitement compris l’anthropologue et sociologue Gustave Le Bon :
« Les violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses déclarations de guerre à tous les rois s’expliquent seulement si l’on considère qu’elle fut l’établissement d’une nouvelle croyance religieuse dans l’âme des foules. » [11]
Le terrorisme wahhabite [12] est, comme on le sait, sous pilotage étasunien depuis la fin des années 1970. Zbigniew Brzezinski (1928-2017), alors conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis sous la présidence de Jimmy Carter, a été le maître d’œuvre d’une manœuvre de coordination de la CIA avec les services pakistanais et saoudiens, dans le but de financer et d’armer les futures terroristes, dont Ben Laden ; ceci dès la fin des années 1970, afin d’attirer l’Union Soviétique dans le cimetière afghan. Cette stratégie a été employée à nouveau dans la fin des années 1990 en Tchétchénie, pour faire imploser la Fédération de Russie, après la guerre de 2003 en Irak et depuis 2011, en Libye, en Syrie, au Yémen et ailleurs...
Brzezinski expliquera d’ailleurs lors d’une interview accordée au Nouvel Observateur le 15 janvier 1998 comment et pourquoi il a financé Ben Laden en Afghanistan. À la question : « Vous ne regrettez pas d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ? », Brzezinski répondra :
« Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »
Et lorsque le journaliste lui dit que ces « quelques excités représentent aujourd’hui une menace mondiale », Brzezinski rétorque :
« Sottises ! Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global. Regardons l’islam de manière rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première religion mondiale avec 1,5 milliards de fidèles. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’Arabie Saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le Pakistan militariste, l’Égypte pro-occidentale ou l’Asie centrale sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté… » [13].
Ce que nous explique Brzezinski, qui fut l’un des plus influents géo-stratèges américains depuis les années 1970, c’est que ce terrorisme est une création artificielle et que son ampleur dépend de la politique occidentale.
Et l’Histoire en témoigne. En effet, le Royaume saoudite, premier et principal pourvoyeur du terrorisme international, fondé en 1932, n’a pu s’établir que par le soutien des Britanniques durant et après la Première Guerre mondiale. En 1945, le Roi Abdelaziz ibn Saoud et Franklin Delano Roosevelt se rencontrent sur le croiseur Quincy ; un pacte est conclu : en échange du pétrole d’Arabie, le royaume des Saoud se trouvera désormais placé sous la protection des Américains qui à cette occasion évincent les Britanniques. Avec le couplage du pétrole saoudien et du dollar américain, débute la phase d’expansion de la doctrine wahhabite – sponsorisée par les pétrodollars – en dehors de l’Arabie. Le wahhabisme part alors à la conquête de l’islam, notamment via de nombreuses institutions comme le Congrès islamique mondial (1949-1952), le Congrès islamique de Jérusalem (1953), le Haut Conseil des Affaires musulmanes (1960), l’Organisation de la Confrérie islamique (1969), la Ligue du Monde musulman (1962), l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane (1972). Les saoudo-wahhabites financent aussi des chaires universitaires à Harvard, en Californie, à Santa Barbara, à Londres ainsi qu’à Moscou. En outre, l’Arabie Saoudite détient, en terme financier, 30 % de l’enveloppe satellitaire arabe, cinquante chaînes de télévision et autant de titre dans la presse écrite [14].
Tout ceci avec la bénédiction du monde anglo-saxon à la tête du monde « libre ». Une bénédiction renouvelée récemment par le président Trump qui a, par son discours à Riyad et le très important contrat d’armement signé avec les Saoud, a priori accordée une validation tacite à la poursuite de la politique belliqueuse des saoudo-wahhabites au Proche-Orient
Youssef Hindi

Notes

[1] Cité par Michaël Lowy, Messianisme juif et utopie libertaires en Europe centrale, Archives de sciences sociales des religions. N. 51/1, Persée, 1981, pp. 6-7.
[2] Dans Gershom Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, de la mystique aux Lumières, Calmann-Levy, 2000, p. 212.
[3] Charles Novak, Jacob Frank, le faux messie, 2012, l’Harmattan, p. 56.
[4] Cité par Michaël Lowy, op. cit., p. 8.
[5] Michaël Lowy, op. cit., p. 11.
[6] Voir : Youssef Hindi, La mystique de la laïcité, chapitre IV, 2017, Sigest.
[7] Michaël Lowy, op. cit., p. 12.
[8] Michaël Lowy, op. cit., p. 36.
[9] Michaël Lowy, op. cit., p. 22.
[10] Voir le livre du révolutionnaire Anacharsis Cloots, La République universelle, 1792.
[12] Sur le wahhabisme, lire : Jean-Michel Vernochet, Les Égarés, le wahhabisme est-il un contre islam ?, 2013, Sigest.
[14] Voir la liste in Al-Farsy, Custodian of the Two Holy Mosques : King Fahd ben Adbul Aziz, Chanel Islands : Knight Communication, 2001, pp. 220-228.